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Georg dévala les étages. La cage d'escalier sentait la pisse. Dans Houston Street, les camions, en passant, soulevaient les morceaux de papier et les pages de journaux qui s'envolaient dans un tourbillon comme des oiseaux fatigués. Au loin, Georg distingua des jardins suspendus, et des échelles d'incendie peintes en vert sur des façades en brique rouge.
Vers la droite, s'étiraient des rues tranquilles et propres. Derrière une église consacrée à saint Antoine de Padoue — dont le style roman lui rappelait le gymnase de son lycée de Heidelberg — il s'engagea dans Thompson Street. À nouveau, des immeubles de quatre à cinq étages, bien entretenus, avec des magasins de meubles, des galeries d'art et des antiquaires au rez-de-chaussée. Au bout de la rue, au-dessus des toits, se dressaient les tours du World Trade Center toutes proches. Au carrefour suivant, Georg se trouva dans Prince Street.
En regardant attentivement, il put lire au-dessus de l'entrée d'un immeuble au coin de la rue, une plaque dorée indiquant : 160 Prince. En face, le café Borgia était en train d'ouvrir, Georg s'assit près de la fenêtre et commanda une orange pressée. Il étudia l'immeuble avec une précision maniaque, comme s'il avait à le dessiner ensuite de mémoire. Des briques rouges, de hautes fenêtres, un fronton enrichi d'ornements dont les pierres grises, s'épanouissant en couronne, se terminaient, à la hauteur de l'étage supérieur, par de petites frises à l'antique. Au rez-de-chaussée, l'entrée principale était encadrée par la Boulangerie du Vésuve et un bar dont l'une des fenêtres rougeoyait sous les néons d'une publicité pour la Miller Beer. Au-dessus, s'élevaient cinq étages. Entre le premier et le deuxième, une corniche de pierre grise soulignait toute la largeur du bâtiment. Des échelles de secours noires. Devant l'entrée, une bouche d'incendie.
Le café était vide. La radio diffusait Evergreens. Le camion de livraison de la Boulangerie du Vésuve remonta la rue. Une voiture de la poste s'arrêta puis redémarra.
Avant même que Georg n'ait reconnu le visage de Françoise, il reconnut sa démarche, ce balancement chaloupé des hanches, entraînant les mouvements de sa jupe, les petits pas rapides de ses jambes courtes. Elle poussait une voiture d'enfant, lui donnant parfois un peu d'élan, la laissant rouler puis la rattrapant. Elle riait. Non, ce n'était pas un caddie. C'était une poussette d'où dépassaient deux petites mains.
Devant l'entrée de l'immeuble, elle prit l'enfant dans les bras avec précaution. Lorsque Georg avait quinze ans, il avait eu son premier chagrin d'amour ; un après-midi, au collège, alors qu'il se tenait en haut de l'escalier, il l'avait vue, elle, appuyée à la rampe dans le hall du rez-de-chaussée, tenant entre les mains un chaton et le couvrant de caresses. Ce n'était qu'un petit chat qui venait de naître chez le gardien du collège, mais le cœur de Georg avait été transpercé d'une jalousie intense, violente, que plus jamais il n'avait éprouvée. En voyant Françoise tenir le petit dans ses bras et l'envelopper dans une couverture, durant l'espace d'un éclair, il sentit la jalousie lui tordre les boyaux et envahir sa poitrine.
En tenant l'enfant d'un seul bras, Françoise replia la poussette à l'aide de son bras libre et du bout de son pied, et elle entra dans l'immeuble. La colère montait en Georg, un désir froid et vif de tout casser, de faire du mal, de détruire. Il paya et traversa la rue. Fran Kramer, cinquième étage, Appartement B. La porte de l'immeuble était ouverte. Il prit l'escalier. Des vélos, des poussettes, des cartons de déménagement, des sacs-poubelles étaient déposés sur les paliers. À côté de la porte 5 B, la poussette repliée était rangée contre le mur. Georg sonna.
— J'arrive !
Georg l'entendit pousser une chaise, faire quelques pas vers la porte, mettre la chaîne de sécurité et ouvrir le loquet. L'enfant criait. La porte s'entrebâilla, Georg vit la chaîne, et, derrière, le visage de Françoise, ce visage d'enfant familier et haï, ce visage bouleversé. D'un coup de pied, Georg brisa la chaîne et ouvrit la porte. Françoise recula vers le mur, les mains croisées sur la poitrine. Il remarqua tout d'abord les taches sur son chemisier et ses cheveux gras ; il l'avait toujours vue élégante et soignée.
— Toi ?
— Oui, moi.
Il entra dans le petit couloir et ferma la porte.
— Mais comment… qu'est-ce que… Que fais-tu là ? Elle le regardait complètement effrayée.
— Ici, dans ton appartement ?
— Dans mon appartement, dans la ville… D'où tu viens ? Comment sais-tu ?
— Que tu habites ici ?
— En général. Je veux dire…
— Tu ne vas quand même pas me raconter que tu ne savais pas que j'étais ici en ville ? Tu ne vas quand même pas oser ? Mais vas-y, l'enfant crie.
Elle rasa les murs pour entrer dans la salle de séjour.
— Excuse-moi, je… J'étais en train de…
Elle alla vers l'enfant qui gigotait sur une couverture posée par terre et le prit. Elle ouvrit son chemisier et il vit ses seins gonflés. Elle s'assit sur le canapé et approcha de la bouche du bébé le bout de son sein. L'enfant ferma les yeux et se mit à téter. Françoise ne leva pas les yeux. Plus d'émotion, plus aucune crainte. Elle avançait légèrement la lèvre inférieure, il connaissait cela. Elle savait qu'ainsi elle avait l'air coquette et boudeuse, et ses yeux le suppliaient de ne pas lui en vouloir tout en sachant que c'était impossible. Sa colère monta à nouveau.
— Je vais rester un bout de temps ici, Françoise, et si tu dis quelque chose à Bulnakof ou Benton, à la CIA ou à la police… Si tu dis quelque chose à quelqu'un, alors je tue l'enfant. De qui est-il ? Tu es mariée ?
Georg n'avait absolument pas pensé à cette éventualité, il regardait autour de lui dans la salle de séjour, par la porte ouverte dans la chambre à coucher pour y trouver les signes d'une présence masculine.
— Je l'étais.
— À Varsovie ?
Georg rit d'un air méprisant.
— Non, répondit-elle sérieusement, ici à New York. Nous venons juste de divorcer.
— Bulnakof ?
— Tu dis n'importe quoi. Benton est mon chef, pas mon mari.
— Et de qui est l'enfant ?
— Non… oui… À qui penses-tu ?
— Mon Dieu, Françoise, tu peux dire autre chose que oui ou non ?
— Et toi, tu peux arrêter cet interrogatoire répugnant et écœurant ? Tu débarques ici, tu casses la serrure et tu nous rends, Gill et moi, complètement folles. Je ne veux plus rien entendre.
À nouveau la petite fille se mit à gémir et à pleurnicher.
— Je vais te battre jusqu'à ce que tu me le dises, Françoise, je t'arracherai un mot après l'autre, s'il le faut. Ou je vais pendre l'enfant par les pieds, jusqu'à ce que je sache. De qui est l'enfant ?
— De toi. Tu la laisses tranquille maintenant ?
— Je ne veux pas entendre ce qui t'arrange, mais ce qui est vrai. De qui est l'enfant ?
— De mon ex. Tu es content maintenant ?
Georg se sentit envahi de désespoir. Il savait qu'il ne pourrait les torturer, ni elle ni l'enfant. Et il doutait qu'elle lui avouerait la vérité. Il n'entendrait que ce qu'elle voulait qu'il entende pour mettre fin à cette situation pénible. Elle était comme un enfant, vivant entre l'espoir d'une récompense et la crainte d'une punition imminente, et ne se préoccupait aucunement de la vérité.
— Ne me regarde pas comme ça !
— Comment je te regarde ?
— Tu m'examines… non, tu me juges.
Georg haussa les épaules.
— Je ne savais pas… je ne voulais pas que ça se passe comme ça. Ça a duré plus longtemps que je ne le pensais et j'étais bien avec toi. Tu te souviens encore de la musique que nous avons écoutée sur le chemin de Lyon ? C'était un pot-pourri.
Je sais.
Et il se souvenait du trajet, et de la nuit qui suivit, et des autres nuits, et du réveil à côté de Françoise et du retour le soir à Cucugnan. Ces souvenirs l'envahirent et l'emportèrent comme une vague.
— On en reparlera une autre fois. J'ai passé la nuit dernière sur un banc dans le parc, ce matin les hommes de Benton m'ont pourchassé et je suis crevé. Gill dort, tu vas la mettre au lit et pousser le lit dans la chambre à coucher, et moi je vais dormir dans ton lit. Je fermerai la porte de l'intérieur, les hommes de Benton peuvent facilement l'ouvrir, mais n'oublie pas, je serai plus près de l'enfant que celui qui tentera d'entrer.
— Mais si elle crie ?
— Je me réveillerai et je te laisserai entrer.
— Mais je ne comprends pas…
Elle le regardait d'un air désemparé, avec sa petite fossette au-dessus du sourcil droit.
— Tu n'as rien à comprendre pour le moment. Tu fais ce que tu as toujours fait, tu oublies que tu m'as vu aujourd'hui, tu oublies que je suis là, et tu fais en sorte que personne ne l'apprenne.
Elle resta assise. Georg prit le bébé, le posa dans le lit d'enfant et poussa le lit dans la chambre à coucher. Il ferma la porte à double tour, se déshabilla et s'allongea. Il sentait l'odeur de Françoise. Dans la pièce à côté, il l'entendait pleurer tout bas.