8
La fatigue aidant, car elle dormait très mal à cause des travaux nocturnes qui modernisaient La Maison de France, Pauline se demandait de plus en plus souvent si elle n'était pas en train de commettre une énorme et ruineuse bêtise.
Elle n'était pas loin de penser, dans ses moments de doute, que cette gourgandine de Gabriela Oropendola ne méritait pas tant de tracas, de bouleversement et de frais. Et sans doute même eût-elle limité les transformations si sa concurrente n'était venue faire scandale au cœur même de La Maison de France dès qu'elle avait eu vent de la contre-attaque.
Pauline estimait avoir eu beaucoup de patience jusque-là. Car si ouvrir un établissement dans le but avoué d'écraser La Maison de France était déjà difficilement supportable, venir en plein après-midi uniquement pour semer la zizanie, c'était vraiment une déclaration de guerre, une incitation aux pires représailles !
D'autant que cette chamelle de Gabriela, après avoir dénigré toute la marchandise, avait proféré des insultes absolument impardonnables.
Insinuant d'abord que Pauline paraissait très heureuse et épanouie en l'absence prolongée de son époux ; glissant ensuite que Martial connaissait très bien le chemin du magasin, elle avait fini par susurrer qu'il devait s'en passer de belles avec Herbert et Edmond qu'on voyait venir de plus en plus souvent, surtout à la nuit tombée…
Pauline n'avait même pas pu feindre de ne rien entendre car Gabriela avait pris soin de se faire accompagner par une amie à qui elle faisait part de tous ses persiflages sur un ton qui n'avait rien de confidentiel. Pâle de rage, elle avait donc fait front.
— Je suis certaine que vous vous êtes trompées d'établissement, avait-elle dit en s'approchant des deux jeunes femmes.
Elle les avait alors toisées de la tête aux pieds, longuement, en professionnelle de la mode et de la haute couture, avait vite vu que rien dans leur tenue ne provenait de La Maison de France et avait alors lancé :
— À voir vos fripes, je constate que vos moyens financiers sont très limités. Vous ne trouverez donc rien ici qui soit à votre portée. La maison ne fait ni dans l'économique, ni dans le vulgaire ! Maria ! Raccompagnez ces personnes, et veillez surtout à l'avenir à ce qu'elles ne viennent plus importuner la clientèle. Et si elles insistent, appelez Arturo, il vous aidera à les éconduire ! avait-elle ordonné à une de ses vendeuses.
Or, malgré cette rude empoignade, qui ne pouvait qu'attiser la détermination de Gabriela, et sans doute aussi sa haine, Pauline se demandait si tout son combat n'était pas vain.
« Je suis trop vieille pour me lancer dans de semblables aventures, songeait-elle, et puis, quoi qu'on fasse, je suis sûre que ce sera insuffisant. La petite Oropendola est jeune, elle, pleine d'allant, d'idées, comme nous il y a quinze ans… »
Elle se remémorait alors leurs débuts avec Antoine, Martial et Rosemonde, leurs efforts, l'incendie de La Maison de France, sa reconstruction et surtout leur lutte journalière et s'en voulait de prêter ainsi le flanc au découragement.
« Si Antoine avait été là, je suis certaine qu'il ne se serait pas laissé faire », concluait-elle.
Alors, même si cette pensée lui venait en pleine nuit, elle quittait son lit, enfilait sa robe de chambre, traversait la maison et allait houspiller les menuisiers, les tapissiers et les peintres, pour qu'ils aillent plus vite et sachent surtout qu'elle ne dormait que d'un œil.
Mais, trop souvent assaillie par le doute, peut-être eût-elle baissé les bras sans l'aide morale que lui apportèrent ses enfants. Ils étaient déchaînés. Même Silvère ne ménageait pas ses conseils. Ils étaient simples et rejoignaient tout à fait ceux que Clorinda avait un jour envisagés en plaisantant ; expédier Arturo mettre le feu chez Gabriela !
— Ne répète jamais ça ! On pourrait t'entendre ! grondait Pauline. Et puis Clorinda disait ça pour rire, tu sais bien !
— Pour rire, peut-être, mais elle avait raison ! s'entêtait le gamin.
Plus sérieux étaient les arguments des jumeaux.
— Tu comprends, expliquèrent-ils à leur mère, on parle de plus en plus de ça à l'école. Il y a les pour La Maison de France et les pour À la Ville de Paris !
— Vous feriez beaucoup mieux de vous occuper de vos études ! Surtout toi ! lança-t-elle à son fils. Tu as beaucoup mieux à faire que de te mêler de ces bêtises !
— Ce ne sont pas des bêtises ! s'insurgea Pierrette. Il faut qu'on reste les meilleurs, on ne va quand même pas se laisser faire ! Dis, on va gagner ?
— Mais oui, on gagnera, sourit Pauline.
— Et on aura le plus beau magasin de la ville ! insista Pierrette.
— Oui, je crois pouvoir dire oui, avoua-t-elle sans avoir à forcer.
Et il était vrai que La Maison de France rénovée, repeinte extérieurement en bleu roi que rehaussaient des lisérés et arabesques d'or, allait avoir fière allure.
De part et d'autre de sa porte crânement embellie par deux petits drapeaux français entrecroisés, elle proposait des vitrines agrandies, mieux ordonnées et tapissées en soie ivoire garnie de galons bordeaux.
Là, sur des étagères capitonnées de satin et nappées de tulle, s'offraient d'un côté les plus belles toilettes, de l'autre tous les meilleurs produits alimentaires.
Au fronton, en bâtardes de deux pieds, dorées à l'or fin, resplendissait l'enseigne : La Maison de France.
Sitôt la porte poussée, dans un tintement cristallin de carillons, commençait l'enchantement. À gauche d'un couloir de vitraux chatoyants, dans un foisonnement de miroirs et de lustres, s'alignaient des comptoirs et des penderies garnies d'une profusion de toilettes et de chapeaux. Quatre petits salons d'essayage, gracieux comme des bonbonnières, se dissimulaient derrière des tentures de cretonne. Et chacun avait sa couleur, sa psyché, sa coiffeuse.
Au centre de la pièce, un large espace était prévu. Dès la fin des travaux, il recevrait de vastes et profondes bergères où les clientes pourraient choisir sans fatigue les effets que leur proposeraient les vendeuses. Pauline avait même prévu de leur offrir du thé, du café ou des rafraîchissements, et aussi des friandises.
De l'autre côté du couloir, s'ouvrait le palais de la gastronomie. Là, sur d'épaisses étagères d'acajou, s'élevaient des pyramides de bouteilles de vins fins ; et les plus rares crus des plus grands châteaux étaient là. À côté d'eux trônaient les flacons d'alcool ; les vieux armagnacs presque roux, la mirabelle de Lorraine, limpide comme de l'eau de roche, les calvados mordorés, les cognacs couleur de châtaigne, les vieilles prunes aux reflets blonds.
Enfin, au-dessus de tout, sur une étagère particulière, symbole incontesté du raffinement français triomphaient les bouteilles de champagne.
De part et d'autre de cette précieuse réserve, derrière des vitrines aux carreaux immaculés, s'accumulaient des monceaux de boîtes, de terrines, de bocaux et de bidons, tous ennoblis par l'estampille des prestigieuses maisons parisiennes.
Et à côté du foie gras des Landes ou du Périgord, s'offraient les truffes, les cèpes séchés, les confits d'oie et de canard du Lot et de la Corrèze.
Sur d'autres rayons, dispensant alentour de suaves et délicats effluves, se proposaient aux gourmets les meilleurs choix de café et de thé, les chocolats et les pralines, les calissons et les nougats, la bergamote, les fruits confits, le pain d'épice aux tranches grumeleuses toutes luisantes de miel blond.
Certes, tous ces produits et toutes ces toilettes étaient déjà en vente bien avant la restauration de La Maison de France, c'étaient eux qui avaient fait son succès et qui avaient établi sa réputation. Mais désormais, grâce à une totale transformation axée sur la finesse mais aussi sur la présentation des marchandises et le bien-être des clients, ils allaient faire son triomphe.
Et Pauline pouvait dire à sa fille, sans exagérer : « Oui, notre magasin est le plus beau ! »
Mais ce qu'elle taisait, pour ne pas détruire l'enthousiasme et l'optimisme des enfants, c'est qu'elle n'était pas certaine que tout cela soit utile.
Deux jours avant l'inauguration, alors que tout était presque fini, que les cartons d'invitation étaient déjà expédiés et les prospectus distribués, Pauline crut vraiment que ses pressentiments étaient fondés.
Les enfants venaient de partir à l'école et les vendeuses n'étaient pas encore là lorsqu'elle s'immobilisa, cœur battant. Elle avait appris à interpréter certaines de ses réactions depuis plusieurs années. Ainsi, lorsque ses tempes semblaient se resserrer et qu'une sueur moite couvrait son front, savait-elle, à coup sûr, qu'un tremblement de terre était proche.
Aussi posa-t-elle vivement la robe qu'elle était en train de plier lorsqu'elle se sentit prise d'un malaise. Elle avait toujours une peur maladive des temblores et, par crainte de périr écrasée sous quelques solives, se précipitait à l'extérieur à la moindre alerte.
« J'espère que les enfants sont eux aussi dehors ! » pensa-t-elle en se ruant dans le jardin.
Elle s'arrêta au milieu de la pelouse et attendit en se mordant les lèvres d'anxiété. Déjà un bruit sourd et terrifiant grondait dans le sous-sol.
« Et voilà, j'avais raison, tout va être détruit, tout ! » pensa-t-elle.
Elle prit alors conscience de ce qu'avait de dérisoire et de stupide le combat qui l'opposait à Gabriela Oropendola.
— Tout cela est ridicule, murmura-t-elle en s'obligeant à regarder les murs de la maison. Elle était persuadée qu'ils allaient se lézarder et s'ouvrir et que tout le bâtiment croulerait. C'était un phénomène si courant dans ce pays, si naturel, même !
Et soudain le sol trembla, mais à peine, juste un frisson, un spasme étouffé. Le grondement s'éloigna, disparut et dans les arbres et les bosquets du jardin les oiseaux reprirent leurs chants.
— Eh bien, ce ne sera pas pour aujourd'hui, souffla-t-elle en s'essuyant les yeux.
Quand les tremblements s'arrêtaient, elle avait toujours la même réaction et se mettait à pleurer. Elle se jugeait très stupide, mais était incapable de stopper ses larmes ; même Antoine ne parvenait pas à les tarir lorsqu'il était là.
— C'est rien, madame, dit Arturo en sortant de la cuisine, rien du tout ! Les casseroles ont même pas bougé ! C'est fini, faut pas avoir peur !
Il la connaissait bien, savait à quel point les temblores la rendaient malade.
— Tu as raison, ce n'était rien, je me suis bêtement affolée, avoua-t-elle.
Elle s'efforça de sourire et rentra dans la maison. Mais elle ne put chasser l'angoissante idée qui la poussait à se dire que, peut-être, un jour ou l'autre, dans une heure ou dans dix ans, elle n'aurait pas le temps de sortir…
Au soir du retour de Martial à Santa Dolores, Antoine et lui veillèrent très tard dans la nuit. Après avoir donné force détails sur Pauline, les enfants et La Maison de France, Martial aborda les affaires du canal. Il voulait se remettre au courant de tout, reprendre le travail au plus vite et permettre ainsi à son compagnon de rejoindre Santiago dans les meilleurs délais.
— Je me suis renseigné, tu pourras embarquer sur l'Aconcagua. Tu verras, c'est un bon bateau. Je l'ai déjà emprunté, il appareille samedi en huit. De toute façon, il n'y a rien de valable avant. Et puis il faut bien compter quelques jours pour faire le tour du chantier avec toi et me replonger dans le bain, ou la boue, si tu préfères.
Sans vouloir l'avouer, il était un peu déçu, non d'être de retour, mais d'avoir trouvé si peu de changements sur l'ensemble du chantier. Il s'était attendu à mieux, à une avance plus rapide. Or, en regardant certaines portions, il avait le sentiment que pas un seul coup de pelle n'avait été donné depuis six mois !
Ce n'était pas qu'il fût pressé de voir terminer un ouvrage qui apportait de tels bénéfices à ceux qui y travaillaient. Mais il avait trop le sens des affaires pour ne pas pressentir que la lenteur des travaux reflétait sans doute quelques carences dans la gestion de la Compagnie.
Tout ce retard pris çà et là, toute cette lenteur n'auguraient rien de bon. Et les tergiversations de la direction – dont tout le monde parlait – pour savoir si oui ou non on choisissait enfin un canal à écluses étaient également très malsaines.
De même, s'il fut ravi lorsque Antoine lui parla du dernier marché proposé par O'Brien, fut-il choqué, et inquiet, en apprenant les tarifs proposés.
— Cinq piastres le mètre cube ? C'est de la folie furieuse ! Il est impossible qu'ils tiennent à ce prix ! Et tu dis que c'est la Carthbilh and C° qui sous-traite à ce niveau ?
— Oui.
— Qu'est-ce que c'est que cette entreprise ? Elle n'existait pas quand je suis parti d'ici.
— C'est exact, mais il faut bien remplacer toutes celles qui plongent…
— Ne me dis pas que c'est une maison anglaise, O'Brien n'a pas changé à ce point !
— Tu plaisantes ? s'amusa Antoine. Non, non ! L'ami O'Brien est bien toujours le même et tu connais sa devise mieux que moi : « Je méprise trop les Anglais pour les haïr, mais faut quand même pas me demander de travailler pour eux, ou avec eux ! » Non, la Carthbilh est américaine.
— Américaine ou pas, à cinq piastres le mètre cube, elle se cassera la gueule ; et nous avec si nous n'y prenons garde !
— Tu me reproches d'avoir accepté ce chantier ?
— Pas du tout ! C'est la preuve au contraire que nous devons être plus vigilants que jamais ! Crois-moi, j'aurai la Carthbilh à l'œil ! J'aimerais autant qu'elle ne nous refasse pas le coup de Pizocoma… Souviens-toi, à cette époque aussi on avait un sacré marché en main !
Antoine n'avait pas revu les Freeman depuis plus d'un an. Quant à Martial, absent de Santiago lors de leur dernière visite, il n'avait pas eu le plaisir de les rencontrer depuis presque trois ans. Aussi les deux hommes se faisaient-ils une joie de passer une soirée avec eux, pour répondre à l'invitation de Clorinda et de Romain.
Ils arrivèrent à la tombée de la nuit à la grande villa louée par Clorinda et furent tout de suite entraînés dans le tourbillon exubérant et joyeux que la jeune femme excellait à créer autour d'elle.
Magnifiquement habillée d'un ensemble en étamine et dentelles de laine crème, elle accueillit Antoine et Martial comme deux vieux amis et les poussa vers le salon. Les Freeman étaient déjà là, en conversation avec Romain.
Martial, bien que prévenu de l'accident subi par son compagnon, trouva qu'il avait une figure épouvantable. Il est vrai que Romain avait beaucoup maigri ; de plus, il était très pâle, et ses lèvres craquelées et noircies témoignaient encore des terribles accès de fièvre qui avaient failli l'emporter.
— Alors, te voilà de retour ! dit-il à Martial.
— Eh oui, le canal me manquait, et toi aussi naturellement, plaisanta Martial.
Comparés à Romain, les Américains avaient une mine superbe et semblaient en excellente santé.
— Vous venez creuser, vous aussi ? s'amusa Antoine.
— Ah ! S'il faut s'y résigner pour trouver quelques batraciens, reptiles ou sauriens rares, Andrew n'hésitera pas ! sourit Mary.
Antoine avait toujours été très sensible au charme que dégageait la jeune femme, à tel point que Pauline feignait parfois d'être jalouse.
« Ce soir, je crois qu'elle le serait vraiment… », songea-t-il en observant discrètement l'Américaine.
Mary Freeman était particulièrement en beauté, et il se demanda ce qui avait pu changer en elle pour qu'elle fût à ce point rayonnante. Ce n'était pas sa tenue, plutôt classique, dont le vert pâle était de mise pour une rousse aussi flamboyante.
Et soudain il comprit, tout était bien une question de couleur. Jamais il n'avait vu la jeune femme avec un teint aussi bronzé. Un hâle doré qui faisait encore mieux ressortir l'éclat des candides yeux verts qui éclairaient le visage et les mèches rousses qui l'encadraient.
— Donc, vous êtes toujours à la recherche de petites bêtes ? demanda-t-il enfin.
— Petites ou grosses ! assura Andrew. Je ne sais si vous vous en êtes rendu compte, mais l'isthme est un véritable paradis terrestre pour les naturalistes ! C'est superbe comme faune ! Pensez, ça part des papillons, et point n'est besoin d'être expert pour voir à quel point ils sont beaux et ça va jusqu'aux oiseaux ! Sans oublier les tapirs, les tatous, le bradype tridactyle, les caïmans, les serpents, les…
— On pourrait peut-être changer de sujet ? toussota Romain en souriant et en caressant son bras encore bandé.
— Veuillez m'excuser, dit Andrew. Bref, il y a de tout ici. Tenez, même des colonies entières de Pharomachrus mocinno, je veux dire de quetzals. Vous savez bien, c'est ce superbe et très étrange oiseau rouge et vert que les Mexicains vénéraient comme une divinité. Ils avaient baptisé le mâle Quetzalcóatl, serpent à plumes. À lui seul il mérite le voyage ! Et vous avez aussi des…
— Je crois que tu ennuies ces messieurs, coupa Mary en lui posant la main sur le bras.
— Tu as raison, veuillez m'excuser, sourit Andrew en levant son verre : Tenez, à l'ouverture de votre canal ! Vous comptez toujours l'inaugurer l'année prochaine ? À mon avis, il vous faudra faire vite…
Romain décela tout ce que la question comportait d'ironique et prit le parti de rire.
— Pour être franc, je ne le crois pas. Je suis même persuadé qu'il faudra patienter quelques années, dit-il, mais êtes-vous aussi expert en cette matière qu'en ornithologie ?
— Oh non ! Observateur, tout au plus. Vous comprenez, il y a plus d'un mois que nous avons accosté à Panamá et que nous furetons dans tout le secteur ; ça permet de se faire une idée. Mais, croyez-moi, contrairement à la majorité de mes compatriotes qui espèrent bien que la France va s'enliser dans ce canal, je souhaite, moi, que vous réussissiez, vous l'avez mérité.
— Eh bien, moi, je pense que nous avons tous mérité d'aller à table, invita Clorinda en se levant.
Antoine laissa passer les Freeman, Martial et Clorinda et retint discrètement Romain.
— Juste un mot, dit-il à voix basse, il faut absolument que tu décides Clorinda à repartir au plus tôt, avec moi, dans huit jours.
— Pourquoi ?
— O'Brien m'a prévenu qu'il y a une terrible épidémie de fièvre jaune, alors… Et ça empire d'heure en heure, il me l'a redit ce soir même. Et tu sais très bien que ses renseignements sont toujours bons…
— Je vois…, dit Romain en s'assombrissant. Mais je connais Clorinda, jamais elle ne voudra partir avant la date qu'elle a arrêtée !
— Il faut insister ! Bon dieu, on ne rigole pas avec la fièvre jaune ! Écoute, il te reste une semaine pour la convaincre. Si, si, on n'a pas besoin de toi sur le chantier, d'ailleurs tu as une tête à faire peur ! Alors tu vas rester là pour reprendre des forces et surtout pour décider Clorinda. Ici, ça devient beaucoup trop dangereux.
— J'essaierai, mais je crains qu'il ne faille un miracle pour la faire changer d'avis.
— Tu veux que je lance la discussion ? proposa Antoine.
— Surtout pas ! Ça gâcherait toute la soirée ! C'est pour le coup qu'elle ne te le pardonnerait pas !
— Il faudra pourtant bien que je prévienne aussi les Freeman, murmura Antoine.
— À mon avis, ils sont déjà au courant. Tu sais, les savants comme eux, ça ouvre les oreilles !
— Peut-être. Mais je le leur dirai quand même, juste avant de partir.
— Alors, comme ça, d'accord. Mais surtout, silence là-dessus pendant toute la soirée.
Le menu fut somptueux et raffiné. Et parce qu'il était évident que tous les convives se demandaient par quel miracle Clorinda avait pu obtenir un tel résultat, en un tel lieu, Martial voulut lever le voile.
— Votre cuisinier français mérite tous nos éloges ! Je n'avais pas fait un tel festin depuis mon dernier séjour dans le Bordelais, dit-il à la fin du repas.
— Qui vous a dit qu'il était français ? demanda Clorinda en souriant.
— Entre autres, sa façon de réussir les tournedos et les pommes sautées, le doigté qu'il possède pour donner tout son moelleux à la sauce aux champignons et au madère, son art pour saisir le canard, ni trop cru, ni carbonisé. Et enfin, sa parfaite connaissance de la crème renversée et des œufs à la neige !
— Vous me faites plaisir, dit Clorinda en rougissant, si, si ! J'avais peur qu'il ne rate tout. Il paraît qu'il n'avait pas tout ce qu'il lui fallait. Mais vous avez raison, c'est bien un Français.
— Et d'où sort-il ? demanda Antoine, un pareil chef ne doit pas se trouver sous les pas d'un cheval !
— Ah ça ! soupira Romain en levant comiquement les yeux au ciel. Il était bien placé pour savoir ce que lui avait coûté la prouesse de son amie ; un fait d'armes ruineux, mais néanmoins digne d'admiration et qu'il ne regrettait pas.
— C'est un des chefs du Bretagne, avoua Clorinda avec un charmant sourire destiné à Romain. J'ai aussi essayé d'y trouver quelques musiciens, mais ils n'ont pas voulu !
— Vous voulez dire le Bretagne de la Transatlantique ? Celui qui est en panne à Colón depuis quinze jours pour avaries de chaudières ? demanda Antoine qui n'en croyait pas ses oreilles.
— C'est ça, dit Clorinda.
— Eh bien, on peut dire que vous ne reculez devant rien, lança Martial, mais ça n'a pas dû être facile !
— Ah ça non, alors ! dit Romain, mais ce que femme veut…
— Laissez-moi vous dire que ce repas fut un vrai régal, dit Mary en venant au secours de Clorinda. Et encore bravo pour avoir réussi à faire venir un tel chef ! Elle observa son époux, nota qu'il semblait mal à l'aise : tes maux de tête te reprennent ? demanda-t-elle.
— Ce n'est rien, assura-t-il avec un sourire d'excuse. Oui, depuis quelques jours je suis victime d'assez désagréables céphalalgies. Mais ce ne sera rien, d'ailleurs ça passe au grand air…
— Eh bien, allons au salon, il y fait plus frais, proposa Clorinda en se levant.
C'est en atteignant son fauteuil que Andrew Freeman porta soudain la main à sa nuque et s'effondra en gémissant.
Sans aucun ménagement, le médecin appelé à la hâte au chevet d'Andrew diagnostiqua la fièvre jaune. Pour lui, c'était le huitième cas de la journée et il semblait tout à fait découragé.
— Si vous voulez, vous pouvez le transporter jusqu'à l'hôpital de Colón, dit-il à Mary, nous avons encore quelques lits vides, mais ça risque de ne pas être le cas très longtemps…
— Où sera-t-il mieux ? demanda Clorinda.
— Ici, si vous avez de la place. Mais je ne peux pas vous fournir d'infirmière, toutes nos sœurs de Saint-Vincent-de-Paul sont débordées. Depuis trois semaines, nous sommes en pleine épidémie. Et beaucoup de ces pauvres sœurs ont même payé leur dévouement de leur vie…
— Vous pouvez rester là, si vous voulez, dit Clorinda à Mary. Et ne vous inquiétez pas, nous vous aiderons à le veiller.
— Alors bonne chance, dit le médecin, moi, il faut que je parte, on ne sait plus où donner la tête !
Antoine l'accompagna jusqu'à son cabriolet, le retint avant qu'il n'y grimpe.
— Quelles sont les chances de guérison dans ce genre de maladie ? demanda-t-il. Il le savait très bien, mais voulait l'entendre confirmer par un praticien.
— Quelle maladie ? grinça le médecin. Bon dieu, vous connaissez le proverbe indigène, non ? : « Il n'y a pas de malades à Colón, il n'y a que des morts ! » Notez, c'est un avantage : avec la fièvre jaune, on est sûr que ça ne traîne pas…
— Combien de chances ? insista Antoine.
— Une sur deux.
— Et la contagion, elle existe oui ou non ?
— Bah ! Personne n'en sait rien, certains l'assurent et préconisent la quarantaine, d'autres non.
— Et vous ?
— Je ne sais pas… Maintenant, excusez-moi, il faut vraiment que je parte.
— À demain, dit Antoine.
— Pourquoi faire ? Il n'y a aucun traitement, sauf essayer de faire tomber la fièvre et pour ça j'ai laissé ce qu'il fallait.
— Alors vous ne servez à rien ! protesta Antoine.
— Ben non, vous ne saviez pas ? dit le médecin en haussant les épaules.
Il grimpa dans sa voiture et fouetta son cheval.
— Que vous a-t-il dit ? chuchota Mary dès qu'elle vit revenir Antoine.
Il hésita, faillit mentir puis comprit qu'elle décèlerait toute fable. Mais il s'en voulut néanmoins d'avoir trop franchement parlé lorsque se brouilla le regard vert qui le fixait jusque-là avec espoir et qui devint soudain apeuré, traqué.
— Il a dit une chance sur deux…, répéta-t-elle.
— C'est ça.
— Ce n'est pas possible ! Il faut faire quelque chose ! On ne va pas rester là les bras ballants, à attendre !
— Je crois que si, dit-il, mais on va tous vous aider à le veiller. On se relaiera. Et puis quoi, une chance sur deux, c'est quand même mieux que rien !
— Vous dites ça, mais vous n'en croyez pas un mot, dit-elle en se détournant.
Andrew passa une nuit à peu près calme et tous pensèrent que sa jeunesse et sa solide constitution étaient en train de reprendre la dessus.
Au matin, il était très conscient et apaisé. Il réclama à boire et plaisanta même un peu, pour tenter d'arracher un sourire à Mary.
La crise revint à midi, terrifiante. Et sous les yeux effarés de sa femme et de ses amis, Andrew tomba dans une fulgurante chute. Torturé par la fièvre qui boursouflait ses traits, gonflait ses paupières et contractait ses mâchoires, il devint méconnaissable en quelques heures.
La nuit revint et s'étira, ponctuée d'accalmies et de soupirs, de rechutes et de râles. Puis, au petit jour, pendant que Mary, rompue de fatigue, avait sombré dans un sommeil agité, le malade fut secoué par quelques spasmes, violents et caverneux.
Il commença à vomir peu après, en de longs jets de bile fétide et noirâtre qui souillèrent les draps. Éveillée en sursaut, Mary, telle une somnambule, écarta Clorinda et commença à nettoyer la literie, puis le torse et le visage de son époux.
Romain rejoignit Antoine et Martial qui venait de sortir prendre l'air car l'odeur et l'atmosphère de la chambre étaient devenues irrespirables.
Accompagné par le concert des oiseaux, un soleil jaune perçait maintenant à travers le brouillard. Et au loin, en direction du canal, commençait à monter la rumeur du travail.
— Il est foutu, murmura Romain en allumant un cigare.
Martial et Antoine approuvèrent silencieusement. Ils savaient l'un et l'autre que les vomissements qui secouaient maintenant le malade annonçaient l'ultime phase de la fièvre jaune, justement baptisée vomito negro par les Espagnols.
Et eux qui étaient tellement habitués à se battre, à lutter, savaient qu'ils ne pouvaient rien faire, rien tenter. Tous gestes devenaient vains. Ils se sentaient désarmés devant la mort qui, déjà, se penchait vers Andrew.
Antoine se souvint soudain. Et ce fut si terrible, si violent et si précis à la fois, qu'il se mordit les lèvres de rage, pour ne pas en pleurer ! Il se revit sur le Cuvier, ce fin clipper qui filait vers Valparaíso. À bord, dans une petite cabine d'acajou qui elle aussi sentait la mort, le docteur Portales déjà presque agonisant avait cessé de lutter.
C'est alors qu'Andrew avait demandé à Antoine : « Vous ne croyez pas en Dieu, n'est-ce pas ? Avec Dieu, tout devient plus clair, et la mort moins terrible… »
— Un padre ! dit-il brusquement en attrapant Martial par le bras, il faut un padre pour ce pauvre bougre ! Il faut qu'il ait au moins ça. Il y croit, je le sais, il me l'a dit un jour…
Martial et Romain se regardèrent avec étonnement, hésitèrent. Puis Martial approuva.
— Tu as sûrement raison, mais tu crois qu'elle voudra ? Je veux dire : tu crois que Mary le laissera entrer ? Dans un cas pareil, un padre, c'est jamais bon signe…
— Va toujours en chercher un, on verra ensuite, dit Antoine. Allez va vite, tu connais mieux que moi ce putain de pays !
Martial était déjà parti depuis dix minutes lorsque Mary sortit à son tour dans le jardin en titubant de fatigue.
Défigurée par le chagrin et l'abattement, elle offrait un visage tellement bouleversant que Romain et Antoine se sentirent gênés d'être là, en simples témoins impuissants. Gênés et furieux de ne pouvoir rien faire, rien dire pour la soulager un peu, pour l'aider. Pour remettre un peu d'espoir dans son regard et la lumière d'un sourire sur ses traits.
Elle s'approcha d'Antoine, parut hésiter, puis tendit les mains vers lui. Et c'était vraiment un appel à l'aide, un réflexe de survie. Il l'attira doucement contre son épaule, lui caressa gauchement les cheveux.
— Il est perdu, dit-elle enfin, je le sais. Elle releva le visage, le fixa de son profond regard vert : S'il vous plaît, dit-elle, allez chercher un prêtre, vite, s'il vous plaît.
— C'est fait, dit-il, il va venir. Martial est parti le chercher.
— Vrai ? Vous y avez pensé ? dit-elle avec un regard à la fois incrédule et soulagé.
— Oui. Il ne va pas tarder maintenant…
— Merci d'y avoir pensé, murmura-t-elle en s'écartant, merci.
Elle tenta d'ébaucher un sourire de gratitude, ne parvint qu'à grimacer et rentra dans la maison.
— Bon, il va falloir que je file au chantier, soupira Antoine en observant le soleil. Dis à Martial de me rejoindre, on ne peut absolument plus laisser les gars sans directives, Joaquin tout seul ne fait pas le poids. Et puis, de toute façon, ici je ne sers à rien… On ne peut plus rien faire…
— Si, reste. On a besoin de toi ici, beaucoup plus que là-bas. C'est moi qui vais aller sur le chantier, décida Romain.
— Mais non ! Tu tiens à peine debout ! Et puis souviens-toi, tu dois convaincre Clorinda…
— Maintenant, ce ne sera pas compliqué, assura Romain. À ce soir, dit-il, et d'ici là, bon courage. De nous deux, c'est toi qui as la plus mauvaise part…
Après une interminable journée d'agonie, entrecoupée de quelques instants de totale lucidité, Andrew Freeman, muni des sacrements de l'Église, entra en éternité au coucher du soleil. Il était dans sa trente-septième année.
Jusqu'à la fin, comme un enfant malade mais confiant qui s'accroche à sa mère, il serra entre sa main moite et brûlante les doigts fins, mouchetés de taches de rousseur, de son épouse Mary.
Trois heures après le décès d'Andrew, alors qu'il reposait, enfin apaisé, sur sa couche mortuaire, Mary porta vivement la main à sa nuque et s'effondra à son tour en geignant de douleur.
Foudroyée par la fièvre jaune, elle ne reprit connaissance que quelques minutes, le lendemain, lorsque, une nouvelle fois, Antoine fit venir le padre.
Ce fut la dernière fois que les candides yeux verts s'ouvrirent. Et pendant que le prêtre officiait, assisté par un vieux servant indien au crâne galeux qui marmonnait les répons, le regard de la mourante, tel un papillon émeraude, voltigea dans la pièce.
Il effleura Clorinda, figée par la tristesse, le découragement et la colère, se posa brièvement sur Martial qu'il parut à peine reconnaître et enfin sur Antoine.
Pendant un instant, il devint alors très doux, très chaleureux et calme. Puis il se fit suppliant.
Antoine comprit l'appel au secours, s'approcha du lit et dans sa large main saisit délicatement les doigts maintenant diaphanes de Mary. Alors, rassurés, calmés, les yeux verts se fermèrent enfin.
Mary Freeman ne sortit plus du coma et sa main lâcha mollement celle d'Antoine le lendemain matin, peu avant midi.