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Les dettes, c'est comme le temps, pensa Georg. Par exemple, je vais à Marseille, je pars sous un grand soleil et j'arrive sous une pluie battante, et sur le parcours, je vois quelques nuages à Pertuis. Puis, à Aix, ils s'amoncellent, et près de Cabriès les premières gouttes se mettent à tomber. Ou alors je suis assis ici sur ma terrasse, le soleil brille dans un ciel bleu et limpide, puis quelques nuages arrivent, et il y en a de plus en plus, et quelques gouttes commencent à tomber, et finalement il pleut à verse. Dans les deux cas, il se passe une heure, en voiture ou sur la terrasse. Et moi je me fiche complètement de quitter le beau temps pour aller vers la pluie, ou de rester ici à attendre l'arrivée du mauvais temps. Les nuages sont les mêmes partout, et dans un cas comme dans l'autre, je prends la sauce. Les parents et les amis ont beau me raisonner, me conseiller de ne plus faire de dettes… Vos gueules. C'est vrai, il m'arrive de choisir lucidement de m'endetter. Mais la plupart du temps, les dettes me tombent dessus et s'amoncellent pour former une masse de plus en plus haute, comme une montagne. Peu m'importe de savoir comment. Le résultat est le même.
Il quitta le restaurant de Gérard et rentra chez lui. Souvent, il avait fait noter l'addition sur son compte. Mais la plupart du temps, il savait les remercier. Quand il venait de terminer un travail et qu'il recevait son argent, il leur donnait plus qu'il ne devait. Ce que les gens peuvent être mesquins, se dit-il, énervé. Après la déception causée par la lettre de l'éditeur, Georg était allé au Bon Vieux Temps et Gérard lui avait servi des fettucine au saumon, du vin, du café et du calvados. En lui apportant l'addition, il n'avait pas refusé de la porter sur son compte, mais il avait fait la moue et avait lancé une remarque. Georg n'avait pu accepter ça : il avait posé sur la table tout l'argent qu'il avait sur lui. C'était l'argent prévu pour sa facture de téléphone.
Le matin suivant, il se mit à ranger l'atelier. Il avait commandé du bois qu'il voulait y entreposer et la livraison était annoncée pour l'après-midi. Il l'avait heureusement payée d'avance. Il ne se rappelait plus quelle idée idiote lui était passée par la tête quand il avait fait ça. Dans les forêts aux alentours de Cucugnan, il y en avait largement assez.
Georg n'aimait pas retourner dans l'atelier. Le souvenir de Hanne y était particulièrement présent et douloureux. Près de la fenêtre, la grande table de travail qu'ils avaient construite ensemble et sur laquelle ils avaient fait l'amour pour l'inaugurer et vérifier sa solidité. Les esquisses de la dernière grande toile accrochées au mur. La blouse de travail qu'elle avait oubliée. Mais comme la chaudière à mazout et les cartons de livres y étaient également, il ne pouvait entièrement éviter d'y entrer. Il l'avait abandonné à la poussière et à l'oubli.
Il voulait que ça change. Il ne réussit pas à aller très loin dans l'accomplissement de sa décision. En fin de compte, il se contenta d'empiler soigneusement les cartons de livres, fit de la place pour le bois et jeta la blouse de Hanne aux ordures. Mais à quoi cet atelier pourrait-il lui servir ?
Une voiture arriva, ce n'était ni la livraison attendue ni le courrier. C'était Herbert, un autre Allemand qui habitait à Pertuis. Il avait voulu se mettre à la peinture, mais des circonstances de plus en plus lourdes à gérer s'y opposaient. Ils burent une bouteille de vin et parlèrent de choses et d'autres. Et justement de ses ennuis les plus récents.
— Au fait, dit Herbert au moment de partir, ça serait bien si tu pouvais me dépanner de cinq cents francs. Il y a cette galerie à Aix et…
— Cinq cents francs ? Désolé, mais je ne peux pas.
Georg montra ses mains vides en levant les épaules.
Herbert, vexé, répondit :
— Je pensais que nous étions amis.
— Même si tu étais mon frère, je ne pourrais rien te filer, je n'ai rien.
— Je suis sûr que tu peux payer ton loyer et ton vin, alors sois honnête et dis plutôt que tu ne veux rien me prêter.
Le camion de bois arriva. Un camion tout rayé et cabossé, les portières arrachées, le toit ouvert. Un homme et une femme en descendirent, tous deux âgés, lui n'avait qu'un bras.
— Où monsieur veut-il qu'on entrepose son bois ? Du bon bois, bien sec, qui sent bon. On l'a ramassé là-bas, dit l'homme en montrant du doigt le versant du Luberon.
— Sale menteur ! s'exclama Herbert.
Là-dessus, il monta dans sa voiture et démarra.
Georg ne voulait pas laisser les vieux travailler pour lui. Mais il ne put empêcher la femme d'apporter le bois au bord de la plate-forme du camion ni l'homme de le porter dans l'atelier. Il dut se contenter de décharger le camion et de passer le fardeau au vieil homme.
À midi, il se rendit à Cucugnan. La petite ville s'étend sur deux sommets voisins, l'un couronné par une église, l'autre par un château fort en ruine. Un vieux rempart entoure encore la moitié du bourg, des maisons y prennent appui ou le soutiennent. Quand Georg s'engageait en voiture sur le chemin cahoteux, et surtout quand il faisait sa promenade d'une demi-heure à travers champs et redécouvrait Cucugnan, ocre dans le soleil ou grise sous les nuages, toujours cossue, sécurisante, paisible, il retrouvait toujours les sensations qu'il avait éprouvées des années auparavant lors de sa première visite.
Devant la porte de la ville, l'étang, vaste, rectangulaire entouré d'un mur et de vieux platanes. La partie la plus étroite donne sur la place du Marché, et, à côté, le bar de l'Étang qui installe sa terrasse du printemps à l'automne. En été, on y trouve la fraîcheur ; en automne, on peut profiter des derniers rayons de soleil et s'asseoir dehors jusqu'au moment où les platanes commencent à perdre leurs feuilles. Comme la ville, cette place respire la paix. Au bar, on servait des sandwiches et de la bière pression, et c'était le lieu de rencontre de toutes les relations de Georg.
Ce jour-là, même après avoir bu trois bières, il continuait à se sentir mal à l'aise. Il ressentait toujours de la rancune envers Gérard et Herbert. Et avant tout, il déplorait la misère du monde. Il rentra à la maison et, la tête lourde, se coucha pour faire une sieste. Est-ce que je vais devenir comme Herbert ? Ou suis-je déjà comme lui ?
Il fut réveillé à quatre heures par la sonnerie du téléphone.
— Bulnakof Traductions. Monsieur Polger à l'appareil ?
— Oui.
— Monsieur Polger, il y a quelques semaines nous avons ouvert un cabinet de traductions à Cadenet et, Dieu soit loué, nous avons reçu plus de travail que prévu. Nous sommes à la recherche de collaborateurs et on nous a donné votre nom. Vous êtes intéressé ?
Quand Georg avait décroché le téléphone, il était encore tout ensommeillé, maintenant il était bien réveillé, mais sa voix était encore mal assurée :
— Vous voulez dire que… je dois travailler pour… si je suis intéressé ? Oui, je crois bien.
— Nous sommes rue d'Amazone, tout de suite derrière la place au tambour, vous verrez la plaque à l'entrée. Passez nous voir un de ces jours.