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Et sa vie devint vraiment un cauchemar.

Ce changement, Georg le constata d'abord dans son travail. La dernière commande de la société Mermoz, qui lui avait valu d'être agressé, n'était pas seulement la dernière d'une série en cours, mais la dernière tout court. Il n'y en eut plus d'autre. Georg appela chez Mermoz, demanda ce qui se passait, mais on refusa de lui répondre. Quand il insista, on lui fit clairement savoir qu'on n'accordait plus aucune importance aux travaux que fournissait son cabinet. Quant aux autres commanditaires, ils ne lui livrèrent plus rien. En l'espace de quatre semaines, c'en était fini. Il y avait bien encore quelques affaires en cours, mais c'était largement insuffisant pour assurer le loyer et le salaire de la secrétaire.

Puis vinrent les ennuis avec la police. Après l'agression, elle avait semblé satisfaite de sa déclaration : il ne connaissait rien, ni l'identité de ses agresseurs, ni les mobiles de l'acte. Les deux fonctionnaires qui s'étaient occupés de son affaire avaient été compatissants. Des semaines après, deux autres policiers débarquèrent. Quelles étaient les circonstances exactes de l'agression ? Quelle route avait-il prise ? Qu'y avait-il dans la voiture ? Quelles raisons voyait-il qui puissent justifier cette agression ? Si vous aviez l'intention de racketter une voiture, choisiriez-vous une vieille Peugeot ? Pourquoi avez-vous quitté Karlsruhe pour vous installer à Cucugnan ? Quelles ont été et quelles sont vos ressources ? Non, l'affaire n'était pas classée. Et, régulièrement, l'un ou plusieurs d'entre eux revenaient pour lui poser les mêmes questions.

Le policier de Cucugnan, lui aussi, gardait un œil sur Georg. C'était le seul policier du coin, tout le monde le connaissait et il connaissait tout le monde. Quand il intervenait pour demander l'enlèvement d'une voiture qu'un conducteur ivre avait abandonnée au milieu de la rue, quand il s'occupait de l'extinction d'un incendie, ou qu'il fracturait une porte pour favoriser l'action d'un huissier, personne ne lui en voulait. Pourrait-on en vouloir à un dentiste quand il se voit obligé de faire souffrir son patient pour soigner sa dent ? Comme tous les dentistes, ce policier se résignait à faire mal quand c'était nécessaire.

Quand il vit que le policier ne répondait plus à son salut, Georg n'y attacha tout d'abord aucune importance. « Il ne m'a pas reconnu, pensa Georg, il était perdu dans ses pensées, il m'a pris pour un de ces touristes qui s'arrêtent maintenant à Cucugnan. »

Un jour, vers midi, il s'était assis à une table sur la terrasse du Bar de l'Étang en compagnie de Gérard et Nadine, et le patron était venu les rejoindre. Les autres tables aussi étaient occupées, le marché venait juste de se terminer. Georg avait garé sa voiture à l'endroit habituel, là où tout le monde se garait : entre les vieux platanes près de l'étang.

— C'est votre voiture ?

Le policier était planté devant Georg désignant du doigt la Peugeot jaune.

— Oui, mais…

Georg voulait ajouter qu'il savait bien que c'était interdit, mais qu'en général, c'était toléré.

— La voiture ne peut pas rester là.

Georg était plus étonné qu'écœuré.

— Pourquoi ? Tout le monde se gare là.

— Je vous dis que votre voiture ne peut pas rester là !

Le policier avait élevé la voix et tout autour les gens écoutaient et regardaient la scène. Georg jeta un coup d'œil sur les visages curieux mais indifférents. Le patron se leva de la table et alla derrière le bar. Nadine jouait avec son sac.

Georg se maîtrisa.

— Dites-moi, s'il vous plaît, pourquoi je ne peux pas laisser ma voiture là ?

— Je vous le redis pour la troisième fois. Enlevez votre voiture.

Georg regarda encore tout autour de lui. Il connaissait la plupart des gens, avait à l'occasion parlé à beaucoup d'entre eux, joué au billard ou au baby-foot avec eux, leur avait payé un Pernod. Au bout de deux ans de séjour — d'autant plus que maintenant, en été, le bourg était envahi de touristes qui promenaient sur lui un regard d'étrangers —, il se sentait vraiment citoyen de Cucugnan. Mais apparemment il n'en était rien. Sur les visages des badauds, il put lire non seulement de la curiosité et de l'indifférence, mais de l'hostilité. Il se leva. Il se dirigea vers sa voiture. Il sentait tous les regards fixés sur lui, dans son dos. Il ne chercha pas à se garer ailleurs, et il rentra chez lui.

À partir de ce moment-là, tout le monde changea d'attitude à son égard. Chez le boulanger, chez le boucher, à l'épicerie, à la poste, au bar, dans la rue. N'était-ce qu'un effet de son imagination ? Ces regards fuyants qui le dispensaient de toute courtoisie et s'en dispensaient eux-mêmes, le malaise de la boulangère quand il allait chercher le pain, cet air hautain avec lequel le patron le servait : il n'aurait pu le prouver devant aucun tribunal, mais il le sentait. Et quand le directeur de sa banque le convoqua dans son bureau, il fut encore moins étonné. Pendant des mois, son compte avait eu des hauts et des bas, maintenant l'argent ne rentrait plus, et tout crédit était rapidement épuisé : il était évident que la banque devait surveiller ça. Quant à son propriétaire, il avait toujours été psychopathe : c'est certainement ce qui expliquait qu'il faisait chaque soir le tour de la maison dans sa vieille Simca. Un beau jour, Georg reçut des appels de sa femme avec qui il avait toujours entretenu de bonnes relations. Elle était désolée, mais sa fille revenait de Marseille et voulait emménager dans la maison de Georg. Il faudrait songer à une résiliation prématurée du bail de location qui avait été signé pour quatre ans.

Georg n'avait rien à opposer à tout ça. Il n'avait plus aucune énergie, plus aucun courage, plus de foi en rien. « Je ne suis plus qu'une plaie ouverte », se disait-il.

Plus rien ne pouvait endormir son esprit obsédé par le souvenir de Françoise, plus rien qui puisse réprimer le désir qu'il avait d'elle.

Il la maudissait en rêve : « Je t'ai donné mon amour, tu l'as pris, mais tu ne pensais qu'au plaisir. Pendant des nuits, tu as joui comme moi et avec moi, tu t'es donnée à moi sans retenue et pleine de désir, comme je l'ai fait pour toi. Mais, pour moi, le plaisir donné et reçu était comme un sceau de notre amour, pour toi il s'agissait juste d'éveiller et de satisfaire ton désir et le mien, sans souci du lendemain. Si j'ai pu me tromper ainsi, si tu as pu me tromper ainsi, si un tel don de soi ne scelle pas l'amour, à quoi puis-je encore croire ? Comment puis-je encore aimer ? » Georg accumulait reproche sur reproche. Mais même les accusations les plus absurdes ne la faisaient pas revenir. Quand l'autre nous quitte, nous l'accusons pour qu'il se justifie, demande pardon et soit en quelque sorte toujours là. En ce sens, nous prenons nos accusations au sérieux, mais, au fond, nous sommes prêts à n'importe quel geste d'amnistie. Georg le savait.

Il essaya d'être raisonnable. La douleur d'une séparation n'est qu'une douleur fantôme, se dit-il. Comment pourrais-je encore souffrir de ce qui n'est plus ? Mais, à la moindre occasion, il devait convenir que cette « douleur fantôme » n'était pas simplement un fantôme, mais existait, comme une douleur extrêmement réelle. Il était au restaurant, avait bien mangé, fumait une cigarette en buvant un calvados, et il la voyait apparaître, il la voyait en face de lui, il la voyait soupirer d'un air satisfait, s'adosser et se passer la main sur le ventre. Ce geste l'avait toujours choqué, et cette image lui faisait encore plus mal. Ou alors il découvrait un cheveu brun dans le lavabo et une avalanche de souvenirs surgissait dans son âme bien que les cheveux dans le lavabo l'aient toujours énervé et que celui-ci ne soit pas l'un des siens.

Il tenta le cynisme, pensant que c'était une solution intelligente, ou tout au moins élégante. Une relation ne peut pas finir avec une simple séparation. Il faut la continuer et l'intégrer à son histoire, ou l'oublier. L'oubli est la décharge de la vie. À la décharge, les souvenirs, et toi, Françoise.

Tout cela n'arrangeait rien au fait qu'elle lui manquait. Quand il se réveillait, quand il prenait son petit-déjeuner, quand il travaillait dans le jardin et qu'il sentait derrière lui la maison vide, quand il se promenait sur des chemins qu'il avait empruntés avec elle, enfin, tout le monde connaît ça. Il n'avait plus rien à faire. Il vivait avec ce qui lui restait de l'argent qu'il avait gagné en quantité ces derniers mois. Comment cela allait continuer, il n'en savait rien. Il ne pouvait pas non plus y réfléchir. Souvent, il passait l'après-midi dans son fauteuil à bascule, le regard perdu dans les arbres.