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Durant les jours qui suivirent, Georg travailla plus qu'il ne l'avait jamais fait. Ni pour préparer ses examens, ni au cours de sa carrière d'avocat. Ce n'était pas à cause de l'importance du manuel, ni des difficultés que présentait la traduction en français du langage informatique anglais, et ce n'était pas non plus à cause de sa mission prochaine ou de l'urgence de percevoir son salaire. Mais il débordait d'énergie et voulait donner la preuve de sa valeur vis-à-vis de lui-même, de Bulnakof et du monde entier. Le samedi soir, il dîna chez Gérard, quitta le restaurant tout de suite après le café sans prendre de calvados. Le dimanche matin, il fit une courte promenade, pensant qu'il valait mieux pour lui ne pas rester assis pour réfléchir à la traduction de l'option HELP ; le reste du temps, il resta dans sa chambre ou sur la terrasse, oubliant même de fumer. Le lundi matin, il avait traduit et dicté les deux tiers du manuel, et il partit pour Cadenet en sifflotant, en chantant, et en tapotant le rythme sur le volant. Il ne trouva ni M. Bulnakof ni Mlle Kramski, donna la cassette à un jeune homme qui ouvrit à peine la bouche, prit à peine le temps de le remercier, et fila pour s'atteler à la suite de son travail. Dans la nuit du mardi, c'était terminé et le mercredi matin, il prit son petit-déjeuner sur le balcon, avec du pain frais, des œufs, du lard, des oranges pressées et du café, le soleil lui brûlant le dos. Il écouta le chant des cigales et des oiseaux, respira les parfums de lavande et contempla le paysage verdoyant qui s'étendait vers Ansouis, et le château imposant dont la masse perçait la brume due à la chaleur. Pour la conférence, il emmena son costume, et à dix heures, il était à Cadenet.
Le visage de M. Bulnakof, rougeaud, aux traits épais, rayonnait de joie.
— Très bien, votre traduction, mon jeune ami, très bien. J'ai tout revu, vous n'avez plus besoin de vous occuper des corrections. Venez boire un café avec moi, Mlle Kramski va arriver, et vous pourrez partir.
— Et pour le dernier tiers ?
— La collègue de Mlle Kramski s'en occupera, et moi je ferai les corrections. Faites en sorte d'être à Lyon dès ce soir, il y a une réception organisée par le maire, vous ne devez pas la manquer.
M. Bulnakof interrogea Georg sur ses origines, son parcours et ses compétences, et sur les raisons qui l'avaient poussé à quitter Karlsruhe pour Cadenet.
— Eh oui, c'est ça, la jeunesse ! Moi non plus je ne voulais plus rester dans mon bureau à Paris et je l'ai transféré ici, je peux vous comprendre.
— Vous venez de Russie ?
— Je suis né là-bas, j'ai grandi à Paris, mais on a toujours parlé russe à la maison. Lorsque le marché russe s'ouvrira un jour à nos produits, ordinateurs et programmes y compris, j'aimerais bien être encore là pour le voir. À propos, voici deux enveloppes, l'une pour votre travail et l'autre pour vos frais, une avance. Et tiens, la voilà qui vient !
Elle portait un ensemble léger avec des rayures bleu pâle et rouges et de grandes fleurs bleues, une ceinture bleu clair et un foulard bleu foncé. Ses cheveux étaient lâchés, coiffés avec une raie à gauche, et son regard avait toujours cette expression engageante. Réjouie du comportement paternel de M. Bulnakof qui les envoyait en mission, Georg et elle, elle mit sa main devant la bouche pour cacher son fou rire. Georg remarqua qu'elle avait les jambes un peu trop courtes, ce qui n'était pas sans charme car elle avait quelque chose de terrien, de solidement ancré dans la réalité. Il était amoureux mais n'en avait pas encore conscience.
Ils prirent sa 2 CV verte. Il faisait chaud dans la voiture qui était garée au soleil jusqu'au moment où ils s'engagèrent sur les routes de campagne, vitres et toit ouverts. Ça faisait de l'air ; après Lourmarin, Georg s'arrêta, sortit un foulard de son sac de voyage et le noua autour de son cou. La radio diffusait un pot-pourri assez dément, allant de Vivaldi à Wagner, sur un rythme de swing et de pop avec des enchaînements qui étaient de purs chefs-d'œuvre du kitsch le plus sirupeux. Ils lancèrent des paris pour deviner le thème suivant, et au bout du compte, elle se retrouva à lui devoir trois petits blancs et lui, cinq. Ils atteignirent enfin le sommet de la colline juste avant Bonnieux, dont les versants luisaient dans le soleil de midi, ils s'engagèrent sur des routes étroites à travers les vignes et rejoignirent la nationale. Ils parlèrent de musique, de cinéma, de la ville où ils habitaient, de leurs maisons, et, pendant leur pique-nique, il lui parla de Heidelberg, de Karlsruhe et de sa vie d'avocat avec Hanne. Il s'étonnait lui-même de sa franchise : il était étrangement confiant et joyeux. Lorsqu'ils reprirent la route, ils se tutoyaient et elle eut le fou rire en entendant la prononciation si dure et agressive de son prénom en allemand.
— Je ne veux pas t'appeler Françoise. Ça dépend comment tu le prononces, ça peut résonner comme une explosion ou comme un souffle, dit-il, et… et… je n'ai pas non plus envie de t'appeler Franziska en allemand.
— Et alors, comment tu m'appelleras ?
— Œil-Brun. Tu as les yeux les plus bruns que j'aie jamais vus et je t'appellerai comme ça.
Elle fixa la route devant elle :
— C'est un petit surnom ?
— Une petit nom pour quelqu'un qu'on aime bien. Elle le regarda d'un air grave. Ses cheveux tombaient sur son visage cachant en partie son regard.
— J'aime bien rouler avec toi.
Il s'engagea sur l'autoroute, s'arrêta au péage pour prendre un ticket et rejoignit le flot des voitures.
— Tu me racontes une histoire ?
Il lui raconta l'histoire de la gardeuse d'oies, disant les vers en allemand puis en français, il les connaissait par cœur. Quand la fausse fiancée prononçait son verdict envers l'autre — qu'elle soit enfermée toute nue dans un tonneau rempli de clous tiré par deux chevaux dans les rues de la ville jusqu'à ce que mort s'ensuive —, Françoise laissa échapper un gémissement. Elle avait deviné que le vieux roi dirait : « La trompeuse, c'est toi. Tu viens de prononcer ta propre condamnation et tu seras traitée en conséquence. »
Ensuite, jusqu'à Montélimar, elle lui raconta un conte polonais dans lequel un paysan se moquait du diable, puis ils se turent en écoutant les quatuors à flûtes de Mozart. Lorsque Georg s'aperçut que Françoise s'était endormie, il baissa la musique, tout réjoui des vibrations de la voiture, du vent dans son visage, de Françoise à ses côtés, de son léger ronflement et du petit déglutissement de satisfaction qui s'échappait de sa gorge quand sa tête tombait, qu'elle la redressait et la remettait en place confortablement.
À Lyon, tous les hôtels étaient complets. Ils durent faire dix kilomètres dans la montagne et ne trouvèrent qu'une chambre double. Françoise avait des douleurs dans la nuque et Georg lui fit un massage. Il fallut se changer, se rendre en ville, manger et parler, aborder l'une ou l'autre des personnalités présentes à la réception : ils se trouvèrent séparés, mais à travers la vaste salle de la mairie, ils se lançaient des regards furtifs. Sur le chemin du retour, des nappes de brouillard apparurent, et Georg dut conduire très lentement, en se repérant aux yeux brillants des chats qu'il croisait sur la route.
— C'est bien que tu sois près de moi.
Puis ils se retrouvèrent allongés côte à côte dans le lit. Françoise lui parla d'une amie qui était partie en Amérique à cause d'un chagrin d'amour et qui était immédiatement tombée amoureuse d'un Libanais. Lorsqu'elle se pencha vers la table de chevet pour éteindre la lampe, il posa son bras autour de sa taille. Dans l'obscurité, elle vint se lover contre lui, il la caressa, puis ils s'embrassèrent avidement. Quand ils eurent fait l'amour, elle se mit à pleurer doucement.
— Mon petit Œil-Brun, ça ne va pas ?
Elle secoua la tête et il embrassa les larmes de son visage.