6

Ils ne rentrèrent à Cadenet que le lundi matin. Le congrès s'était terminé le vendredi, ils roulèrent jusqu'à Saint-Lattier, mangèrent au Lièvre amoureux et dormirent longtemps le lendemain, cherchèrent Les Hospitaliers au Poët-Laval dans le guide Michelin — encore un établissement à une toque — et ils y prirent une chambre. Ils passèrent la dernière nuit à la belle étoile près de Roussillon, ils n'avaient pas envie de repartir après le pique-nique et le vent du soir était tiède, le ciel étoilé, et dans la fraîcheur du matin ils dormirent enlacés sous les couvertures que Françoise avait dans sa voiture. De là ils n'avaient plus que deux heures pour rentrer à Cadenet ; le soleil brillait, l'air était clair et la route déserte. Dans les petits bourgs qu'ils traversèrent, les magasins remontaient leur rideau de fer, les bars et les boulangeries avaient déjà ouvert leur porte, et les gens rentraient chez eux avec leur pain sous le bras. Georg conduisait, Françoise avait posé sa main sur sa cuisse. Il se tut longtemps avant de lui demander :

— Tu viens habiter chez moi ?

Il goûtait la joie de lui poser cette question, et d'attendre une réponse dont il était sûr qu'elle serait positive. Il savait qu'elle allait dire oui, qu'entre eux tout marchait bien. D'une façon générale, la vie recommençait.

Le congrès avait été un succès : il avait travaillé de façon détendue et compétente, il avait posé les bonnes questions, trouvé des réponses spirituelles, et il avait saisi toutes les occasions de donner sa carte de visite, ainsi que celle de Bulnakof. Un avocat de Montélimar, spécialiste de leasing informatique, voulait rester en contact avec lui pour des traductions de l'allemand au français. Le représentant de Xerox avait été étonné lorsque Georg s'était mis à lui parler de sa traduction de TEXECT. « Mais ça a déjà été traduit il y a un an ! » Peu importait, ce n'était pas son problème, dans la poche de sa veste, Georg pouvait sentir l'enveloppe de Bulnakof, contenant six mille francs.

Et Françoise était à ses côtés. La deuxième nuit, de jeudi à vendredi, il avait vaincu ses réticences et sa retenue. Que ce soit pour une nuit ou pour quelques jours, s'était-il dit, ça m'est égal, je prends, en faisant bien gaffe de ne pas tomber amoureux et de ne pas me perdre. La nuit, il s'était réveillé, s'était assis sur les toilettes, les coudes sur les genoux et la tête entre les mains, méditant, nostalgique. Puis Françoise était venue le rejoindre, s'était mise près de lui, il avait appuyé la tête contre sa hanche nue, elle lui avait caressé les cheveux et l'avait appelé « Georg » et non « Georges » comme d'habitude. Le son de sa voix était rocailleux, mais elle le rendit confiant et heureux. Il lui avait raconté que ses parents, sa sœur et ses camarades de lycée et de l'université l'avaient toujours appelé Georg, puis, lorsqu'il avait fait son stage en France, dans un cabinet d'avocats, on l'avait rebaptisé Georges. Il lui avait beaucoup parlé de son enfance, de ses années de lycée et d'études, de son mariage avec Steffi et de sa relation avec Hanne. Elle n'avait pas arrêté de lui poser des questions.

Comme elle ne parlait pas beaucoup d'elle-même, il pensa qu'elle n'était pas du genre bavard. Mais elle ne se taisait pas pour autant. Elle lui décrivit en détail les circonstances de son déménagement de Paris à Cadenet, comment elle avait trouvé l'appartement et l'avait installé, comment elle s'était habituée à sa nouvelle vie, quelles étaient ses occupations favorites du week-end et enfin comment elle avait réussi à se créer un nouveau réseau de relations. Quand il le lui demanda, elle décrivit également le bureau de Bulnakof à Paris, son infarctus il y a un an, et la décision qu'il avait prise de travailler ailleurs, et de manière moins intensive. Il lui avait demandé de le suivre et lui avait fait une offre qu'elle ne pouvait pas refuser.

— Tu sais, on ne quitte pas Paris pour Cadenet sur un coup de tête !

Quand elle parlait, son débit était la plupart du temps rapide, elle était vive et amusante, et Georg riait beaucoup.

Tu te moques de moi, disait-elle en faisant la moue et en lui passant le bras autour du cou pour l'embrasser.

Ils étaient arrivés de bonne heure à Poët-Laval, et, dès qu'ils eurent déposés leur sac dans la chambre, ils se précipitèrent l'un sur l'autre pour finir au lit. D'un mouvement leste, il enleva son pull, sa chemise, son T-shirt, et d'un autre, il se débarrassa de son pantalon, de son slip et de ses chaussettes. Ils s'aimèrent, s'endormirent, se réveillèrent, et les caresses et les baisers suscitèrent à nouveau leur désir. Elle s'agenouilla sur lui, fit quelques mouvements lents du bassin qu'elle suspendait quand l'excitation était trop forte. Le jour commençait à tomber, son visage et son corps avaient des reflets mats, et il ne pouvait se rassasier de la contempler, alors que ses yeux cherchaient constamment à se fermer sous l'effet de l'amour et du plaisir. Bien qu'elle soit là, près de lui, il avait la sensation de la chercher.

— Si je suis enceinte de toi, tu assisteras à l'accouchement, n'est-ce pas ?

Elle le regardait avec gravité. Il acquiesça, les larmes aux yeux, incapable de prononcer un mot. Avant d'arriver à Bonnieux, il lui demanda si elle accepterait de venir s'installer chez lui. Elle regarda devant elle en silence. Puis elle retira sa main de sa cuisse et enfouit son visage entre ses deux mains. Il s'arrêta au sommet, au centre du village, et, dans les lueurs de l'aube, s'étendait la gorge qui traverse le Luberon. Il attendit, n'osant lui demander d'enlever ses mains de son visage pour y lire une vérité douloureuse. Puis elle parla, dans ses mains, et il reconnut à peine sa voix : monotone, craintive, coupable, la voix d'une petite fille.

— Je ne peux pas m'installer chez toi, Georg. Ne me demande rien, ne me presse pas, je ne peux pas. J'aimerais bien, je suis si bien avec toi, tout est bien avec toi, mais je ne peux pas, pas encore. Permets-moi de venir te voir chez toi, souvent, et toi tu peux venir chez moi. Mais maintenant il faut que tu me déposes devant chez moi, je dois me préparer très vite pour aller au bureau, je te rappellerai.

— Tu ne viens pas avec moi chez Bulnakof ? Et ta voiture ?

Georg mourait d'envie de l'interroger davantage.

— Non, dit-elle en ôtant les mains de son visage et en essuyant ses larmes. Tu me déposes et tu gares la voiture près du bureau, j'irai à pied. Maintenant, tu y vas ?

— Mais enfin, Françoise, je ne comprends rien. Après ces jours passés en…

Elle se jeta à son cou en le serrant dans ses bras.

— C'était merveilleux, et je veux encore passer des journées comme ça, et je veux que tu sois heureux.

Elle l'embrassa.

— Vas-y maintenant, s'il te plaît !

Il se mit en route et la déposa ; juste après l'entrée de Cadenet, elle avait loué un ancien logement de gardien dans une villa. Il voulut porter ses bagages à l'intérieur, mais elle refusa, le pressant de repartir. Dans le rétroviseur, il la vit rester devant la grille en fer entre les piliers de pierre surmontés de boules sculptées, flanqués de vieux buis épais. Elle fit un geste de la main pour le saluer, un gracieux battement des doigts.