6

Le lendemain matin, Georg se réveilla seul dans son lit. Sur un petit bout de papier, Firn avait écrit qu'elle l'avait laissé dormir et avait emmené Gill faire un tour avec le chien. Il se promena dans la maison en vêtement de nuit, sa tasse de café à la main, et contempla les tableaux de Jonathan.

C'étaient de grandes huiles, deux mètres sur trois et plus, dans des couleurs sombres, mates, d'où jaillissait parfois un bleu ou le rouge éclatant du motif d'un tapis. Une femme nue au bureau, une femme nue sur le canapé, une femme nue assise par terre adossée contre un mur, une pièce vide d'où émergeait juste le buste d'un homme dormant sur le sol près du mur : tous les tableaux dégageaient une froideur comme si l'air des pièces était rare et les personnages figés dans leurs mouvements. Georg but une gorgée de café chaud. Jonathan avait-il peint ses tableaux avec une passion difficilement maîtrisée qui leur donnait cet aspect glacial ? Le tableau suivant représentait le dos d'un téléviseur et un couple : elle, assise sur le canapé, regardait l'écran, et lui se tenait derrière le canapé, s'apprêtant à partir. Jonathan voulait-il montrer que la communication était impossible et la solitude inévitable ? D'autres tableaux représentaient la nature, un paysage de glaciers avec, au premier plan, deux hommes se battant avec acharnement, une prairie au bord de laquelle est assis un couple, côte à côte mais sans communion, une clairière où un homme à genoux tient une petite fille et l'embrasse. Georg commença à voir ces tableaux d'une façon différente. Jonathan ne voulait pas montrer que la solitude était inévitable, mais il essayait, qu'il le veuille ou non, certainement même contre sa volonté, de capter l'intimité et de la représenter. Les yeux fermés de l'homme qui embrassait la petite fille n'exprimaient pas l'oubli de soi, mais la tension, et on avait l'impression que l'enfant cherchait à s'enfuir.

Georg se souvint de la façon dont Fran avait donné le sein à Gill : il n'y avait vu aucune intimité, aucune chaleur, aucune tendresse. Je suis peut-être devenu incapable de communiquer et même de déceler les signes externes de la communication entre deux êtres… Sur la table était posé un paquet de cigarettes, Georg en alluma une. À New York, il avait simplement arrêté de fumer un beau jour. Maintenant, après des semaines de sevrage, la première bouffée était comme un coup dans la poitrine et la gorge. Georg en tira encore une bouffée, alla dans la cuisine, passa la cigarette sous le robinet et la jeta à la poubelle. La porte de la chambre à coucher de Jonathan était ouverte et Georg entra. Une terrasse recouverte de gravillons s'étendait au ras de l'ouverture de la fenêtre. Georg y grimpa pour sortir et découvrit la vue sur les toits des camions et containers de la société de transport voisine, sur une rampe de chargement en face et, derrière, sur les entrepôts, les mâts et les câbles d'un transformateur et une haute cheminée. Et il vit une route qui menait à la baie et se terminait par un remblai de terre. Georg grimpa plus haut sur le toit de la maison au-dessus de la chambre de Jonathan. C'était une maison d'angle et à ses pieds se trouvait le carrefour ; la vue était dégagée, on pouvait voir les quatre rues et plus loin derrière, sur une colline, une autoroute et un gazomètre.

Voilà, pensa Georg, voilà l'endroit que je cherche. La rue qui va à la baie doit être la 24e, la rue transversale est Illinois Street et la rue parallèle la 3e. Je vais dire au Russe de prendre un taxi jusqu'à l'angle de la 3e et de la 24e Rue, et de prendre la 24e en direction de l'est jusqu'au bout. De là-haut, je verrai le taxi s'arrêter au coin, le Russe remonter la 24e Rue, peu fréquentée, et je verrai aussi si une voiture suspecte le précède ou l'accompagne.

Georg dégringola du toit et rentra dans la maison. Puis il s'habilla et sortit. Lorsqu'il se retrouva sur le remblai de terre, il constata qu'il devait s'agir des restes d'un parc. Des bancs, des allées, un sentier de pêcheurs, deux cabines bleues de toilettes publiques, de l'herbe brune et des buissons bruns. À gauche, un petit canal, derrière un wagon de tramway désaffecté, à nouveau les entrepôts et la cheminée d'une centrale électrique dont on entendait maintenant le bruissement. À droite, un terrain clôturé avec des buissons à hauteur d'homme, des ordures avec des carcasses de voitures, plus loin des containers verts, jaunes et bleus, de larges grues, des projecteurs, des canalisations. Devant lui, s'étendait la baie et plus loin, dans le brouillard, la rive opposée. Cela puait le goudron et le poisson mort.

Georg marcha le long de la rive, se fraya un chemin à travers les buissons et longea le grillage à l'abri des buissons qui suivaient le bord du rivage pour aboutir à Illinois Street. Georg avait pensé retrouvé la 25e Rue. Mais il ne trouva que des rails de chemin de fer qui traversaient un terrain vague et finissaient devant un débarcadère. Un chien errait. Le vent faisait voler la poussière.

L'endroit était idéal. Après le rendez-vous, Georg pourrait vérifier que le Russe retournait vers la 3e Rue et lui-même revenir caché par les buissons vers Illinois Street et là, à l'abri des voitures garées, regagner la maison. Et si les agents du Russe ne l'accompagnaient pas mais encerclaient les lieux pendant la rencontre ? Georg décida de demander au Russe de prendre un taxi jusqu'à l'angle de la 3e et de la 24e Rue, d'aller jusqu'au bout de la 24e et d'attendre derrière le remblai l'arrivée d'un bateau à moteur. Il lui recommanderait de mettre des bottes. Alors les agents devraient guetter dans des bateaux à moteur avec des jumelles sur la baie. Au départ, Georg avait pensé montrer les négatifs au Russe en deux fois. C'était mieux de ne pas emporter les quatorze bobines. Mais il en décida autrement. L'endroit convenait bien pour un rendez-vous et il n'en voyait pas d'autre pour une seconde rencontre. Il devrait faire attention que l'autre ne l'agresse pas pour lui prendre les négatifs. Il avait retenu où Jonathan cachait le pistolet dans le bureau. Donc, demain : appeler à dix heures, lui donner rendez-vous à onze. Laisser juste le temps nécessaire pour que l'ambassade de Washington puisse activer son agent à San Francisco. Et si ceux de Washington n'avaient rien préparé, envoyé personne à San Francisco, n'avaient pas pris sa lettre au sérieux ? Si, si, si : toujours avec mes si. Quelqu'un a été tué à cause des documents. Ils ont de la valeur. Pourquoi les Russes ne prendraient-ils pas son offre au sérieux ?