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Georg s'y serait bien précipité sur-le-champ. Mais il se l'interdit ce jour-là, et le mercredi et le jeudi qui suivirent. Il décida qu'il s'y rendrait le vendredi matin à dix heures. Jean, chemise bleue et veste en cuir, sa serviette sous le bras, contenant les documents relatifs à son travail avec Maurin, déterminé à se montrer intéressé par le travail, sans donner l'impression d'être dans la nécessité. Voilà comment il avait préparé la mise en scène de cette entrevue.

Tout marcha comme prévu. Georg téléphona le vendredi matin, prit rendez-vous pour dix heures, se gara sur la place du Petit Tambour, monta la rue d'Amazone et, à dix heures cinq, il appuya sur la sonnette installée sous la plaque en cuivre portant l'inscription « Bulnakof Traductions S.A.R.L. »

La porte du deuxième étage était ouverte, ça sentait la peinture fraîche, et dans l'antichambre, qui venait d'être rénovée, une jeune femme tapait à la machine. Cheveux bruns tombant sur les épaules, yeux bruns, et, lorsqu'elle leva les yeux, un regard sympathique et un léger sourire.

— Monsieur Polger ? Asseyez-vous donc quelques instants, M. Bulnakof va vous recevoir tout de suite, dit-elle avec un léger accent que Georg ne réussit pas à identifier.

À peine avait-il pris place sur l'un des sièges juste sorti d'usine, que l'autre porte s'ouvrit et qu'il vit débouler cent kilos de bonhomie et d'affairisme : Bulnakof, rougeaud, affublé d'une veste trop petite et d'une cravate aux couleurs criardes.

— Oh comme c'est bien que vous ayez trouvé le chemin jusqu'à nous, mon jeune ami. Je peux vous appeler « mon jeune ami » ? Nous avons du mal à venir à bout de tant de travail, et je vois que vous aussi vous avez votre lot, et que le travail doit vous tourmenter, mais non, je suis sûr que vous ne vous tourmentez pas, vous devez travailler rapidement et sans difficulté, vous êtes jeune. Et moi aussi, je l'ai été, n'est-ce pas ?

Il serrait la main de Georg entre les siennes, la secouant chaleureusement, et il l'entraîna ainsi dans son bureau.

— Monsieur Bulnakof…

— Permettez que je ferme la porte et que je vous dise quelques mots en guise d'introduction… Oh puis non, allons de suite in medias res : des traductions techniques, des manuels de traitement de texte, de la comptabilité, le courrier des clients et des mandataires, etc., des petits programmes faciles à manier et agréables, et des gros livres. Vous comprenez ? Vous avez de l'expérience dans le domaine technique, informatique, vous passez de l'anglais au français et du français à l'anglais, vous travaillez vite ? Travailler vite, c'est l'alpha et l'oméga chez nous, et si votre dictaphone et les nôtres ne sont pas compatibles, nous vous en donnerons un des nôtres, et Mlle Kramski tapera à la machine… Vous, vous relisez le travail et voilà — cito, cito, n'était-ce pas une expression de votre grand Frédéric ? Vous êtes donc allemand, mais peut-être n'était-ce pas votre Frédéric le Grand, mais notre Pierre, peu importe… Vous ne dites rien, quelque chose ne va pas ?

Bulnakof lâcha la main de Georg et referma la porte. Dans la pièce, flottait aussi une odeur de peinture fraîche, et le bureau, le fauteuil, les chaises sentaient le neuf ; deux étagères étaient fixées au mur, surchargées de piles de dossiers, au-dessus desquelles étaient punaisés des plans d'architecte. Bulnakof, debout devant son bureau, couvait Georg d'un regard bienveillant et soucieux, et il réitéra sa question :

— Quelque chose ne va pas, mon jeune ami ? Vous hésitez à cause du salaire ? Ah, c'est un sujet épineux, j'en sais quelque chose, et je ne peux pas payer plus de trente-cinq centimes le mot. Je sais, on ne fait pas fortune avec ça, on ne devient pas Crésus, mais au moins, on ne reste pas Diogène… Loin de moi de penser que vous l'êtes, c'est juste une façon de parler.

Trente-cinq centimes le mot, c'est ce que payait Maurin au bout de six mois d'embauche. En plus, il ferait l'économie des trajets à Marseille et il n'aurait pas besoin de taper lui-même à la machine.

— Monsieur, vous m'avez offert un accueil des plus chaleureux, et je me réjouis de l'intérêt que vous portez à mon travail. Je veux bien me rendre disponible, mais malheureusement je ne peux pas accepter trente-cinq centimes. Vous pouvez y réfléchir et me téléphoner à l'occasion, mais pour le moment, vos conceptions d'une éventuelle collaboration et les miennes ne semblent pas s'harmoniser.

Réponse pour le moins alambiquée, mais Georg était content de lui et fier de ne pas s'être vendu à si bas prix. Que le diable l'emporte si cela ne donnait rien !

Bulnakof éclata de rire :

— Alors, on connaît sa valeur ? On exige son prix ? Cela me plaît, mon jeune ami, cela me plaît. Alors, disons quarante-cinq centimes et je vous offre ma main, donnez-moi la vôtre, et l'affaire est conclue. Topez là.

Georg reçut une liasse de feuilles, les épreuves d'un manuel.

— La première moitié pour lundi prochain et le reste pour mercredi, d'accord ? Ah, il y a autre chose, une conférence IBM à Lyon jeudi et vendredi prochains, et si vous vous y rendez avec Mlle Kramski, si vous ouvrez bien vos oreilles et si vous tenez bien votre plume en main, si vous écoutez et que vous prenez des notes, n'est-ce pas, et que vous pouvez nous raconter ce qui s'y est dit, je vous paye mille francs par jour plus les frais, et là il n'y a pas de marchandage possible, ça va ? Maintenant, veuillez m'excuser.

Dans l'entrée, Georg s'entretint du trajet avec Mlle Kramski. Il ne l'avait pas remarquée en entrant, ou bien sa bonne humeur l'y disposait seulement maintenant : c'était une belle femme. Elle portait un chemisier blanc avec des broderies ton sur ton, un passepoil blanc bordant son décolleté ; elle avait remonté une de ses manches et déboutonné le poignet de l'autre. Elle ne portait pas de soutien-gorge, ses petits seins étaient fermes et ses bras bronzés étaient parsemés d'un léger duvet doré. Le décolleté de son chemisier était rond, seyant, et portait deux petits boutons défaits de manière provocante ; quand elle riait, ses yeux aussi riaient et elle poussait de petits gloussements de jeune fille. Quand elle se mit à réfléchir à l'organisation du voyage — partir en train ou en voiture, date du départ… le mieux serait sans doute le mercredi soir, une fois qu'elle aurait fini de taper la traduction du manuel et que les corrections seraient achevées —, une petite fossette dansait au-dessus de son sourcil droit, à la naissance du nez. Georg fit quelques plaisanteries, un rayon de soleil apparut entre les deux tours de l'église, et Mlle Kramski secoua la tête en riant et ses cheveux voltigèrent et scintillèrent dans la lumière.