6

Quand il vit de loin l'énorme et puante fumée noire qui entourait le bungalow et Joaquin qui sautait autour, Antoine crut que le petit bâtiment de bois était en feu.

Il pensa que le métis avait sans doute renversé le réchaud à pétrole et se demanda un instant où ils allaient dormir la nuit suivante.

Puis il réalisa que toutes ses affaires – et une partie de celles de Romain – étaient à l'intérieur de la case et pesta grossièrement. Ce n'était pas que ses effets soient de grande valeur, mais il allait quand même devoir remonter tout son trousseau. Par chance, sa ceinture portefeuille ne le quittait jamais et ce n'était donc pas son pécule que les flammes dévoraient. Il espéra que Romain n'avait, lui non plus, rien laissé d'important et s'approcha du brasier.

Il réalisa alors que la case était intacte. Ce n'était pas elle qui dégageait cette infecte et suffocante fumée, mais la crémation de l'hétéroclite tas de combustibles qui l'entourait. Une barrière que Joaquin alimentait sans cesse en y jetant, sans sourciller, les hamacs, les couvertures, de la paille, des feuilles et des branchages, les carpettes de raphia et même, souvent, histoire d'aviver le brasier, de grosses bolées de pétrole lampant.

— L'est devenu fou, cette andouille ! grogna Antoine, c'est pourtant pas le soleil qui lui a tapé sur la tête !

Il pluviotait toujours et, sous ses pieds, le sol spongieux chuintait à chaque pas.

— Tu peux me dire ce que tu fous ? lança-t-il. Oh ! Nom de Dieu ! dit-il en sautant en arrière.

— Passez pas là ! hurla en même temps le métis.

Il recula en grimaçant de dégoût. Devant lui, se tordait un long et grouillant ruban noirâtre. Large d'un bon mètre, il sortait des broussailles qui bordaient les marécages, grimpait droit sur le bungalow, qu'il contournait grâce au brasier de Joaquin et filait ensuite en direction du pueblo de Santa Dolores, situé à quelque cinq cents pas de là.

Et ce faux serpent, cette crissante coulée, offrait un spectacle à la fois fascinant et répugnant. Horde parfaitement disciplinée de plusieurs millions de fourmis qui fuyaient la crue du Chagres, ce flot ondulant était à l'image du pays, inquiétant, sournois, redoutable, imprévisible. Mortel aussi car, épousant le même itinéraire que la principale colonne, mais sans jamais être en contact direct avec les fourmis – et il était impossible de discerner qui, de celles-ci ou de leurs compagnes de route marquaient la distance –, couraient des milliers, des dizaines de milliers de mygales velues, énormes, au corps gonflé comme des outres et d'un noir roussâtre.

— Eh ben, dis donc ! souffla Antoine en restant prudemment à plusieurs pas de la dangereuse cohorte, tu parles d'une visite. Il y a longtemps que ces saloperies défilent ?

— Elles sont arrivées juste après le passage de M. O'Brien. Si ça se trouve, c'est lui qui les a attirées ! Dommage qu'elles l'aient pas rattrapé !

Joaquin détestait l'Irlandais car celui-ci, comme la majorité des Blancs de l'isthme, méprisait autant les métis que les Noirs, les Jaunes ou les Indiens. Or Joaquin ne tolérait pas qu'on l'assimilât à des individus qu'il jugeait lui-même tout à fait inférieurs !

— Parle pas comme ça de M. O'Brien, un jour il t'entendra, te cravachera et tu ne l'auras pas volé ! prévint Antoine.

— Bah ! Puisque maintenant on sait qu'on s'en va ! dit Joaquin en haussant les épaules.

— Nous ne sommes pas encore partis… Enfin, heureusement que tu étais là !

Il avait déjà assisté à de semblables déplacements de fourmis, mais jamais à un défilé d'une telle ampleur, d'une telle puissance.

Sans Joaquin qui avait réussi à détourner l'invasion, grâce à un rideau de feu, rien n'aurait été épargné à l'intérieur du bungalow. Et le pire c'est que de nombreuses mygales n'auraient pas manqué de s'installer dans un tel asile.

Il frémit de dégoût à cette seule idée. Il détestait les araignées autant que les serpents et les scorpions. De plus, la seule vue de ces bêtes lui rappelait immanquablement de très mauvais souvenirs, ces troupes de rabonas qu'il avait eu jadis la malchance de rencontrer. Dans un cas comme dans l'autre, il importait de ne pas avoir maille à partir avec des créatures aussi foncièrement sournoises et méchantes ; pour lui, c'étaient toutes des tueuses.

Hypnotisé par le spectacle, il sursauta vivement et faillit crier lorsqu'une main se posa sur son épaule. Il se retourna, prêt à invectiver le malotru qui venait de le surprendre. Puis il reconnut Romain et se mit à rire.

— Vous m'avez fait une rude peur ! avoua-t-il en soufflant. Vous savez ce que c'est, à force de regarder ces saloperies, on finit par se persuader qu'elles vous grimpent partout ! Là, j'ai franchement cru qu'il m'en tombait une sur l'épaule ! enfin, content de vous voir.

— Eh bien ! Ça, plus la crue du Chagres, c'est réussi comme accueil ! Vrai, je crois que j'aurais mieux fait de rester couché ! décida Romain en observant les fourmis.

— C'est possible, sourit Antoine. Mais vous tombez quand même bien, le travail ne manque pas dans les ateliers et O'Brien vient même de m'en proposer d'autre !

— J'ai bien pensé qu'on profiterait de ce vilain temps pour réparer le maximum de matériel.

— Et ce n'est pas tout, insista Antoine, figurez-vous que Martial revient prendre son poste.

— Alors ça ! si on m'avait dit… Quand on se souvient de son état quand il est parti !

— Ça n'a pas l'air de surprendre O'Brien.

— Normal, dit Romain, dès qu'il s'agit du canal, ils sont aussi fous l'un que l'autre ! Faut les avoir vus ! assura-t-il. Eh bien, moi aussi, j'ai une nouvelle. Vos amis les Freeman sont là, enfin, à Panamá. Mais Clorinda a reçu une lettre ce matin, ils seront à Colón samedi en huit. Du coup, Clorinda veut faire une petite fête, le soir chez elle, voilà.

— C'est une bonne nouvelle, approuva Antoine, très bonne. Je suis très heureux de les revoir. Mais, en attendant, il est urgent que j'aille au travail.

— Je me change et je vous rejoins, dit Romain.

Il sauta lestement par-dessus la horde de fourmis, dont la densité n'avait toujours pas diminué, salua Joaquin d'une amicale bourrade et entra dans la case.

Antoine n'avait pas encore fait cinquante mètres lorsqu'un cri le pétrifia.

Dents serrées pour ne pas hurler, Romain était plié en deux pour tenter de maîtriser l'atroce douleur qui fusait en ondes acides dans son bras droit. Il bloquait de la main gauche son poignet sur lequel perlaient deux minuscules gouttes de sang. À ses pieds, tête écrasée d'un coup de botte, mais encore tout ondulant de spasme et de contractions, s'enroulait un trigonocéphale de près d'un mètre, au dos gris violet, au ventre blanchâtre.

— Le fils de pute ! lança Joaquin en entrant dans la case et en comprenant tout de suite. Faites voir ! ordonna-t-il en se penchant vers Romain.

— Attends, attends… Laisse-moi souffler…, murmura Romain.

Pâle, il avait déjà la sueur au front et, dans sa poitrine, battant à coups sourds comme jamais il ne l'avait entendu, s'affolait son cœur.

— Faut faire vite ! insista Joaquin.

— Je sais. Faut que je m'allonge… Bon Dieu, ça tourne… Ah ! tu es là ? dit-il en voyant Antoine qui venait d'entrer. Il m'a eu, l'était dans mon armoire, sous les chemises…

— Allonge-toi dans le hamac, ordonna Antoine. Et toi, dit-il à Joaquin, file dehors entretenir le feu ! Ce n'est pas le moment de se laisser envahir ! Allez, vite ! Bon, d'abord un garrot, décida-t-il en sortant son mouchoir. Il l'entoura autour du bras, serra au maximum. On va aller jusqu'à Colón, dit-il. Joaquin et moi on va d'abord te porter jusqu'à Santa Dolores et ensuite on t'embarque ; à moins que, par chance, ils aient quelque chose de valable à l'infirmerie.

— C'est drôle, fit soudain Romain en se laissant aller de tout son long dans le hamac, ça va faire bientôt dix ans qu'on se connaît et c'est la première fois qu'on se tutoie !

La réflexion était tellement incongrue, tellement peu conforme aux événements qu'elle inquiéta Antoine, mais il n'eut pas le temps de trouver une réponse.

— Tout ça pour dire que tu racontes des couillonnades, ajouta Romain. La saloperie qui m'a mordu, c'est ce qu'ils appellent ici un jararaca, enfin je crois. De toute façon, je n'aurai pas le temps d'arriver à Colón, même pas à Gatún, surtout avec la crue qui complique tout !

— Faudrait du cédron, les Indiens s'en servent et il paraît que…

— Tu en as ? Là, sous la main ?

— Non.

— Alors il ne reste qu'une chose à faire, et tu la connais. Vas-y et vite ! Vite, j'ai déjà l'impression de ne plus avoir de bras. Allez, presse-toi !

Antoine l'observa, vit à quel point la douleur devait être terrible car son visage devenait méconnaissable tant il se creusait et dégoulinait de sueur. Il se décida.

— Tu as raison, dit-il.

Il alla fouiller dans son armoire, revint avec une cartouche de fusil de chasse dont il fit sauter la capsule de carton. Il vida les plombs, la bourre, posa l'étui sur la table, à côté de son briquet. Puis il alla dans le coin où Joaquin rangeait les affaires de toilette, revint avec son rasoir qu'il repassa prestement sur le cuir de son ceinturon.

— On y va ? demanda-t-il.

— Oui, et n'aie pas peur de trancher large et profond…

— Braille si ça te soulage, dit Antoine en se penchant sur le bras toujours garrotté dont une partie se violaçait vilainement. Si je veux faire du bon travail, faut que j'aille assez lentement, pour appuyer, prévint-il.

— Ta gueule ! Fais-le !

Un sang noir ruissela de l'incision en croix qu'il traça dans l'avant-bras. Il l'épongea aussitôt, versa sur la plaie toute la poudre que contenait la cartouche et l'alluma sans perdre un instant.

Une flamme rousse fusa vers le plafond tandis que Romain, tétanisé par la douleur, hurlait comme un loup blessé.

— Vous l'avez ouvert ? demanda Joaquin en rentrant. Il regarda le bras de Romain, approuva : C'est juste ce qu'il fallait faire, j'aurais pas fait mieux, assura-t-il.

— Va t'occuper des fourmis et des mygales, j'ai pas envie qu'elles viennent me bouffer ! hoqueta Romain.

— C'est fini, elles sont toutes passées.

— Alors cours jusqu'à Santa Dolores, ordonna Antoine, ramène quatre hommes, non six ! Des costauds, et une civière. Allez file. Faut quand même qu'on te transporte à l'hôpital, dit-il, mais maintenant, ça presse un peu moins.

— À l'hôpital ? Celui de Colón ? Tu l'as déjà vu ? souffla Romain d'une voix faible. Il secoua négativement la tête. Non, non, pas à l'hôpital de Colón, il est plein de fièvre jaune, de malaria et de dysenterie. Là-bas, je crève, sûr…

Antoine se souvint d'un autre hôpital, d'un vrai mouroir celui-là où, là aussi, un de ses amis risquait de mourir dans la crasse, les mouches, l'indifférence. C'était à Arica, en juin 80 ; le blessé s'appelait Arturo Portales, et il était médecin.

— Il faut pourtant nettoyer cette plaie, dit-il, et aussi surveiller l'évolution, alors ?

— Chez Clorinda, chuchota Romain. Là-bas, c'est propre et on trouvera un médecin. Il hocha douloureusement la tête, ébaucha un vague sourire. Vrai, j'avais raison tout à l'heure, j'aurais mieux fait de rester couché, y a des jours comme ça…

Antoine connaissait Clorinda depuis longtemps. Comme Pauline, elle savait faire face aux événements et ne s'affolait pas facilement. Il fut malgré tout surpris de sa réaction. Soucieux de l'avertir avec ménagement, il la fit demander par un des domestiques pendant que les hommes qui l'avaient accompagné depuis Santa Dolores descendaient Romain de la calèche.

Il n'avait pas vu la jeune femme depuis plus de six mois et s'attendait à la retrouver, sinon effrayée, du moins surprise par son arrivée impromptue. Elle entra dans la pièce, sembla à peine étonnée de sa présence et lança :

— C'est grave ?

— Ah, vous savez déjà ? dit-il pris de court.

— Je viens d'apercevoir l'attelage et la civière. C'est grave ? redemanda-t-elle.

— Je n'y connais pas grand-chose, dit-il, mais une morsure de serpent, ce n'est jamais bon. Enfin, j'espère qu'on a fait ce qu'il fallait.

— Merci, dit-elle en allant ouvrir la porte.

Elle s'écarta pour laisser passer la civière et tressaillit un peu en voyant la pâleur de Romain, la sueur qui ruisselait sur son visage et surtout la profonde entaille et la brûlure du poignet.

— Venez par là, dit-elle aux porteurs en se dirigeant vers la chambre.

— Je vais chercher un médecin et je reviens avec lui, dit Antoine. D'ici là, faites-lui boire du maté de coca, très fort, le plus fort possible. C'est Joaquin qui m'avait dit ça et je crois qu'il est de bon conseil.

Deux jours ! Le médecin avait dit deux jours. Après ces quarante-huit heures, ou bien Romain serait sur pied, flageolant mais debout, ou bien Monkey Hill, le cimetière de Colón, compterait une nouvelle tombe.

La première nuit fut terrible car Romain commença à délirer au coucher du soleil. Trempé de sueur, il haletait violemment, vomissait, se débattait ; Clorinda et Antoine ne furent pas trop de deux pour le maintenir au lit.

La fièvre monta encore vers deux heures du matin et des tremblements convulsifs agitèrent le blessé qui, parfois tétanisé, se tendait comme un arc, prenant appui sur ses talons et sur sa nuque.

Antoine se demanda alors si son compagnon tiendrait jusqu'au jour et il comprit, en croisant le regard de Clorinda, qu'elle partageait ses pessimistes pensées.

« Bon Dieu, songea-t-il, il ne va pas partir comme ça ! Après tout ce qu'il a vécu, ce serait trop bête, injuste même ! »

Les deux hommes avaient sympathisé dès leur première rencontre, en octobre 1879, dans le petit port de Tocopilla. Et Antoine vouait toujours une grande reconnaissance à Romain car celui-ci lui était spontanément venu en aide.

Pourtant, rien ne semblait devoir rapprocher les deux hommes, la distance était immense entre Antoine, le prudent, le terrien et Romain. Romain, ce bourgeois parisien et oisif que la faillite frauduleuse de son notaire de père avait un jour métamorphosé en coureur de piste, en prospecteur, en aventurier.

Le blessé se calma peu avant l'aube ; sa transpiration diminua et son souffle redevint moins cahotique. Muets, comme s'ils redoutaient l'un et l'autre d'insulter le sort en parlant trop tôt, Antoine et Clorinda n'osaient croire à une rémission. Elle vint pourtant.

Romain ouvrit les yeux alors que dans les proches collines les corcovados s'appelaient pour annoncer le lever du soleil. Il regarda tour à tour Clorinda et Antoine, sourit faiblement à la jeune femme.

— Rude nuit, non ? murmura-t-il. Il observa son poignet qu'une gaze recouvrait, remua doucement la main et les doigts. Ça va mieux, ça fait moins mal, assura-t-il.

Il ferma les yeux, passa la langue sur ses lèvres gercées et toutes craquelées par la fièvre.

— Vous savez pas ? reprit-il, eh bien, j'ai faim ! Je meurs de faim et de soif ! C'est bon signe, non ?

Il fut sur pied dès le lendemain soir.

Encouragée par l'annonce du proche retour d'Antoine, Pauline se jeta dans la bataille avec toute l'énergie dont elle était capable. Un peu vexée d'être trop longtemps restée passive devant les projets de Gabriela Oropendola et convaincue d'être approuvée par Antoine dès qu'il serait là, elle n'hésita plus.

D'abord, lassée d'attendre l'hypothétique réapparition des trois employées absentes, elle engagea quatre nouvelles vendeuses, dont deux couturières confirmées et une modiste.

— Quant à toi, dit-elle à la quatrième après avoir réuni l'ensemble du personnel, tu m'aideras pour tout ce qui est de l'alimentation et des vins. Et si tout va comme je l'espère, nous ne serons pas trop de dix ou douze pour satisfaire la clientèle. Mais attention ! Je ne veux pas vous payer à ne rien faire ! Alors, à partir de lundi prochain, La Maison de France sera ouverte tous les jours, même le dimanche jusqu'à quatorze heures. Et en semaine, au lieu de lever le rideau de dix heures à vingt heures, comme en ce moment, nous serons à la disposition des clients et clientes de neuf heures à vingt et une heures trente. Et nous leur ferons savoir que, désormais, nous pourrons mieux les servir et livrer leurs commandes encore plus rapidement. Pour cela, je vais engager trois coursiers de plus. Tu entends, Arturo ? Ils seront sous tes ordres, comme les deux actuels. Alors, tâche de leur apprendre à la fois la politesse et la vitesse. Enfin, et ça vous concerne tous, je ne veux voir personne ressortir d'ici les mains vides ! On ne vient pas chez nous pour visiter, mais pour acheter. Voilà, maintenant au travail, c'est à nous de faire la preuve que La Maison de France est la meilleure de toutes ! Et c'est aussi à nous de le faire savoir !

— Tu sais, j'ai peur que ça ne suffise pas pour battre Gabriela Oropendola, lui dit Pierrette un peu plus tard, on ne parle plus que d'elle à l'école ! Et on dit même que son magasin sera le plus moderne du continent…

— C'est vrai, moi aussi j'ai entendu dire ça…, approuva Marcelin qui, avec sa sœur, avait écouté les projets de leur mère.

— Ah oui ? On dit ça ? murmura Pauline. Elle fronça les sourcils, réfléchit. On ne peut quand même pas laisser le champ libre à cette garce ! Elle soupira, regarda les jumeaux : Vous avez des idées, vous ? Parce que moi, j'en ai encore ! Oui, d'abord, je vais faire entièrement repeindre toute la façade de La Maison de France et changer toutes les tentures de l'intérieur, ce sera mieux, non ?

— Bien sûr, approuva Marcelin, mais ça ne suffira peut-être pas. Il faudrait faire ce que nous a dit parrain…

— Ah oui ? Il vous en a parlé ? dit-elle d'un ton intéressé.

Elle connaissait la grande complicité qui régnait entre les jumeaux et Martial et avait hâte de connaître les idées de celui-ci.

— Oui, dit Marcelin, parrain nous a dit qu'il faudrait faire de la réclame.

— Tu veux dire une annonce dans les pages du Mercurio ? Mais ça on le fait déjà depuis longtemps, et dans d'autres journaux aussi !

— Justement, parrain dit que ça ne suffit pas, insista Marcelin. Il dit que les gens s'y sont trop habitués, qu'ils n'y font plus attention, que ça ne sert à rien, quoi !

— Il est bien gentil, ton parrain, mais s'il a tant d'idées, pourquoi ne m'a-t-il rien dit avant de repartir pour Panamá ? dit-elle avec un brin d'agacement.

Elle vit que les jumeaux tergiversaient. Ils étaient à la fois gênés et amusés et dans leur regard passaient tour à tour l'espièglerie et l'hésitation.

— Eh bien, réponds ! insista-t-elle.

Marcelin regarda sa sœur, sut qu'elle le soutiendrait et lança :

— Bon, il a dit que tu étais tellement de mauvaise humeur ces temps-ci qu'il avait eu peur de te parler… Et il nous a même dit : « Quand votre mère fait sa tête de Parisienne, moi je préfère avoir des courses à faire assez loin de La Maison de France ».

— Tiens donc ! Il vous a dit ça ? sourit-elle. Eh bien, ça lui sera rappelé ! Ma tête de Parisienne, hein ?

— Oui, c'est ça, approuva Pierrette. Mais je crois qu'il avait raison… Je veux dire au sujet de la réclame ! se reprit-elle aussitôt.

— Parrain a expliqué qu'il faudrait faire imprimer des prospectus sur lesquels on marquerait nos produits et nos prix. Et surtout, en très gros, le nom de La Maison de France, renchérit Marcelin. Et il a même dit : « Juste en dessus, il faudrait mettre une devise, quelque chose comme : Quinze ans d'existence, un siècle d'avenir ! Produits et services français inégalables ! »

— Et il croit que ça suffira ? demanda-t-elle de plus en plus intéressée.

— Non. Il a dit qu'il faudrait aussi que tout notre personnel soit habillé de la même façon, dit Pierrette. Tu vois, un peu comme un uniforme, mais beau ! Comme ça, dans la rue, chaque fois que les gens croiseraient un de nos livreurs, ils sauraient tout de suite qu'ils sont de La Maison de France !

— Et il a filé sans me le dire ! protesta Pauline.

Puis elle se souvint qu'elle avait reçu Martial assez fraîchement lors de ses dernières visites et qu'elle n'avait rien fait pour solliciter ses conseils : « Je lui ai juste demandé la date d'ouverture de La Ville de Paris et je devais sans doute avoir ma tête de Parisienne, comme il dit ! » Elle regarda les jumeaux, sourit :

— Et je parie qu'il vous a demandé de me prévenir, c'est ça ?

— Oui, avoua Marcelin. Mais tu sais, je suis sûr qu'il a raison. Et pour le reste aussi…

— Quel reste ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

— Il pense que ça ne suffit pas de repeindre la façade. Ça, il savait que tu le ferais, mais le reste… Oui, il croit qu'il faut aussi refaire tout l'intérieur, les comptoirs, les étagères, tout quoi…

— Ah ça, c'est impossible, dit-elle, impossible ! Je ne veux pas fermer le magasin et ce n'est pas en trois semaines que je peux faire tous ces travaux, n'en parlons plus !

— Il paraît que M. Edmond est au courant de tout, dit Pierrette un peu timidement car sa mère s'était soudain assombrie, il faudrait peut-être que tu le voies, tout de suite…

Pauline faillit s'emporter. Elle avait le sentiment d'avoir été manœuvrée et elle avait horreur de ça, même si les idées avancées étaient excellentes. Puis elle se souvint que Martial était toujours actionnaire de La Maison de France et qu'il avait donc son mot à dire.

— Quand même, il aurait bien pu me parler de tout ça avant de partir !

— Non, il a dit que nous avions grandement l'âge de le représenter, dit Marcelin d'un ton pénétré. Voilà, je crois qu'il a prévu quelque chose avec M. Edmond, alors il faudrait aller le voir.

— Très bien, je vais y aller, dit-elle, après quelques instants de réflexion. Ou, plus exactement, nous allons y aller ensemble ! Votre parrain a raison, vous avez l'âge de vous intéresser aux affaires. Moi, je gagnais déjà ma vie à douze ans !

Elle caressa la joue de Pierrette, ébouriffa la tignasse de Marcelin :

— Vous avez très bien rempli votre rôle, votre père sera content. Elle hésita un instant avant de poursuivre : Mais dites, sourit-elle, c'est vrai que je fais quelquefois ma tête de Parisienne ?

— Oui, quelquefois, dit Marcelin.

— Mais ça équilibre avec celle de papa, explique Pierrette. Oui, pour lui, parrain dit qu'il fait parfois sa tête de Corrézien et que dans ce cas-là aussi il préfère avoir des courses à faire très loin !

Edmond ne fut pas surpris par la visite de Pauline et des jumeaux. Il l'attendait car elle correspondait à ce qu'avait prédit Martial juste avant son départ : « Je suis certain qu'elle va tenter quelque chose dès qu'elle aura arrêté un plan, avait-il expliqué à Edmond et à Herbert, il faudra donc l'aider au maximum. Et si, par extraordinaire, elle ne bougeait pas, eh bien, faites comme si vous n'étiez au courant de rien ! Mais dans ce cas, ce sera signe qu'elle a beaucoup vieilli… »

« Eh bien non, elle n'a pas vieilli… », pensa Edmond en regardant Pauline assise en face de lui.

Encadrée par les jumeaux, elle paraissait sinon aussi jeune qu'eux, du moins très loin d'avoir l'âge d'être leur mère. Déjà Marcelin était beaucoup plus grand qu'elle ; quant à Pierrette, elle lui ressemblait de plus en plus et pouvait passer pour sa jeune sœur.

Convaincue un jour par Clorinda qu'elle était la meilleure représentante de la riche gamme de toilettes que proposait La Maison de France, Pauline soignait beaucoup sa tenue. Habillée d'une robe en surah vert mousse avec volants de dentelles de Chantilly, surmontée d'un corsage à plastron brodé, elle était à croquer.

Edmond se dit une fois de plus qu'Antoine avait bien de la chance. Puis il se prit à penser qu'un tel ensemble siérait à merveille à sa jeune maîtresse. Depuis que Mme Obern avait définitivement rejoint son époux, maintenant en poste à Mexico, il rencontrait trois fois par semaine une petite artiste de La Belle Hélène. C'était une Brésilienne très délurée qui lui coûtait relativement cher, mais toujours moins qu'une épouse légitime, estimait-il en bon financier.

« Il faudra que je lui offre un ensemble de ce genre. En bleu pâle, ce sera magnifique… », songea-t-il. Il se voyait déjà en train de déboutonner la multitude de minuscules pastilles de nacre qui sillonnaient le dos, de la nuque aux reins, lorsqu'il s'aperçut que Pauline lui parlait.

— Veuillez m'excuser, dit-il en souriant, je songeais à un petit problème qui n'a rien à voir avec notre affaire…

— Oui, justement, parlons-en de cette affaire, dit-elle. Les enfants viennent de m'expliquer que Martial vous avait en quelque sorte laissé des… disons projets, au sujet de La Maison de France ?

— C'est exact, approuva Edmond en notant que son interlocutrice n'avait pas dit « directives ». Oui, poursuivit-il, mais tout dépend de vous. Si vous décidez de donner une nouvelle impulsion à La Maison de France, et dans les plus brefs délais, tout est prêt.

— J'aimerais voir ça, dit-elle. Et puis, s'il vous plaît, entre nous appelons les choses par leur nom. Vous dites une nouvelle impulsion, moi je réponds que je veux simplement damer le pion à cette péronnelle de Gabriela Oropendola et lui apprendre surtout ce qu'est une vraie Parisienne ! Le seul problème est que je ne dispose que de trois semaines. Elle ouvre le 13 du mois prochain. Il faut donc que La Maison de France fasse le plein de ses invités le 12 au soir ; comme ça, tout le monde pourra faire la comparaison ! Alors, j'attends les idées de notre ami Martial.

— C'est très simple, intervint Herbert Halton jusque-là silencieux car perdu lui aussi dans la contemplation de la toilette de Pauline et persuadé qu'elle irait très bien à sa femme Ana : « Dans les teintes roses, un régal… » C'est très simple, redit-il, si vous décidez d'attaquer, les travaux commenceront dès demain soir. Tout est prévu.

— Quels travaux ? Et pourquoi le soir ?

— Peintures, vitrines, enseignes. Et aussi aménagement intérieur. Pourquoi le soir ? Justement parce que la réfection intérieure ne peut se faire que la nuit, en dehors des heures d'ouverture et par petites tranches, pour ne rien bousculer.

— Mais ça va coûter une fortune ! Et puis mes clientes verront l'évolution des travaux et je perdrai l'effet de surprise ! Et enfin, qui va travailler dans ces conditions ?

— Votre dernière question se résout avec la première, intervint Edmond. Il est vrai que ça va coûter très cher, mais on n'a rien sans rien et nous pensons, je veux dire Herbert et moi, que l'affaire est jouable. Quant à l'effet de surprise, il subsistera car il est bien entendu que tous les travaux seront voilés pendant la journée.

— Et c'est possible ? Vraiment possible ? insista-t-elle.

— Oui, si vous êtes décidée.

— Et ce sera très onéreux, n'est-ce pas ?

— Oui, ça, il faut le dire, intervint Herbert. Mais songez que Martial marche pour moitié, c'est prévu ainsi.

Elle hocha la tête, regarda les jumeaux qui acquiescèrent.

— Alors, allons-y ! décida-t-elle. Occupez-vous des artisans, je m'occupe du reste. Ah non, j'aurais aussi besoin de vous pour… pour ? Comment Martial appelle-t-il ça ? Ah ! oui, des prospectus pour la réclame. Et on va prendre aussi sa formule, elle est très bonne. Si avec tout ça la petite Gabriela ne crève pas de jalousie, je ne suis plus parisienne !

La crue du Chagres ne dura pas plus de quarante-huit heures. Le río regagna très vite son lit, laissant derrière lui d'énormes dépôts de boue sur lesquels s'abattirent des nuées d'oiseaux.

Mais, une nouvelle fois, les dégâts causés par le ruissellement et l'inondation furent énormes. Certes, par chance, nul imprudent ne s'était trouvé sous les nouveaux glissements de terrain de la Culebra. Des éboulements qui faisaient de plus en plus douter les hommes de l'utilité de leurs efforts et du bon choix quant au tracé du canal.

Car il était manifeste que les parois de la Culebra, malgré les larges terre-pleins superposés qui étaient censés casser la pente s'affaisseraient encore, glisseraient par grosses plaques rougeâtres et visqueuses. Et il devenait surtout évident que plus on descendrait, plus les risques seraient grands de voir s'effondrer la falaise ouverte.

Or il restait, dans le seul massif de la Culebra et sur une portion de trois kilomètres, dans les soixante-quinze mètres à creuser avant d'atteindre le niveau de la mer…

Malgré tout, parce que l'obstination était le seul moyen de vaincre et qu'il importait surtout de ne laisser nulle place au découragement, plus de vingt mille ouvriers, répartis sur tout le chantier, se remirent au travail ; comme chaque matin depuis six ans.

— Et comment va Romain ? demanda O'Brien dès qu'il aperçut Antoine.

Celui-ci était plongé jusqu'à mi-corps dans les entrailles graisseuses d'un excavateur autour duquel s'activait une équipe de mécaniciens. Il se redressa, essuya ses mains et ses bras pleins de cambouis.

— Alors, comment va-t-il ? redemanda O'Brien.

— De mieux en mieux, mais il a eu chaud…

— Qu'est-ce qu'elle a cette putain de machine ? demanda O'Brien.

— J'en sais rien. Les chaînes sautent sans arrêt. Il doit y avoir quelque part des pignons cassés, ou des coussinets complètement usés. Ou va savoir quoi !

— Alors tu dis que Romain va mieux ?

— Oui.

— Le veinard…, murmura O'Brien d'un ton songeur.

— Pardon ?

— Ben oui, quoi ! Il est au repos, au lit sûrement, avec une jolie femme à portée de la main. Tu connais un meilleur moyen de passer sa convalescence, toi ?

— Vu comme ça ! sourit Antoine.

— Viens un peu par là ! dit O'Brien en l'attirant dans un coin de l'atelier. Dis donc, demanda-t-il en baissant le ton, ce qui obligea Antoine à se pencher vers lui car le bruit ambiant couvrait sa voix, tes excavateurs de la Culebra sont en état, eux ?

— Oui, deux sur trois. Je craignais que celui qui a été englouti l'autre jour soit hors d'usage, mais je crois qu'il est réparable. Je vais me mettre dessus dès que j'en aurai fini avec celui-là.

— Donc les deux autres fonctionnent ?

— Ben oui ! tu le sais bien quoi ! On est au kilomètre 54 ! Où veux-tu en venir ?

— Mais oui, je sais. Dis, ça te dirait de déplacer tes machines de quatre cents petits mètres ?

— Tu rigoles ? Les gars et les engins de la Warren and C° y sont déjà et je n'ai aucune raison d'aller travailler sur leur secteur !

— Si, justement ! dit O'Brien avec un sourire malin. La Warren and C° est en cessation de paiement, les machines sont arrêtées et les gars ont débauché…

— Et alors ?

— Alors la Carthbilh and C° a saisi le marché et elle le sous-traite. Tu es preneur, pour une partie ?

— Doucement, faut d'abord voir le tarif…

— Du jamais vu, assura O'Brien. C'est pour ça que j'ai tout de suite pensé à toi. Enfin, à vous de la Sofranco.

— C'est de la roche dure, là-bas !

— Ça oui, on ne peut pas le nier. Mais si jamais tu trouves quelqu'un d'autre qui paie à ce prix-là, je ne bois plus que du lait !

— Combien ?

— Cinq piastres le mètre cube…

— Tu es malade ? dit Antoine. C'est impossible, ferait plus de vingt francs le mètre cube, presque quatre fois plus que le prix moyen. En ce moment, je travaille à une piastre trois !

— Cinq piastres, répéta O'Brien. Paraît qu'on a pris trop de retard et qu'il faut rattraper le temps perdu. Tu marches ?

— Je risque de manquer de wagons, on a eu de la casse l'autre jour…, murmura Antoine en calculant rapidement.

Il avait, à la Culebra, deux excavateurs, Weyer-Richemond, chacun desservi par deux locomotives et quatre-vingts wagons. Grâce à quoi, c'était six cents mètres cubes qui pouvaient être extraits par jour, et à vingt francs le mètre cube…

— Des wagons, je t'en trouve une trentaine, si tu veux.

— Alors ça marche !

— Conditions habituelles ? demanda O'Brien.

— Tout à fait.

Pour ce genre de service, l'Irlandais demandait à la Sofranco 4,5 % de commission sur le total des travaux. C'était vraiment un prix d'ami. Certains entremetteurs, eux aussi chefs de chantier ou contremaîtres de société, parfois même agents de la Compagnie de Panamá, prenaient jusqu'à 15, voire 18 % et se faisaient de véritables fortunes, en peu de temps. Mais sans aller jusque-là Antoine estimait que le magot d'O'Brien devait quand même être assez considérable.

— Et il faut attaquer au plus vite, insista O'Brien.

— J'y compte bien. Et merci, dit Antoine en lui tapant sur l'épaule, la Sofranco ne t'oubliera pas ! Allez les gars, lança-t-il aux hommes qui s'affairaient toujours autour de l'excavateur, laissez cette machine, prenez tous vos outils, on file à la Culebra. Là-bas aussi il y a un Weyer-Richemond à réparer ! Tu n'es pas opposé à ce que nous tournions avec trois engins, si on peut ? demanda-t-il à O'Brien.

— Avec quinze si tu les trouves !

— Parfait. Si tout va bien, je crois qu'on va ramasser un joli paquet de monnaie ! Mais c'est égal, ils sont complètement fous de payer ce prix là ! Si tu veux mon avis, ça ne pourra pas durer !

— Justement, faut en profiter ! assura O'Brien en clignant de l'œil.