15
Françoise le savait déjà.
— J'étais là quand ils sont revenus tous les deux. Bulnakof m'a tout de suite fait sortir, mais j'ai tout entendu. Mon pauvre trésor !
— Tu ne les aimais pas.
— Ce n'est pas vrai. Je ne les aimais pas comme toi, mais je les aimais quand même.
Elle était adossée à la porte et lui caressait les cheveux.
— Gérard a du saumon frais, mais je n'ai pas envie de manger. Tu as faim ?
Elle se blottit contre lui et passa son bras autour de lui :
— Viens au lit.
Il ne put lui faire l'amour. Ils étaient couchés et Françoise se contenta d'abord de le serrer dans ses bras, répétant sans arrêt : « Mon trésor, mon trésor. » Puis elle l'embrassa, voulut le caresser et l'exciter. Mais pour la première fois ce contact lui était désagréable. Elle se détacha de lui, se mit sur le ventre, fourrant l'oreiller sous sa tête et levant les yeux vers lui :
— Il y a encore du champagne au frigo. Ça te dit ?
— Qu'est-ce que tu veux fêter ?
— Je ne veux rien fêter. Mais ça nous fera peut-être du bien. Parce que c'est fini… Je suis tout simplement contente que ce soit fini.
— Qu'est-ce qui est fini ?
Toutes ces histoires. Entre eux et toi. J'ai eu peur si souvent.
Georg se redressa.
Ils arrêtent ? Ils partent ? Qu'est-ce que tu en sais ?
— Eux ? Ils n'arrêtent pas, mais toi… Je pensais que maintenant tu… Tu ne veux donc pas… — Elle aussi se redressa, décontenancée. — Tu ne comprends toujours pas ? Ils vont t'achever. Ils vont t'achever au point de… Ils ont tué un homme à cause de ces fichus plans, et maintenant il ne s'agit plus des trois chats mais de toi.
Il la regarda droit dans les yeux et dit lentement, d'un ton désespéré et déterminé :
— Je ne peux pas leur donner les plans.
Alors elle se mit à hurler :
— Tu es fou ? Tu en as assez de vivre ? Tu te fiches de vivre ou de mourir ? La vie, c'est ça et ça et ça…
Elle prit les mains de Georg et les posa sur ses cuisses, ses hanches, ses seins et son ventre. Elle pleurait :
— Je pensais que tu aimais ça. Je pensais que tu m'aimais.
— Tu le sais bien.
Comme ces mots sonnaient faux, se dit-il, et elle le regardait déçue, les larmes aux yeux. Comme si la beauté venait de se briser en mille morceaux. Elle n'évoqua plus le fait qu'il devrait donner les plans à Bulnakof. Elle alla chercher le champagne, et après le troisième verre, ils s'embrassèrent et firent l'amour. Le lendemain matin, elle se leva très tôt, et quand il se réveilla à sept heures, elle avait disparu avec sa voiture.
Il n'y pensa plus. Il travailla aux traductions et à la fin de l'après-midi, il fonça à Cucugnan pour faire les courses. Après avoir bu une bière au Bar de l'Étang et discuté un peu avec Gérard, comme Gérard allait à la coopérative vinicole de Lourmarin et que Georg aussi avait besoin de vin, il fit un détour pour l'accompagner. Il rentra à la maison à la tombée du jour. En sortant de la voiture et en prenant la clé pour se diriger vers la maison, il remarqua que la porte était ouverte. Elle avait été fracturée. À l'intérieur, les armoires avaient été vidées, les étagères également, les tiroirs renversés et les fauteuils et les canapés éventrés. Le sol de la cuisine était couvert de vaisselle, intacte ou cassée, de boîtes de conserve, de flocons d'avoine, de spaghettis, de biscuits, de grains de café, de sachets de thé, de tomates et d'œufs — ils avaient purement et simplement tout saccagé. Georg traversa la maison, avec précaution d'abord pour ne pas marcher sur les livres, les disques, les vases, les cendriers, les vêtements, les papiers, puis il n'y prêta plus attention, ça n'avait plus d'importance. Il lui arrivait soit de retourner un objet avec la pointe du pied soit de le dégager de son chemin : tiens, pensa-t-il, c'est le téléobjectif que je cherchais depuis si longtemps, il est encore intact. Et voilà le cendrier Guinness que je regrettais d'avoir perdu, je croyais qu'un ami me l'avait piqué.
Les plans se trouvaient dans la gouttière. Dans le chaos, Georg chercha les dictionnaires, une règle et un stylo, fit de la place sur le sol au pied du bureau, y posa une chaise et se mit au travail. La traduction devait être achevée pour le lendemain. Françoise n'aurait qu'à l'aider à ranger. Il était surpris que la fouille de sa maison et tout le désordre l'atteignent aussi peu.
Françoise ne vint pas. Vers minuit, Georg se rendit à Cadenet. Les fenêtres de son appartement n'étaient pas allumées, la 2 CV n'était pas garée devant la maison. Elle doit être rentrée chez nous, se dit-il. Mais lorsqu'il revint, sa voiture n'était toujours pas là.
La nuit était claire, et même quand il eut éteint la lumière et se fut couché sur le matelas éventré recouvert de draps frais, Georg put contempler le désordre. Le paysage familier qu'il avait l'habitude de voir de son lit avait changé. Ils avaient renversé la petite armoire contre le mur de gauche et enlevé le tableau à droite. Le lit flottait au milieu d'un océan de pantalons, de chemises, de vestes, de pulls, et de chaussettes, répandus sur le sol. Quelque chose scintillait. Georg dut se lever pour vérifier. C'était la boucle d'une ceinture. Il ne réussit pas à dormir. Pour tenter d'ignorer ce chaos, il ferma les yeux, mais en vain. Il ferma aussi les yeux pour tenter d'oublier ce qui était arrivé avec Bulnakof et ce qui l'attendait encore, et il n'y parvint pas non plus. Pourtant, il n'y avait rien à voir. Ou peut-être y avait-il quelque chose à voir, mais rien à faire. Se décider à affronter le désordre aurait consisté à se remonter les manches et à tout ranger. Mais que faire pour affronter la situation causée par Bulnakof ? Sortir son colt et tuer le type ? Georg s'enfouit sous les couvertures. « Je ne peux que tirer la couverture sur ma tête et espérer qu'un jour ou l'autre ils arrêteront et ficheront le camp. Ma vie — à quoi ça leur servirait de la supprimer ? À quoi bon me tuer ? »
Il se leva encore une fois et alluma. Il descendit là où il avait trouvé le téléobjectif, chercha et trouva l'appareil photo, intact lui aussi, et une pellicule neuve. « Leur désordre est cohérent, pensa-t-il, je n'ai qu'à chercher devant les armoires et les commodes correspondant à la place des objets. » Georg plaça le film dans l'appareil et régla son réveil pour six heures. S'il ne pouvait pas assassiner les types, il pouvait au moins les photographier. Pour le cas où finalement il se trouverait confronté à la police ou bien s'il voulait raconter les faits à quelqu'un en s'appuyant sur des documents. Mais, au fond de lui-même, Georg savait bien qu'il s'agissait moins de photographier que de se venger par un ersatz de meurtre.
Le lendemain matin, à huit heures et demie, il était à Cadenet, aux aguets. Il ne pouvait surveiller simultanément l'entrée du bureau située dans la ruelle et le parking près du tambour, aussi se décida-t-il pour le parking. « Si j'arrive à les photographier dans leur voiture, en intégrant dans le cadre la plaque d'immatriculation, alors la police pourra en faire quelque chose. »
Il était à Cadenet depuis sept heures, il avait garé sa voiture loin de l'église et cherché une planque sur la place du tambour. Angles de rues, entrées d'immeubles, murs saillants, tous les endroits d'où il pouvait bien voir étaient également exposés à la vue. Il finit par aller dans une maison en face du parking et sonna au premier étage. La famille était en train de déjeuner. Ah bon, il était journaliste. Ah bon, vraiment, il voulait photographier la place dans la lumière du matin ? Un article sur Cadenet dans Paris Match ? Mais il ne prendrait pas leur maison en photo ? Il promit, on lui servit un café et il se plaça à la fenêtre en jouant avec ses objectifs ou en faisant semblant. Ce matin, il n'avait toujours pas vu la voiture de Françoise garée devant chez elle.
À huit heures, il la vit entrer sur le parking, et deux hommes en descendirent ; Georg avait déjà vu leur visage dans le bureau de Bulnakof. Il sentit la panique monter en lui. Avaient-ils fait du mal à Françoise ? D'abord les chats, puis le saccage, oh, mon Dieu, pas Françoise maintenant, pas Françoise. Les deux hommes se tenaient encore près de la voiture quand Bulnakof arriva. Il éteignit le moteur de sa Lancia, resta assis à l'intérieur et les deux hommes s'approchèrent. Georg prit photo sur photo : Bulnakof, le coude à la portière et le visage tourné vers l'extérieur, Bulnakof avec les deux autres à côté de sa voiture, puis à côté de la voiture de Françoise, puis seul sur le parking suivant des yeux la 2 CV avec laquelle les deux hommes étaient repartis. Si les photos étaient bonnes, on pourrait reconnaître les visages, les plaques d'immatriculation, etc.
Georg se rendit à Marseille et interrogea son répondeur. Pas de nouvelles de Françoise. Le soir, pas de Françoise, même pas un mot sur la porte. Georg avait fermé de l'intérieur la porte fracturée de la cuisine et utilisait celle du salon pour aller et venir. Or, Françoise n'en avait pas la clé : s'était-elle sentie exclue et agacée ? Elle aurait quand même laissé un mot. Il avait appelé plusieurs fois au bureau de Bulnakof mais elle n'avait jamais décroché. Sa voiture n'était toujours pas garée devant chez elle, elle n'avait pas ouvert quand il avait sonné et les rideaux des fenêtres avaient été tirés.
Il n'y eut aucun changement dans les jours qui suivirent. Aucune trace de Françoise. Georg n'eut plus de nouvelles de Bulnakof ni de ses hommes. Ils laissèrent sa maison tranquille, ne saccageant ni le jardin ni la voiture, ne lui faisant aucun mal. Un matin, Georg se rendit une nouvelle fois à Cadenet avec son appareil photo. Cette fois-ci, il se posta carrément en haut de la ruelle qui conduisait au bureau de Bulnakof et photographia à leur arrivée, d'abord Bulnakof lui-même, puis les deux autres, et enfin une jeune femme blonde qu'il n'avait encore jamais vue. Pas de Françoise. Pas de Françoise non plus chez lui, ni chez elle, ni au bout du fil quand il appelait au bureau.
Dans les jours qui suivirent, Georg se sentit tellement terrassé, à force d'attendre et de s'angoisser, qu'il commença à envisager, en se tourmentant l'esprit, d'appeler Bulnakof et de capituler. « J'accepte tout, je vous livre tout ce que vous voulez, je vous procure ce que vous voulez, je suis prêt à voler, à copier, à photographier autant que vous voulez. Mais rendez-moi Françoise ! »