11
C'était la fin du mois de juillet. Georg se réveilla en pleine nuit dans sa chambre obscure, et, ensommeillé, se retourna sur le ventre, cherchant à poser sa jambe sur le corps de Françoise. Sa place était vide.
Il guetta le bruit de la chasse d'eau et ses pas dans l'escalier. Combien de temps s'était-il passé ? S'était-il rendormi entre-temps ? Il n'entendait toujours rien. Où était Françoise ? Avait-elle eu un malaise ?
Il se leva, enfila sa robe de chambre et se rendit dans le couloir. Un rai de lumière filtrait par la porte de son bureau. Il ouvrit : « Françoise ! »
Il lui fallut quelques secondes pour comprendre la situation. Françoise était assise au bureau et tourna la tête vers lui. On dirait une petite voleuse, pensa-t-il. Soudain, il la vit autrement, un nez crochu, un regard effrayé, des lèvres entrouvertes et figées comme si elle respirait par la bouche. Sur la table, étaient étalés les plans que Georg était en train de traduire, encadrés de livres, éclairés par la lampe de bureau. Françoise était nue, la couverture dont elle s'était enveloppée avait glissé.
— Bon Dieu, mais qu'est-ce que tu fais ?
Question idiote. Que pouvait-elle bien faire, avec un appareil photo, assise devant ces plans ? Elle posa l'appareil sur la table et se couvrit la poitrine avec ses mains. Muette, elle le fixait toujours d'un regard apeuré. La fossette au-dessus de son sourcil droit venait de réapparaître.
Il se mit à rire. Pour détendre l'atmosphère, comme il avait l'habitude de le faire avec Hanne et Steffi en se réfugiant dans un rire imbécile. La situation était tellement absurde : c'était impossible à concevoir. C'était impossible que ça lui arrive, à lui. Il se sentit tout à coup fatigué, la tête vide, et les muscles du visage douloureusement tétanisés par le rire.
— Viens au lit avec moi.
— Je n'ai pas terminé, dit Françoise en jetant un regard sur les plans et en se saisissant de l'appareil photo.
— Qui es-tu ?
La situation était toujours absurde, les seins nus de Françoise paraissaient obscènes et sa voix reprenait ses intonations aiguës de petite fille. Georg lui arracha l'appareil des mains et le jeta contre le mur, saisit le plateau de la table, le soulevant des tréteaux. La lampe du bureau tomba à terre et s'éteignit. Georg avait envie de secouer Françoise, de la battre. Mais sa colère s'éteignit en même temps que la lumière. Il ne voyait rien, fit un pas, trébucha, renversa un meuble de bureau, tomba, se fit mal à la jambe. Puis il entendit Françoise pleurer. Il tâtonna dans sa direction et voulut la prendre dans ses bras. Elle lui donna des coups de poing et des coups de pied, et se mit à gémir, en se débattant toujours plus fort, jusqu'à tomber de sa chaise en heurtant une étagère.
Puis ce fut le silence. Georg se releva et alluma le plafonnier. Elle était couchée sur le sol, recroquevillée au pied de l'étagère, immobile.
— Françoise !
Il se pencha sur elle, lui passa la main dans les cheveux cherchant une éventuelle trace de blessure, ne trouva rien, la souleva et la porta jusqu'au lit. Il alla chercher une cuvette d'eau et un gant, et quand il revint, elle le regarda avec un petit sourire. Il s'assit au pied du lit.
Encore et toujours cette voix de petite fille, maintenant suppliante, pitoyable.
— Je suis désolée, je ne voulais pas te faire de mal, je ne voulais pas faire ça, ça n'a rien à voir avec toi, je t'aime tant, il ne faut pas m'en vouloir, je n'y peux rien, ils m'ont forcée, ils m'ont…
— C'est qui, « ils » ?
— Promets-moi de ne pas faire de bêtises. On s'en fiche tous les deux des hélicoptères…
— Bon Dieu, j'aimerais savoir ce qui se passe.
— J'ai peur, Georg. — Elle se redressa et se blottit contre lui. — Tiens-moi, oh, tiens-moi tout contre toi.
Finalement, elle se mit à parler. Et peu à peu, il comprit que l'histoire qu'elle racontait était totalement liée à la leur, à celle du vrai Georg et de la vraie Françoise, que ça faisait partie de leur vie, comme la maison, la voiture, le bureau à Marseille, les travaux et les projets, l'amour de Françoise, se réveiller le matin et dormir la nuit.
Elle supposait qu'il avait déjà été espionné avant même que Bulnakof et elle n'aient été envoyés à Pertuis.
— Tu veux savoir de qui je parle ? Peut-être s'agit-il des services secrets polonais, sur les ordres du KGB, ne me demande pas, je n'en sais rien. Ils ont arrêté mon frère et mon père dès la proclamation de l'état d'urgence, et depuis je travaille pour eux. Mon père a été libéré depuis, mais ils m'ont dit qu'ils l'arrêteraient à nouveau si je ne continuais pas à… Et puis, il y a mon frère…
Elle cacha son visage entre ses mains et pleura.
— Ils disent que sa vie est entre mes mains, que sa condamnation à mort est signée, et quant au recours en grâce… Il a participé à la résistance et lancé un cocktail Molotov quand la milice est venue évacuer la place devant l'université, c'est le seul, je crois, qui ait été lancé en Pologne pendant ces événements, et le conducteur de la voiture et son passager sont morts brûlés. Il a… Il est… J'aime beaucoup mon frère, Georg, depuis que maman est morte, nous comptions beaucoup l'un pour l'autre jusqu'à ce que…
Elle éclata en sanglots.
— Jusqu'à ce que je te rencontre.
— Et comme ça, pour sortir ton frère de prison, tu fais tout pour m'y envoyer ?
— Mais tout va bien, tu es heureux et moi aussi, on s'en fiche des hélicoptères, bientôt les gens pour qui je travaille auront ce qu'ils veulent, ils gracieront mon frère et ils nous laisseront en paix, et alors… Tu m'as demandé si je voulais rester avec toi, j'aimerais tant, je ne peux pas vivre sans toi, je veux toujours être avec toi, j'ai juste… Tu ne comprends pas pourquoi je n'ai pas pu te dire tout simplement oui à l'époque ? Oh s'il te plaît, s'il te plaît…
Et à nouveau, cette voix d'enfant et cette expression coupable, comme une petite fille prise en faute et pleine d'espoir d'être pardonnée — puisque au bout du compte, tout était arrangé — agacée de ne pas avoir encore été récompensée.
— Et pourquoi te laisseraient-ils en paix après avoir reçu les documents ?
— Ils me l'ont promis, ils m'avaient aussi promis de libérer mon père, et ils l'ont fait.
— Tu n'aurais certainement pas travaillé pour eux s'ils ne l'avaient pas fait. Et maintenant, ils vont commuer la condamnation à mort de ton frère en prison à perpétuité, et tu continueras à travailler pour eux pour qu'ils réduisent sa peine à quinze ans et, comme ça, ils vont te faire du chantage d'année en année. Qu'est-ce que tu peux faire ?
Elle ne dit rien, continuant à le regarder en faisant la moue. Il analysait la situation :
— Évidemment ils doivent t'offrir quelque chose pour que tu ne les lâches pas. Disons trois ans de prison contre une année de travail, ils te tiennent encore cinq ans. Et comme tu es efficace, que tu parles couramment français, que tu es habituée à rencontrer des gens différents, et à te trouver confrontée à des langues étrangères, ils ne te lâcheront pas. Depuis combien de temps étais-tu en France quand ils t'ont recrutée ou engagée de force ?
— Ça ressemble à un interrogatoire. Ce n'est pas comme ça que je veux parler avec toi.
Il s'était glissé à l'extrême bord du lit, assis, les mains sur le ventre, le regard concentré, objectif.
— Et ils me tiennent aussi, et quand ils en auront fini avec l'hélicoptère de combat, il y aura l'avion de reconnaissance indétectable ou le nouveau système de guidage ou le nouveau missile et que sais-je encore. De plus… Quand j'aurai travaillé aussi longtemps pour eux, ils me tiendront, même sans toi. C'est ça que tu veux ? Tu veux continuer à vivre comme ça ?
— Mais on ne vit pas si mal que ça. On a une maison, assez d'argent, et personne n'a besoin de savoir que tu es au courant. Pourquoi ne pas continuer comme ça ? Tu n'es pas heureux ?
Sans un mot, il regarda par la fenêtre, il faisait nuit, il était épuisé. Ce qu'elle disait était vrai et ne l'était pas. Que lui importaient les hélicoptères de combat, les avions de reconnaissance, les chasseurs, les bombardiers et toutes ces tactiques autour du réarmement, de l'armement préventif ou défensif. Tant qu'il avait de l'argent et du temps pour écrire, il se fichait de ce qu'il traduisait et pour qui il le faisait, que ce soit pour IBM, pour Mermoz, et pourquoi pas pour les Polonais et les Russes. Ça ne représentait pas plus de travail — là-dessus, il éclata d'un rire amer. Mais c'en était fini de sa liberté. Il le sentait avec une lucidité douloureuse. Il n'était plus au pupitre de commande et dirigeait fictivement la circulation de trains que d'autres conduisaient, arrêtaient, redémarraient, accéléraient et arrêtaient à nouveau.
— Georg ?
Il haussa tristement les épaules. La liberté dont il avait joui jusque-là n'était-elle qu'une illusion ? Il se souvint tout à coup de ses départs brusques du dimanche.
— Pourquoi devais-tu livrer les films le dimanche justement ?
— Quoi ?
Il ne répéta pas la question. Quelque chose clochait. Ça lui trottait dans la tête, ce n'était pas une question claire, mais peut-être tout simplement une espèce d'incapacité à se convaincre que toute cette histoire lui soit arrivée, et que sa vie puisse malgré tout rester la même et continuer. Elle soupira et posa sa tête sur le ventre de Georg, lui caressant le dos de la main gauche tandis que la main droite glissait doucement sous la robe de chambre, entre ses cuisses, et saisissait son sexe. Étonné et comme lointain, il sentit son excitation monter.
— Tu es… tu étais la maîtresse de Bulnakof ?
Elle retira ses mains et se redressa :
— Tu es méchant, rancunier, mesquin… Depuis que je te connais, je n'ai touché aucun autre homme, et en ce qui concerne notre passé, aucun de nous ne doit des comptes à l'autre… Quand Bulnakof voulait coucher avec moi, tu te doutes bien que je n'avais pas vraiment le choix.
— Pourquoi tu ne l'aurais pas eu à l'époque et tu l'aurais maintenant ?
— Maintenant non plus je ne l'ai pas, si tu tiens à le savoir, cria-t-elle, mais nous ne couchons pas vraiment ensemble, je le laisse venir sur moi, ensuite il se relève, boutonne son pantalon et remet sa chemise à l'intérieur. Tu veux que je te montre ? Allez, couche-toi, tu es moi et moi je suis lui, allez…
Elle essaya de l'attirer sur le lit, s'agrippa à lui, le frappa. Puis elle se mit à pleurer, poussant de petits cris qui sortaient du fond de son âme et s'enroula sur elle-même en position de fœtus. Georg était assis là, la main gauche posée sur l'épaule de Françoise. Finalement, il s'allongea près d'elle. Ils firent l'amour. Dehors, c'était l'aurore et on entendait les premiers gazouillis des oiseaux.