12

Herbert Halton revint à Santiago le 2 janvier 1888 après avoir passé les fêtes de fin d'année à Quilota, dans la propriété de son épouse.

Quant à Edmond, il s'était lui aussi accordé quelques jours de repos et de distraction en galante compagnie. En leur absence, Romain, qui était à Santiago depuis la veille de Noël, n'avait donc pu aborder l'affaire pour laquelle il venait de parcourir plus de cinq mille kilomètres. Mais il ne se plaignait pas de ces jours de répit et de complète oisiveté.

Installé selon son habitude dans la suite 23 de l'hôtel San Cristobal, il n'avait eu aucun remords à occuper son temps libre entre le sommeil et d'ardentes retrouvailles avec Clorinda.

Infatigable, toujours pleine de fantaisie et d'exubérance malgré ses heures de travail à La Maison de France – « Pauline a besoin de moi ! » avait-elle expliqué à Romain –, elle le rejoignait tous les soirs et l'entraînait au théâtre, au spectacle, au concert. Elle finissait ensuite la nuit entre ses bras, s'offrait une grasse matinée jusqu'à onze heures, puis filait à La Maison de France après lui avoir prédit que la soirée et la nuit suivantes seraient encore plus réussies.

En ce début de janvier, Romain était donc d'excellente humeur en se rendant aux bureaux de la Sofranco où l'attendaient Herbert et Edmond et où devait aussi venir Antoine.

— Le canal est beaucoup plus près de Paris que ne l'est Santiago, mais j'ai le sentiment que vous êtes beaucoup moins au courant que nous des affaires françaises ! lui dit Edmond dès que leur conversation s'engagea vraiment sur Panamá.

— Vous ne lisez donc aucun journal ? demanda Herbert.

— Si, le Star and Herald et aussi les journaux français qui nous arrivent, mais pas tous les jours, reconnut Romain. Vous savez, nous sommes submergés de travail, alors la lecture… Mais je ne vois pas le rapport avec ces dragues qu'il faudrait acquérir au plus vite.

Il nota l'air soucieux et gêné de ses amis, comprit que rien n'était joué. Il se cala dans son fauteuil et commença alors à plaider la cause qu'il était venu défendre.

Il ne négligea rien, parla de l'avance des travaux, des écluses maintenant prévues, du Chagres qu'il importait de dériver et de domestiquer, de ces neuf cent mille à un million de mètres cubes qui étaient extraits chaque mois sur l'ensemble du chantier, et des quelque trente-cinq millions de mètres cubes déjà enlevés uniquement à la Culebra.

— Je sais bien que la Sofranco est très modeste, comparée à l'American Dredging and Cartrading Company ou à la S.A.T.P. Mais reconnaissez que nous avons joliment gagné notre vie à Panamá ! Alors, reste à savoir si on doit doubler la mise et tenter le coup en investissant dans les dragues.

— Tenter le coup, ou le diable…, dit Herbert en ouvrant un épais dossier. Vous avez raison de rappeler que nous avons beaucoup gagné là-haut, les chiffres sont là, très bons et irréfutables, mais est-ce que ça va durer ?

— Et pourquoi pas ? demanda Romain.

— La situation est de moins en moins saine, expliqua Edmond. D'abord, puisque vous semblez l'ignorer, je vous signale que, politiquement, ça ne marche pas fort en France. Après la démission du président Grévy, consécutive au scandale Wilson… Mais vous êtes quand même au courant de ça, j'espère ?

— Oui, plus ou moins, dit Romain. J'ai cru comprendre que c'est le gendre du président, ce Wilson, qui s'en est mis plein les poches en faisant du trafic d'influences, en vendant les décorations et en empochant des pots-de-vin, c'est ça ?

— Exactement. Ce parlementaire, non content de se conduire comme un escroc, a surtout eu le tort de se faire prendre ! Parce que s'il fallait poursuivre tous ceux qui s'enrichissent plus discrètement… Bref, il a été maladroit. Donc Grévy a démissionné voici un mois. Depuis, nous avons Sadi-Carnot, mais ça n'arrange rien !

— Je ne vois toujours pas le rapport avec notre affaire, dit Romain.

— Il existe pourtant, assura Edmond. Si l'on en croit les déclarations de Clemenceau, qui a pourtant fait élire Sadi-Carnot en s'alliant, lui et son parti, avec la droite, on peut craindre les remous. Vous comprenez, dès l'instant où circulent des déclarations comme celle de Clemenceau disant du président quelque chose comme : « Il n'est pas très fort, et c'est en plus un parfait réactionnaire ! », ça nous laisse entrevoir le climat qui doit régner là-bas !

— Il est mauvais, renchérit Herbert. Selon mes sources, certains parlementaires sont de plus en plus ouvertement hostiles à de Lesseps et à tout ce qu'il représente à leurs yeux : l'argent, la libre entreprise, une certaine forme de colonisation et même le principe de l'actionnariat, je vous demande un peu ! Bref, à entendre ces donneurs de leçons, la France a tout à perdre dans cette aventure !

— C'est vrai, approuva Edmond, et n'oublions pas que la commission parlementaire s'est déjà opposée à une émission d'obligations à lots : ça peut recommencer, en pire… Alors, supposez que la Compagnie ne puisse même plus lancer d'emprunts classiques ?

— Je comprends, dit Romain.

Ce qu'il voyait surtout, mais il hésitait à le dire, c'était l'immense décalage qui existait entre les préoccupations qu'il partageait avec Martial et celles d'Edmond et d'Herbert. Pour ces derniers, le canal n'était qu'une des activités de la Sofranco. Activité très importante au demeurant, mais qui pouvait être immédiatement interrompue si la politique, les affaires, les banques, la rendaient trop vulnérable, donc dangereuse. Ils raisonnaient en financiers, en gestionnaires.

Ils avaient sans doute raison, mais cette position les plaçait très loin de lui et surtout de Martial pour qui, de plus en plus, importaient davantage l'avancement des travaux et la façon de mener au mieux le percement de l'isthme que les recettes pécuniaires.

Enfin, en ce qui le concernait, il y avait si longtemps qu'il n'était pas revenu en France, que la politique lui semblait vide de sens et d'intérêt. Quant aux politiciens que lui citait Edmond, il les ignorait.

— Je comprends votre position, redit-il enfin, mais il faut peut-être voir à long terme, je veux dire sur plusieurs années. Il va d'ailleurs de soi que les dragues ne peuvent s'amortir en quelques mois !

— Vous parlez de temps ? dit Herbert en jouant avec sa tabatière, je vous rappelle que le canal devait être ouvert cette année et…

— D'accord, nous sommes loin du compte, coupa Romain, mais ça confirme qu'il reste beaucoup à faire, donc à empocher !

— Ou à perdre ! dit Herbert. Il se glissa une prise dans chaque narine, tapota de la main le dossier ouvert devant lui avant d'ajouter : Et il serait bien dommage d'engloutir tout ce que nous avons déjà gagné !

— Mais, bon sang ! Que craignez-vous ? Pour autant que je sache et même si ce n'est pas ma partie, les emprunts de la Compagnie interocéanique sont couverts, non ?

— Et pour cause ! dit Edmond. Mais vous savez où en sont les emprunteurs ? Eh bien, figurez-vous qu'ils offrent maintenant des titres remboursables à mille francs qui furent émis à cinq cents francs ! Personne ne peut tenir longtemps à ce taux !

— J'ajoute que la Compagnie a, jusqu'à ce jour, obtenu de l'épargne la somme de neuf cent trente-cinq millions, dit Herbert, mais combien sont arrivés à Panamá ? Voyez-vous, nul n'ignore, dans notre milieu, que les banques qui patronnent les émissions travaillent en prenant des pourcentages très élevés. C'est, soi-disant, pour couvrir les frais de fonctionnement, mais ça ponctionne sérieusement les sommes destinées au canal… Comme les érodent également beaucoup les primes très substantielles que la compagnie alloue à ces mêmes banques, pour les inciter à trouver le maximum d'actionnaires…

— Enfin, certaines rumeurs laissent supposer que la presse n'est pas gratuitement louangeuse, ajouta Edmond. Ce ne sont peut-être que des calomnies, mais ça ne sent quand même pas très bon.

— D'où tenez-vous ça ? demanda Romain. Nous, sur le canal, on se contente de creuser ! Pour l'instant, et vous le savez, nous avons toujours été payés. Alors j'avoue que vos informations m'étonnent. Qui vous les donne ?

— Allons, allons, dit Herbert en souriant, j'ai beau être votre associé, votre ami, le banquier de la Sofranco et aussi avoir choisi le parti de la France au sujet du canal, comme au sujet du guano, des nitrates et du cuivre, je reste quand même citoyen de la Couronne ! Et même si mes choix ont été sévèrement jugés par nombre de mes concitoyens, il me reste quelques bons et vrais amis de par le monde. Des amis très attentifs à tout ce qui se fait à Panamá et se dit à Paris, vous comprenez ?

— Oui. Nous, sur le canal, on raconte que les Américains du Nord voient de plus en plus d'un très mauvais œil notre travail dans l'isthme, dit Romain.

— Mais ça ne les empêche pas justement d'avoir l'œil ! s'amusa Herbert. Croyez-nous, tout ce que nous venons de vous dire ne sont pas des ragots et doit vous prouver à quel point la situation est douteuse. De plus en plus douteuse, quoi qu'en dise une certaine presse…

— D'accord, mais à vous entendre, je me demande s'il ne serait pas prudent de câbler immédiatement à Martial l'ordre de vendre tout le matériel et de rentrer au plus vite ! dit ironiquement Romain.

— Nous n'en sommes pas là, mais il faut être prudent, assura Edmond.

— Alors pas de dragues neuves ? demanda Romain.

— Attendons l'avis d'Antoine, il ne va pas tarder, dit Herbert en consultant son oignon d'argent.

— Avec ou sans lui, j'ai l'impression que votre opinion est déjà faite, dit Romain en se levant. Il emplit trois verres de mosto, en poussa deux vers ses amis et leva le sien. Allons, lança-t-il avec bonne humeur, que ça vous plaise ou non, aux dragues ! Et vive le canal !

Pour habitué qu'il fût au spectacle qu'offrait le chantier de la Culebra, Martial était admiratif chaque fois qu'il le revoyait après quelques jours d'absence.

Ce n'était pas que le travail effectué en quinze jours eût beaucoup modifié le paysage. Mais, du surplomb qu'offrait la colline où il venait de grimper, il était toujours impressionnant de découvrir ce large sillon qui coupait la cordillère en deux et dans lequel s'échinaient des milliers d'hommes.

Ici, plus qu'ailleurs, se mesuraient tout à la fois la folie et la démesure, mais aussi la puissance, la technique et la force de ceux qui avaient osé s'attaquer à un si gigantesque labeur.

Dans cette tranchée se dégageait aussi la certitude que la tâche entreprise était loin de son terme. Car là, mieux que partout, s'imposait la différence de niveau entre la cote obtenue en six ans et celle qu'il fallait encore atteindre pour être à hauteur de la mer ; elle était énorme…

« Heureusement qu'ils se sont enfin décidés pour les écluses, parce qu'autrement on en avait pour dix ans ou plus avant d'en voir la fin ! » pensa-t-il en s'asseyant sur un bloc de rocher pour reprendre son souffle.

Il salua d'un signe de tête un groupe d'hommes qui discutaient à quelques pas de là et qui attendaient sans doute eux aussi le coup de mine. C'étaient presque tous des Français, il les connaissait de vue ; n'ayant jamais directement travaillé avec eux, il n'avait pas cherché à établir de relations.

Il est vrai que ses compatriotes étaient presque tous des grands ingénieurs. C'est-à-dire des gens un peu distants vis-à-vis de tous ceux qui n'appartenaient pas à leur monde, à leur caste, fussent-ils français.

Ils vivaient dans le même secteur de Christophe-Colomb ou de Panamá et ne cherchaient pas à étendre leurs relations. De plus, et c'était surtout ce qui les séparait d'hommes comme Martial, beaucoup avaient fait leurs premières armes en creusant le canal de Suez. D'autres pouvaient se vanter d'avoir installé le chemin de fer du Río Grande, au Brésil, ou celui de la Gayara, à Caracas, qui culminait à 1 175 mètres ; ou encore celui de Quebrada, toujours au Venezuela.

Ils tiraient de ces multiples expériences une fierté, certes légitime, mais qui était souvent un peu hautaine et qui leur permettait surtout de bien faire comprendre qu'ils n'en étaient pas à leur coup d'essai.

Enfin, pour eux, Martial et Romain étaient installés depuis si longtemps en Amérique latine qu'ils en avaient presque acquis une nouvelle nationalité. Ils ne les tenaient pas pour entièrement chiliens, mais pas non plus pour tout à fait français. Ces multiples différences n'empêchaient cependant pas certains d'entre eux d'être aimables et diserts lorsqu'ils croisaient Martial.

— Il y a quelque temps qu'on ne vous avait vu, vous étiez en voyage ? demanda l'un des ingénieurs en venant vers Martial.

— Si l'on veut, en voyage de malaria ! Ça m'arrive parfois, et là, j'en ai pris pour plus de quinze jours…

— Je vois. Vous attendez le tir ?

— Oui, il paraît que c'est un des plus importants jamais tentés.

— Exact. Ça va dégager tout cet énorme nez de rocher, expliqua l'homme en désignant au loin l'endroit où s'affairaient encore les artificiers.

— Et alors, la France ! Tu es enfin sur pied ? C'est pas trop tôt, bougre de feignant ! entendit soudain Martial.

Il se retourna, vit O'Brien qui grimpait dans sa direction. Il nota surtout l'air choqué de son voisin.

— Rassurez-vous, c'est à moi qu'il s'adresse ! prévint-il.

— Ah ? Vous connaissez ce rustre ? Cette outre ambulante ! dit l'ingénieur d'un ton dégoûté.

— Mais oui, c'est un vieil ami, dit Martial.

Il comprit, à la mine de son voisin, que sa réputation venait d'être sérieusement écornée et s'avança vers l'Irlandais.

— Content de te voir debout. Oui, ton Chinois m'a dit que tu étais là, expliqua O'Brien. Après ce tir, il va y avoir du travail pour toi, si tu veux.

— J'y compte, ça pète quand ?

— Dans quelques minutes, si tout va bien. Tiens, écoute, ils font dégager le chantier.

En effet, là-bas, retentissait maintenant le son nasillard et métallique des trompes de cuivre annonçant le tir. Et sur toutes les crêtes voisines, des dizaines de pacifiques sentinelles agitaient lentement des drapeaux rouges en signe de danger.

Un lourd et inhabituel silence, à peine troublé par la cacophonie des trompes, s'appesantit soudain sur la tranchée. Et c'était tellement surprenant que même les pélicans, les hérons, les frégates et les caracaras intrigués et curieux vinrent survoler le chantier.

L'explosion fut si violente que Martial en ressentit un choc au diaphragme, il en perdit presque le souffle. Dans le même temps et alors que ses tympans vibraient douloureusement, le sol trembla sous ses pieds.

Devant eux, dans un énorme nuage de poussière rouge, une partie de la montagne, soulevée d'un coup par les charges explosives, se fragmenta, se détacha, puis déferla dans la tranchée en une grondante avalanche.

Fous de peur, des milliers d'oiseaux fusèrent des bois et des marais qui entouraient la chaîne montagneuse et s'enfuirent en jacassant vers l'épaisseur de la jungle.

— Ça, pour un tir de mine…, dit Martial.

Il vit que O'Brien ne l'avait pas entendu, comprit que les oreilles de son voisin devaient siffler autant que les siennes et parla plus fort.

— Oui, joli coup ! approuva enfin O'Brien. Comme prévu, on peut tabler sur au moins cinquante mille mètres cubes !

— Qui est sur ce secteur ?

— Toujours la S.A.T.P. Mais ne t'inquiète pas, pour tenir le rythme, elle est obligée de sous-traiter, tu auras ta part.

— Merci.

— À propos, où en es-tu pour les dragues ?

— Pas de nouvelles…

— Dommage, dit O'Brien en hochant la tête. Il déboucha sa gourde, la proposa à Martial qui refusa. Dommage, redit-il après avoir bu, mais si ça t'intéresse toujours, je suis sur une combine. Oui, peut-être un très bon coup… On en parle ce soir ? Maintenant je n'ai pas le temps.

— D'accord, viens dîner.

— Entendu pour ce soir. Tu verras, ça peut être un très joli coup…, redit O'Brien en s'éloignant.

— Non, vraiment, ce ne serait pas prudent, dit Edmond.

— C'est aussi mon point de vue, dit Herbert.

Antoine eut un geste négligent de la main, vida son verre de mosto et s'en resservit un autre.

— Moi, ce que je vous en dis…, lâcha-t-il enfin. Vous m'avez demandé mon avis, je vous l'ai donné. Sans être aussi ambitieux que celui de Romain et de Martial, il le rejoint. Je ne dis pas qu'il faille acheter trois dragues, mais il me semble qu'en acquérir une serait une bonne opération, ne serait-ce que pour remplacer la Ville de Lodève. Maintenant, vous faites ce que vous voulez !

— Non, il ne faut pas raisonner comme ça, dit Edmond, ce sont les affaires qui commandent, les événements qui décident ! Nous, notre métier est de savoir suivre les filons tant qu'ils rapportent, et de les abandonner dès qu'ils deviennent moins rentables, c'est tout !

— Alors on laisse tomber Panamá ? demanda Antoine.

— Mais pas du tout ! assura Herbert. D'abord parce qu'en agissant prudemment, il est encore possible d'y faire de bons profits. Ensuite, parce que nous avons là-haut des engins qui sont amortis et qui rapportent. Enfin, parce que rien n'empêche la Sofranco de continuer à vendre du matériel divers à tous ceux qui en ont besoin ; à condition bien sûr qu'ils soient en mesure de payer… Mais il y a un monde entre cette politique et celle qui consisterait à se lancer dans de dangereux investissements. Voilà, c'est ce qu'il faudra expliquer à Martial et…

— Pas question ! coupa Romain. C'est ce que vous allez lui câbler au plus tôt, il attend la réponse.

— D'accord, dit Edmond, je m'en charge et je sais qu'il comprendra.

— Moi, je sais qu'il sera déçu, prévint Antoine.

— Et moi, je me demande si ma présence là-haut est maintenant nécessaire, ajouta Romain.

— Mais bien entendu ! dit Edmond. Rien n'est changé ! N'oubliez pas nos ateliers, les quelque trois cent cinquante hommes qui travaillent pour nous, nos excavateurs ! Bien sûr qu'il faut remonter là-haut !

— Tu vois, c'est ça les gratte-papier, plaisanta Antoine en s'adressant à Romain, ils sont là, tranquilles, bien assis dans leur fauteuil à compter leurs sous et ils lèvent juste la tête pour t'expédier au boulot !

— Et au casse-gueule ! Et sans frémir, approuva Romain.

— Assis dans leur fauteuil, façon de parler ! dit Herbert. Je pars après-demain en inspection dans le nord pour faire la tournée des mines et des gisements. Si vous appelez ça la tranquillité !

— C'est une vraie promenade de santé, s'amusa Romain, la guerre est finie, il n'y a plus de rateros ni de rabonas, vous ne risquez plus rien !

— C'est bien ce qui l'ennuie, renchérit Antoine. L'idée de ne pouvoir rencontrer ces gracieuses et si aimables créatures qui peuplaient jadis la sierra enlève tout attrait au voyage… Souviens-toi, il avait tout plein d'admiratrices, là-haut !

— Un mot de plus et notre association est rompue, prévint Herbert en riant. À propos de voyage, c'est toujours début avril que vous partez en France ?

— Oui. Ma femme compte presque les jours et prépare déjà les malles !

— Et le retour est pour quand ?

— Ah ça, mystère. On sait quand on part, mais pour le reste…

— Tu es sûr d'être obligé de remonter là-haut ? demanda Clorinda en jouant négligemment avec le gros pectoral d'or qui reposait entre ses seins.

— Quand je te vois comme ça, je n'en suis pas sûr du tout, avoua Romain.

Selon son habitude et dès que la température de la nuit le permettait, la jeune femme estimait superflu de porter un quelconque vêtement pour dormir. Et là, allongée au milieu du grand lit défait, elle était tellement gracieuse, lisse et désirable qu'il sentait croître sa mauvaise humeur à l'idée d'avoir à repartir bientôt.

D'autant qu'il allait revenir à Panamá les mains vides et qu'il en était vexé. Il reconnaissait pourtant que les arguments d'Edmond et d'Herbert étaient solides, voire irréfutables. Objectivement, la situation financière de la Compagnie universelle du canal poussait à la prudence et à la circonspection. En s'opposant à de nouveaux et lourds investissements, Herbert et Edmond n'avaient fait que leur travail.

Mais cela n'empêchait pas qu'il était descendu à Santiago pour discuter de l'achat de trois dragues et qu'il repartait sans rien.

— À quoi penses-tu ? demanda Clorinda en balançant le pectoral de la pointe d'un de ses seins à l'autre.

— À toi, dit-il en souriant distraitement.

— Menteur ! Je parie que tu penses au travail ! Je me trompe ?

— Non…

— Tu sais, heureusement que j'ai bon caractère, parce que franchement, en ce moment, tu pourrais penser à autre chose… J'ai connu un temps où tu étais plus empressé, je dirais même que tu étais insatiable ! dit-elle d'un ton mi-plaisant, mi-sérieux.

— Tout le monde vieillit…

— Ah merci ! c'est galant !

— Je ne parle pas de toi ! Je te le prouve assez, non ?

— Mouais… si l'on veut…, dit-elle en s'étirant. Elle se redressa soudain, s'assit au centre du lit, ramena les genoux sous son menton et enserra ses jambes avec ses bras : Et si tu restais, hein ? Après tout, rien ne t'oblige à repartir !

— Si, le travail. Martial qui m'attend, tout…

— Le travail, le travail ! Depuis le temps que tu me dis ça… Ah, vous êtes bien tous les mêmes ! Tiens, on croirait entendre Antoine ! Lui aussi passe son temps loin de cette pauvre Pauline ! Lui, c'est son hacienda qui le tient, toi c'est le canal ! Mais le résultat est le même, il faut toujours que vous courriez après je ne sais quoi.

— Peut-être, mais ce n'est pas si simple, dit-il. Et puis si on s'arrêtait de courir, comme tu dis, je ne sais pas si on aurait le courage de repartir, c'est peut-être pour ça qu'on continue…

— Alors tu ne prendras jamais le temps de m'emmener à Paris, murmura-t-elle, tu auras toujours autre chose à faire ! Pourtant tu me l'as promis, et tu m'en as si souvent parlé de ton Paris ! C'était pas vrai alors ? Juste un rêve ?

— Mais non, assura-t-il en s'approchant d'elle et en l'enlaçant, c'est vrai, c'est promis. On ira en France un jour, tous les deux, bientôt, j'espère. Mais pour pouvoir te traiter là-bas comme tu le mérites, il faut encore que je coure un peu, comme tu dis. Mais, promis, je serai vite de retour.

Martial essuya ses mains pleines de graisse dans un chiffon noir de cambouis et décacheta le câble qu'un porteur venait de lui tendre.

Il faisait si chaud dans les tréfonds de la machine et il transpirait tellement que plusieurs grosses gouttes de sueur vinrent s'écraser sur l'encre violette du message.

Il parcourut la missive, hocha la tête, puis froissa le papier et le jeta à ses pieds, dans l'eau noirâtre et croupie sur laquelle s'étiraient et miroitaient de longues mèches d'huile moirée.

Il n'était pas surpris par le refus que venaient de lui signifier Edmond et Herbert. Sans savoir pourquoi, il n'avait jamais vraiment cru que les deux financiers de la Sofranco approuveraient son idée. Elle était trop audacieuse pour eux, trop risquée.

Car vu de loin, de Santiago par exemple, et avec un regard précis de comptable, l'achat d'une drague c'étaient d'abord les centaines de milliers de pesos qu'il fallait débourser. C'étaient ensuite les milliers d'heures de travail que l'engin devait fournir avant d'être amorti.

Tout était très différent pour lui qui vivait depuis tant d'années au contact avec l'eau, la boue, la glaise, les rochers, tous ces éléments qu'il fallait coûte que coûte aspirer, creuser, excaver, extraire.

Aussi, au-delà des considérations financières, une drague, c'était avant tout le ronflement et les grincements d'une machine bien réglée creusant le lit du canal. C'était le plaisir et la fierté de la voir progresser en déversant dans les wagons, ou sur les berges, d'énormes monticules de sables et de boue, preuve tangible que le travail avançait.

« Et le comble, c'est qu'ils ont sans doute raison, ces banquiers de malheur ! songea-t-il en essuyant son torse ruisselant de sueur d'un revers de bras. Oui, ils ont raison, mais moi je n'ai pas tort… »

Ou alors, s'il avait tort, c'est qu'il se trompait depuis des années, depuis qu'il s'était jeté dans cette aventure. Mais si tel était le cas, se leurraient avec lui les centaines d'ingénieurs qui, eux aussi, prenaient chaque jour le risque d'être là, à la merci des fièvres, des piqûres, des morsures, du venin, uniquement pour ouvrir entre deux océans, entre deux mondes, cette longue et titanesque artère dans laquelle, un jour, bientôt, s'engageraient les navires.

« D'accord, on y gagne des sous, reconnut-il, mais on pourrait en gagner autant ailleurs. Et surtout avec moins de peine et de fatigue et à l'abri des dangers. Si on reste là, si je reste là, c'est que j'y trouve autre chose, mais ça, Herbert et Edmond ne peuvent pas le comprendre ! »

Romain repartit pour Panamá au début du mois de février. Le voyage fut plus long qu'il ne le pensait car un imprévu le contraignit à faire escale à Callao où il perdit quelques jours.

En effet, peu avant son départ, un câble était arrivé à la Sofranco. Il annonçait que de graves avaries venaient de se produire sur le Rosemonde. Le bateau était immobilisé dans le port péruvien et son capitaine réclamait des instructions.

— On oublie trop que ce bateau n'est plus de première jeunesse et qu'il a déjà beaucoup servi ! Alors tâchez de voir ce qu'il faut faire, lui avaient recommandé Edmond et Herbert. Tenez-nous au courant, mais votre décision sera la bonne.

Il quitta donc le vapeur de la Kosmos où il était si confortablement installé et débarqua à Callao.

Il trouva le Rosemonde amarré en bout de quai, non loin de l'endroit où, par un matin d'automne 80, le capitaine Fidelicio Pizocoma les avait magistralement roulés, Martial et lui.

Depuis, le bateau avait reçu bien des coups de tabac et parcouru surtout des milliers de milles entre Tumbes et Valdivia. Romain, qui ne l'avait pas revu depuis des années, fut impressionné par son délabrement, sa vétusté. « Faut être courageux pour prendre la mer sur ce sabot percé ! » songea-t-il en grimpant à bord.

— Et alors, qu'est-ce qui est cassé ? demanda-t-il au capitaine.

C'était un homme honnête et compétent en qui il avait toute confiance, aussi fit-il grand cas de ses observations.

— La chaudière est morte, l'arbre est à la limite de la rupture, le gouvernail est faussé. En plus, il y plusieurs petites voies d'eau qui ne demandent qu'à s'agrandir. Si vous ajoutez à cela que la voilure auxiliaire est en loques et que les tarets sont obèses à force de bouffer la coque, vous aurez un bon portrait…

— Et la cargaison ?

— Pas de problème. J'ai pris sur moi de recéder tous les cuirs et peaux embarqués à Palita, Chimbotes et Huarney. Vous comprenez, avec les cales qui prennent l'eau… J'ai l'argent à votre disposition.

— Le Rosemonde mérite les réparations ?

— Oui et non. Oui, si on le retape pour le destiner au petit cabotage tranquille, avec navigation en vue des côtes. Non, pour reprendre la haute mer comme nous le faisions jusque-là.

— Eh bien, voilà qui nous arrange ! Bon sang, manquait plus que ça ! Qu'est-ce qu'on va faire de ce rafiot ?

— Je me suis renseigné, dit le capitaine, si vous voulez, j'ai un acquéreur.

— Pour ça ? s'étonna Romain.

— Mais oui. Une fois bien radoubé et calfaté, il peut rendre des services, par mer calme bien sûr.

— Combien ?

— Six mille cinq cents pesos.

— On l'avait payé vingt-cinq mille, mais il n'était déjà pas neuf, calcula Romain. Et où est-il votre acheteur ?

— On le retrouvera là-bas, au cabaret d'Ignacio Pachacha. Mais si vous êtes décidé à vendre, moi aussi je le prends à ce prix-là… Je l'aime bien, le Rosemonde, ajouta le capitaine, si on est prudent, on peut encore faire un bon bout de chemin ensemble. Vous savez, vous ne tirerez pas plus de six mille cinq cents pesos… Et pour être tout à fait franc, l'acheteur dont je vous ai parlé n'en offre que six mille trois cents. Moi, j'ajoute deux cents, parce que je l'aime bien, le Rosemonde…, redit l'homme avec un petit sourire d'excuse.

— Je vois, dit Romain.

Il ne mettait pas en doute l'honnêteté du capitaine et comprenait même très bien qu'il se fût attaché au navire. Ils avaient tellement navigué ensemble, et ils en avaient sans doute tant vu !

— D'accord, reprit-il, on signe les papiers et le Rosemonde est à vous. Vous avez toujours bien servi la Sofranco, alors je prends la vente sur moi. Le Rosemonde ne vous coûtera que six mille deux cents pesos, pas un centavo de plus. Avec ce que vous économiserez vous pourrez un peu le réparer, ça va comme ça ?

Rarement regard de reconnaissance et de remerciement lui avait paru si sincère, il en fut ému. Cela atténua la petite flamme nostalgique qui le brûlait un peu en quittant Callao quatre jours plus tard.

Il avait beau se répéter que le Rosemonde était presque devenu une épave et que six mille deux cents pesos étaient encore une affaire, il ne pouvait s'empêcher de penser qu'avec sa vente se tournait définitivement une page. Désormais, le Rosemonde n'était plus, lui aussi, qu'un souvenir ; un de plus…

Ce fut Tchang, ravi de le revoir, qui expliqua à Romain où se trouvait Martial.

— Tu dis au kilomètre 18 ? En face de Lagarto ? Mais c'est le secteur des dragues, ça ! Qu'est-ce qu'il fait là ?

— Il travaille, monsieur, depuis quinze jours maintenant.

— Avec une drague ?

— Oui oui, et il est tout content parce qu'elle marche très bien, assura le Chinois avec un large sourire.

— Si j'y comprends quelque chose…, murmura Romain.

Arrivé à Santa Dolores peu avant midi, il n'avait pas prévu de se rendre sur le chantier avant le lendemain et comptait occuper son après-midi en reprenant contact avec les hommes des ateliers. Mais la curiosité l'emporta, il sauta dans la première navette et partit au kilomètre 18.

Il reconnut tout de suite la drague, c'était bien la Ville de Lodève. Mais une machine superbe, repeinte, et surtout qui ronflait à la perfection et dégorgeait sans à-coup un flot ininterrompu de gravats.

— Ça alors, c'est miraculeux, murmura-t-il.

— Eh bien, tu n'as pas reçu le câble ? demanda-t-il peu après, dès que Martial et lui eurent échangé quelques nouvelles.

— Si, mais j'avais déjà résolu le problème, ou plutôt, j'étais en passe de le résoudre, alors le câble… Note bien que je persiste à penser que nous aurions dû acheter des engins neufs, mais enfin…

— Mais comment diable as-tu réussi à la réparer ? Tout le mécanisme de dragage était hors d'usage ! Seule restait la coque, et encore…

— C'est l'ami O'Brien qui m'a mis sur le coup. L'American Dredging and C° avait une drague à simple couloir, comme la nôtre. Elle était hors service depuis qu'elle avait rompu ses amarres, ça fait plus de six mois. Elle était échouée en plein marécage, presque à l'embouchure du Chagres. Une ruine du point de vue coque, avec de l'eau jusqu'à mi-ventre, mais pas mal de bonnes pièces dans la machine.

— Je commence à comprendre…

— Oui, j'ai tout racheté ! Deuxième opération, toujours grâce à O'Brien, j'ai appris que la Compagnie B.L.L., celle qui creuse en rade de Panamá, a rénové son matériel. Elle avait une vieille machine à vendre, du même modèle que la nôtre. Là aussi, j'ai acheté l'ensemble. Troisième mouvement, j'ai fait venir une chaudière neuve, c'était indispensable. Mais je ne regrette pas, elle est de haut rendement, pense un peu, elle développe plus de cent chevaux ! Ensuite, j'ai mis presque tous nos mécaniciens sur les engins. On a travaillé nuit et jour comme des fous pendant un mois ! On a tout démonté, transporté, nettoyé, renforcé, forgé, graissé, remonté, repeint ! Et voilà le résultat ! expliqua Martial en désignant la nouvelle Ville de Lodève. Une merveille, elle nous fera de l'usage ! Quel dommage qu'on n'en possède pas deux de plus !

— Mais le prix ?

— Ah ça, c'est mon problème. Mais j'ai calculé qu'à un tiers de piastre le mètre cube on devait pouvoir l'amortir en moins de douze mois, enfin si tout va bien…

— Tu as prévenu Edmond et Herbert ?

— Oui, quand tout a été fait, parce que, si tu veux mon avis, je les trouve de plus en plus timorés…

— Ils n'ont peut-être pas tort d'être prudents, dit Romain qui ne pouvait s'empêcher de penser à tout ce que lui avaient raconté les deux hommes.

— Allons bon ! Toi aussi ? plaisanta Martial. Parole, c'est l'ami Antoine qui a déteint sur toi !

— Non. D'ailleurs tu te trompes, il a défendu notre point de vue. Cela dit, dans l'immédiat, je ne pense pas que ce soit sa principale préoccupation. Il embarque bientôt pour la France et a beaucoup à faire avant.

— C'est vrai ! mais alors on va le voir, et aussi Pauline et les enfants. Ça, c'est une heureuse nouvelle !

— Non, sur certains points, notre ami est effectivement très prudent, dit Romain. Il sait que nombre de navires en provenance d'ici, surtout dès la saison sèche et à cause de la fièvre jaune, sont mis en quarantaine lorsqu'ils atteignent la France. Il n'a aucune envie de se morfondre en rade de Saint-Nazaire avec toute sa famille ! Alors il prendra la route du sud.

— Dommage, j'aurais bien aimé les revoir tous, surtout mes filleuls. Enfin, peut-être qu'ils passeront ici au retour, mais bien sûr, il manquera Marcelin…

— Il faut aussi que je te dise, ajouta Romain, je ne suis là que pour trois mois. Oui, il faut me comprendre. Clorinda va être seule pour tenir La Maison de France jusqu'en septembre. Alors je lui ai promis de redescendre assez rapidement.

— Mais tu remonteras bien ici un jour ?

— Naturellement, dès que Pauline et Antoine seront de retour.

— Et comment fait Antoine pour Tierra Caliente ?

— M. de Morales est sur place. Et puis surtout, Antoine a délégué ses pouvoirs à Joaquin et il peut compter sur lui pour faire appliquer ses directives !

— Je croyais qu'il voulait l'emmener en France ?

— C'est vrai, mais le métis a posé des conditions absolument inacceptables !

— Joaquin, des conditions ? C'est bien la première fois ! s'étonna Martial.

— C'est un cas de force majeure ! Il était prêt à partir en France, mais il voulait qu'on lui garantisse que le soleil s'y conduisait honnêtement, c'est-à-dire comme au Chili ! Aussi, quand Antoine lui a dit que ce n'était pas possible et qu'en plus ils allaient arriver au printemps alors que c'est l'automne à Tierra Caliente, il s'est refusé à mettre les pieds dans des pays où se déroulent de telles diableries ! J'ajouterai que ton filleul n'a pas arrangé les choses ! Oui, il a voulu lui expliquer, sur un melon, que la terre était ronde et qu'elle tournait autour du soleil. Moralité, Joaquin est désormais persuadé que puisque lui a les pieds sur terre et la tête en haut, ceux qui sont de l'autre côté, en France, et qui tiennent par miracle, ont fatalement la tête en bas. Alors ça, plus le soleil, plus les saisons, c'était beaucoup trop pour lui.