11

Ils se retrouvèrent à nouveau chez Pertutti et durent attendre qu'une table se libère.

— Qu'est-ce que tu as fait toute la journée ?

— J'ai écrit.

— Quoi ?

— Ma thèse de doctorat.

— Où en es-tu en ce moment ?

— Eh bien, les frères Grimm ont fait plusieurs versions de leurs contes et… oh laisse tomber. Tu ne t'y intéresses pas, et moi non plus en ce moment. Si tu n'as pas envie de me dire de quoi tu veux me parler, alors ne dis rien. Tu sais si bien te taire.

Ils se turent jusqu'à ce qu'ils soient assis, aient commandé le vin et qu'on le leur eût servi.

— Il s'agit de la fille de France dont je t'ai parlé.

— Celle que tu cherches ? Je dois t'aider dans tes recherches ?

Il tournait son verre de vin entre ses paumes.

— C'est donc ça. Tu ne trouves pas que… Tu couches avec moi, en fait, tu aimerais être avec elle, et maintenant je dois même t'aider à la trouver. Tu ne trouves pas que quelque chose cloche là-dedans ?

— Helen, je suis désolé de t'avoir fait du mal. Je ne voulais pas. J'ai trouvé la nuit passée avec toi très belle, et je n'ai pas pensé à Françoise quand nous avons fait l'amour. Tu m'as demandé si je l'aimais encore, je ne le sais vraiment pas. Mais je dois la retrouver. Je dois savoir ce qui s'est passé entre nous, si je me le suis seulement imaginé. Je n'ai confiance en rien ni personne, et surtout plus en moi-même ni dans mes sentiments. Je… C'est comme si tout était bloqué, tout freinait, tout grinçait.

— Qu'est-ce que tu t'es imaginé ?

— Que ça allait bien entre nous. Mieux que ça n'a jamais été avec aucune autre femme.

Helen le regarda d'un air triste.

— Je ne peux pas te raconter toute cette histoire compliquée. Je pense que tu comprendras si je te raconte ce que je peux te raconter. Si tu ne veux pas — il jeta un coup d'œil sur les spaghettis que la serveuse venait d'apporter —, si tu ne veux pas, nous mangerons tout simplement nos spaghettis.

Il les saupoudra de fromage.

— Tu m'as dit hier soir que je devais savoir ce que je voulais. Eh bien, je ne veux pas seulement retrouver Françoise, je veux aussi mettre de l'ordre dans ma vie. Je veux enfin avoir des relations normales avec les gens, leur parler de moi, les écouter, demander conseil si je ne m'en sors pas, et même leur demander de l'aide. Tu ne l'as pas pris au sérieux, récemment, mais c'était vrai : je suis devenu asocial. Je crois que si je continue comme ça, je vais devenir fou.

Il rit.

— Que les gens m'accueillent à nouveau les bras ouverts, je sais qu'il ne faut pas que je m'y attende et je sais que je ne devrai ni reculer ni m'apitoyer sur mon sort si ce n'est pas le cas.

Il enroula les spaghettis autour de sa fourchette.

— Et quelle est cette demande que tu as tellement envie de faire, si tu peux la faire ?

— Oh, là, encore une subtilité de langage !

— Un problème de logique. Et ce n'est pas une trouvaille subtile, c'est du savoir, je maîtrise. Et maintenant, accouche.

Il repoussa son assiette pleine.

— Je ne sais même pas son nom. En France, elle s'appelait Françoise Kramski, mais je suis sûr que ce n'est pas son vrai nom. Toutes les origines, françaises et polonaises, qui ont produit son nom peuvent être réelles ou simplement un élément de la fiction. Elle a joué le rôle d'une Polonaise obligée à travailler pour les services secrets polonais ou russes parce que ses parents et son frère étaient en danger en Pologne. Peut-être c'est vrai, peut-être pas. En tout cas, elle a vécu à New York, et je crois qu'elle y vit encore, depuis hier je le crois d'autant plus.

— Comment tu sais qu'elle a vécu ici ?

Georg lui parla du poster dans la chambre de Cadenet, de ses recherches autour de la cathédrale, de sa conversation avec Calvin Cope.

— Et hier soir, tu étais là.

— Cela veut dire que c'est tout ce que tu savais quand tu es venu à New York… que tu ne savais rien de plus que cette histoire de poster dans sa chambre ?

— Françoise avait découpé la légende et m'avait raconté que c'était l'église où ses parents s'étaient mariés à Varsovie. Peu importe, je sais maintenant qu'elle a fait partie d'une troupe de théâtre près de la cathédrale il y a quelques années. Et que à l'époque, elle n'était ni russe ni polonaise. Elle ne parle donc pas seulement le français, mais aussi l'américain, et les deux couramment, de toute évidence.

— Et polonais.

— Ça, je ne sais pas, je ne connais pas la langue.

— Elle ne pouvait pas le savoir. Elle devait s'attendre à ce que tu parles polonais. Allez, continue.

— J'ai presque terminé. Beaucoup d'indices laissent à penser que son patron de l'époque possède un bureau à Chelsea, et rien ne dément l'hypothèse qu'il soit également son commanditaire actuel.

— Tu as l'adresse ?

— Oui.

— Tu y es allé ?

— Plusieurs fois, mais je ne l'ai vue ni entrer ni sortir.

— Tu veux donc dire que… qu'ici à Manhattan… tu veux dire que les services secrets polonais ou russes ont une filiale ici à Manhattan ? Et que tu en connais l'adresse. 16e Rue, septième étage, sonnez trois fois, KGB ?

— C'est pas si simple, évidemment. Mais à Cucugnan, on m'a menacé, suivi, frappé, et ici on m'a filé. Tout ce que je peux comprendre, c'est qu'il s'agit des mêmes services secrets, polonais ou russes. Et le type qui me suit commence le matin son travail à Chelsea et y retourne le soir après la filature.

— Tes spaghettis vont refroidir.

Il poussa l'assiette vers lui et mangea.

— Ils sont déjà froids.

Elle avait fini de manger.

— Et maintenant tu voudrais que je te dise comment tu peux continuer à chercher Françoise ? Parce que je vis à New York et que je pourrais avoir des idées. Bon, d'accord. Mais que ça te convienne ou non, je te dirai aussi ce que je pense des histoires d'espionnage que tu m'as racontées. Premièrement, si tu crois que la fille est aux griffes des services secrets du bloc de Varsovie et que tu dois la libérer, alors arrête d'y penser. Si elle est entre des griffes quelconques, alors la CIA peut l'en délivrer mieux que toi, et si elle ne va pas à la CIA, c'est qu'elle ne veut pas ou ne peut pas être libérée. Deuxièmement, toi aussi tu devrais aller à la CIA. Je ne sais pas quels liens tu avais ou veux avoir avec le KGB. Tu aurais dû voir ton visage quand tu m'as raconté qu'ils t'avaient battu. C'est toi maintenant qui veux les battre ? Les faire chanter pour qu'ils te rendent la fille ? Encaisser des dommages et intérêts pour les coups reçus ? Les services secrets ne valent probablement pas l'argent qu'on dépense pour eux, mais s'ils n'étaient pas capables de venir à bout de quelqu'un comme toi, personne n'investirait un dollar pour eux. Cela dit, aller à la CIA, ou laisser tomber et ne rien faire, ce ne serait pas bête. Je ne sais pas exactement ce que c'est, mais j'aime Chelsea, et cela ne me laisse pas indifférente quand j'entends parler d'un bureau du KGB à Chelsea. Il y a la blanchisserie, le magasin de sport, il y a les chemisiers chic et les beaux portfolios, il y a un restaurant qui vient d'ouvrir et il y a, oui, il y a le KGB qui vient d'emménager. Ça ne me plaît pas du tout. Et toi tu t'en fiches ?

— Bon sang, Helen, ils m'ont achevé, mon amour et mon savoir, ils les ont manipulés, ils ont détruit ma vie à Cucugnan, ils m'ont battu. Ils ont simulé un accident pour supprimer Maurin. Et ils ont tué mes chats.

— Ils ont fait quoi ?

Georg raconta, puis il poursuivit.

— Peut-être que, comme ça, ils veulent menacer le monde libre. Ils ne vont pas provoquer des accidents, mais manipuler des gens, c'est ça que je veux dire. Dans ce cas, ma… ma vengeance, comme tu l'appelles, a quelque chose à voir avec la lutte mondiale entre le bien et le mal. Mais ça ne me touche pas, et qu'ils soient à Chelsea, à Cadenet ou à Moscou, je m'en fiche, je m'en fiche complètement. Je ne veux pas qu'ils s'en tirent avec ce qu'ils m'ont fait. Oui, je veux obtenir de l'argent, même si ça ne rend pas la vie à mes chats et à Maurin que je ne pouvais pas supporter mais qui n'était pas un mauvais type et qui ne m'avait rien fait. Je veux de l'argent parce qu'ils ont rendu ma vie misérable et que je ne veux pas continuer à mener une vie misérable. Et parce que ce sera une défaite pour eux.

Elle haussa les épaules.

— Je ne te comprends pas. Mais, bon, je t'ai promis de te répondre. Tu as une photo de Françoise ? Moi à ta place, j'irais dans les librairies étrangères, les françaises, les polonaises ou les russes, je ne sais pas où elles se trouvent, mais elles existent. J'irais aussi dans les bibliothèques correspondantes. J'irais dans les restaurants près du bureau. Et surtout, elle était dans une troupe de théâtre près de la cathédrale et elle a certainement habité par là, et si elle sait si bien parler français et polonais, elle a étudié, probablement ici, à Columbia. J'irais demander au French et au Russian Departments.

— Tu as des collègues là-bas ?

— Si tu peux me donner une photo, je peux demander à quelqu'un.

Elle l'empocha en secouant la tête.

— Et quand tu auras ton argent et peut-être même la fille, tu vas la dénoncer ?

— Les dénoncer, ça signifie tout simplement qu'ils seront expulsés. Il y en avait un, Bulnakof, celui qui dirigeait tout à Cadenet, lui, j'aurais pu l'assommer ou le tuer. C'est ce que je pensais. Mais je ne le pourrais pas, et si je le pouvais, je ne m'aimerais plus.

— Les chats, je pense aux chats. Ils étaient comme Effi ?

Elle fronça les sourcils, serra les lèvres, et son visage s'emplit de tristesse et de dégoût.

— L'un était blanc, l'autre tigré, le troisième noir avec des pattes blanches. Un an d'écart à chaque fois, et le petit Dopy dansait sur le nez de Sneezy comme Sneezy sur celui de Blanche-Neige l'année d'avant…

— Blanche-Neige… Ce que je ne saisis pas, c'est que… Tu as dit qu'ils ont détruit ton existence à Cucugnan, mais pourquoi ont-ils fait ça, et comment ont-ils pu ?

— Je ne sais pas. Ils devaient avoir des contacts avec les services secrets français.

— Les services secrets polonais ou russes avec les Français ? Ça n'a pas de sens.

— Je n'en sais pas plus. En tout cas, je n'ai plus trouvé de travail et j'ai eu des ennuis un peu partout, avec la commune, la police et la banque… et mon propriétaire.

— Mais quel intérêt pour eux ?

— Ça aussi je me le suis souvent demandé. Peut-être voulaient-ils que je sois exclu ou pas crédible. Je ne pouvais plus raconter mon histoire à quiconque.

Et tu t'imagines que, par les services secrets français, ils ont appris ton voyage à New York ?

— Je pense que ça a dû se passer comme ça. En tout cas, la douane française m'a interrogé longuement quand je suis allé à Bruxelles prendre l'avion pour New York, et elle a pu le dire aux services français qui l'ont transmis aux polonais ou aux russes.

— Ça ne me plaît pas.

Georg sentait que Helen pensait toujours qu'il devait aller à la CIA. Avait-elle raison ? Elle n'avait pas évoqué la menace de la sécurité nationale américaine ou européenne. Peu importe où les services secrets ont leurs bureaux, ils les ont, et les difficultés qu'ils rencontrent en cas de dénonciation, si le personnel est expulsé et que les filiales doivent déménager, cela peut être négligeable dans l'enjeu de la sécurité nationale. Mais les arguments de Helen, avec son amour pour Chelsea, ça, Georg le prenait au sérieux. C'était quelque chose. D'un autre côté, il trouvait amusant d'imaginer qu'une ville était le reflet du monde entier, et que la CIA et le KGB soient installés partout, dans les bureaux, les églises, chez les pauvres et les riches, les Noirs et les Blancs. C'est ce qu'il aimait dans New York : elle contenait le monde entier, plus que les villes moyennes allemandes. Il tenta de l'expliquer à Helen. Elle ne se laissa pas convaincre.