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Contre toute logique, parce que c'était l'ultime attitude à adopter, Martial se remit à espérer, s'obligeant à étouffer tout le scepticisme et les doutes que lui donnait une analyse lucide des problèmes rencontrés par la Compagnie, il se força à croire, une fois de plus, que de Lesseps retrouverait la confiance des actionnaires et des banques et retournerait la situation.
Et quand le vieil homme fit savoir qu'il allait lancer une nouvelle souscription qui permettrait de fournir le dernier coup de collier et d'achever le percement de l'isthme, Martial se raccrocha à ce fol espoir.
Comme un moribond qui voit approcher sa mort, mais qui refuse l'évidence et se met à tenir pour irréfutables les balivernes lénifiantes que lui distille son entourage, il décida que le miracle était encore possible.
Et il faillit presque avoir des mots avec O'Brien lorsque celui-ci se gaussa grassement de sa naïveté.
— Tu crois encore les boniments de tous ces voyous ? À ton âge et après tant d'années passées ici ! s'esclaffa l'Irlandais.
— Et pourquoi une nouvelle souscription ne réussirait-elle pas ?
— Et pourquoi la dernière a si lamentablement échoué ? ricana O'Brien. De toute façon, même si cet emprunt réussit, il servira tout juste à combler les trous, et il doit y en avoir de fameux ! Tiens, parle-moi un peu de la somme qui t'est due ? Je t'écoute ! Et à moi, tu sais combien me doivent les entreprises encore en activité ? Non, tu t'en fous et tu as bien raison, quand le navire coule, c'est chacun pour soi ! Allez, bois plutôt un coup avec moi et ne pense plus à cette souscription, ce n'est pas elle qui sauvera la Compagnie !
Malgré l'intime conviction qu'O'Brien avait raison, Martial s'entêta dans ses espoirs, ils étaient son dernier soutien.
Tout sombra pour lui lorsque fut annoncé, peu avant Noël, que l'émission d'agonie – comme l'avaient baptisée les infatigables détracteurs du canal – s'était elle aussi soldée par un total échec. Dans le même temps fut connu le verdict pris par la Chambre, à Paris, le 16 décembre.
Maintenant décidée à trancher dans le vif, à crever un abcès déjà trop enflammé, la majorité des députés avait repoussé une proposition de loi visant à proroger de trois mois les échéances de la Compagnie universelle du canal interocéanique.
Faible consolation, la Compagnie avait obtenu du Tribunal civil de la Seine la nomination de trois administrateurs provisoires. Ils échouèrent malheureusement dans toutes les tentatives qu'ils firent auprès des banques pour trouver des crédits. Unique satisfaction, ils firent promettre aux entreprises qui travaillaient sur le canal de poursuivre leur tâche pour quelques semaines encore.
Malgré cela, un mortel et inquiétant silence s'installa soudain sur tout le chantier.
Heureux de retrouver Clorinda après les deux mois d'inspection qu'il venait d'effectuer dans le nord, Romain apprit la nouvelle en arrivant à Valparaíso. Elle le choqua plus qu'il n'aurait cru.
Il savait pourtant depuis longtemps que le chantier de Panamá était frappé à mort, que ses jours étaient comptés. Mais le fait d'apprendre que tout allait être réellement consommé lui gâcha un peu le plaisir qu'il se faisait à l'idée de passer Noël avec Clorinda.
Il prit soudain conscience de toutes les forces et de tout le temps qu'il avait consacrés au canal et qui se révélaient maintenant inutiles, gâchés.
Il en était vexé, furieux aussi. Et amer, terriblement amer à la pensée de tous ceux, connus ou inconnus, que le mirage de Panamá avait engloutis, absorbés. Il se remémora aussi tous les risques qu'il avait encourus en travaillant là-haut, les invraisemblables épreuves et même les sacrifices que la vie sur le chantier lui avait imposés. Une existence souvent inhumaine qu'il n'avait pu accepter, il le découvrait maintenant, que parce qu'elle avait été soutenue par un génial défi à la nature, par une ambition folle mais enivrante.
Désormais, tout était fini. Du rêve fantastique ne restaient que les souvenirs et l'acide amertume que sécrètent les espoirs engloutis.
Il comprit aussi, et peut-être surtout, que son âge ne lui permettrait plus jamais de se lancer ainsi à corps perdu dans une épopée aussi phénoménale que l'avait été celle du canal.
Il avait maintenant plus de quarante ans et savait que l'avenir pouvait tout au plus lui offrir quelques modestes fantaisies, quelques gentils imprévus, histoire de mettre un brin de piment dans cette vieillesse qu'il voyait poindre.
Mais sur les grands coups de folie, les aventures flamboyantes, il ne devait plus compter.
Antoine aussi ressentit un petit coup au cœur quand il sut que le chantier serait bientôt fermé.
Comme ses amis, il attendait cette issue depuis longtemps, depuis des années même car, de tous, il avait été le plus sceptique, le plus prudent devant cette espèce d'insolente gageure que représentait cet audacieux labour ouvert dans la terre d'Amérique.
Mais parce qu'il avait lui aussi travaillé sur le canal, il accueillit son abandon comme une sorte de défaite, un aveu d'impuissance, une lâcheté presque.
Puis, comme Romain, il songea que l'arrêt des travaux marquait aussi la fin d'une époque, un peu pour lui, mais surtout pour Martial. Il ne crut pas un instant que son vieil ami puisse, comme par le passé, reprendre l'existence qu'il menait au Chili avant que ne commence le percement du canal. Il n'en avait maintenant ni la solidité physique ni la force morale.
« Sûr qu'il va rentrer en France, et cette fois pour toujours…, pensa-t-il. Quant à nous, il faudra bien qu'on envisage aussi de lever l'ancre un jour ou l'autre… »
Depuis leur voyage en France, et surtout depuis leur retour, il savait que la vie au Chili ne serait plus jamais la même pour Pauline. Maintenant, et beaucoup plus qu'avant, il était évident qu'elle s'ennuyait de la France, de Marcelin, de Rosemonde. Qu'elle aspirait à une vie plus paisible en un pays où le sol ne s'ébrouait pas sans arrêt.
Certes, elle ne se plaignait pas et ne soulevait même pas l'hypothèse d'une rentrée définitive, du moins dans un proche avenir. Mais il était tout aussi certain qu'elle ne se préparait pas non plus à finir ses jours sur un continent qui n'était pas le sien.
« On a quand même le temps d'y penser, calcula-t-il. Et puis nous, contrairement à Martial, nous avons du solide qui nous retient ici. Tierra Caliente, c'est important même pour Pauline depuis que Marcelin se prépare à y revenir. »
En cette approche de Noël et de l'été, toute l'hacienda resplendissait de vie, de santé, de richesse. Maintenant, seuls les vieux arbres fruitiers portaient encore sur leur tronc les stigmates imprimés par l'orage de grêle de l'année précédente. Partout ailleurs, dans les vergers et les vignes, l'alignement et la vigueur des jeunes plants réjouissaient le regard. Quant aux terres à céréales, les mois de jachère que leur avait imposés la catastrophe les avaient reposées.
Cette année les rendements allaient être magnifiques. Pedro de Morales était ravi et Antoine aussi. Mais un peu moins depuis qu'il imaginait l'état du chantier presque à l'abandon. Bien qu'il s'en défendît, comme Martial et Romain, il avait laissé un peu de lui quelque part entre Colón et Panamá.
Ce fut après une mémorable soirée de retrouvailles qui les conduisit du restaurant au théâtre, puis de là au cabaret et enfin dans la suite 23 de l'hôtel San Cristobal, que Romain se décida enfin à réagir.
Il comprit qu'il était indispensable d'étouffer cette pernicieuse idée qui tendait à lui faire croire que tout imprévu lui était désormais interdit ; faute de quoi il allait effectivement plonger dans la vieillesse.
« Bon sang ! je ne suis quand même pas si vieux ! » pensa-t-il en regardant Clorinda avec attendrissement.
Elle venait de lui prouver, avec son brio habituel, à quel point elle était heureuse de le revoir et prenait maintenant le frais sur le balcon de la chambre.
« Elle aussi est encore jeune, et comment ! » pensa-t-il en remplissant deux coupes de champagne.
— Tu sais ce que j'ai décidé ? lança-t-il en la rejoignant. Écoute, on passe tranquillement Noël et le 1er de l'an ici. Après quoi, je conclus quelques affaires avec Edmond, Herbert et Antoine, histoire d'être en règle avec la Sofranco. Ensuite, tu fais tes malles. Ou plutôt non, tu prends juste le minimum, on achètera sur place. Et à nous la belle vie !
— Tu n'aurais pas un peu trop forcé sur le champagne par hasard ? demanda-t-elle sans vraiment lui livrer le fond de sa pensée, car elle n'osait pas croire que son rêve pouvait se réaliser.
— Non, je n'ai pas trop bu, dit-il gravement en levant sa coupe, j'ai simplement décidé de changer mon fusil d'épaule.
Il s'assit à côté d'elle, l'attira :
— Depuis le début de ce canal, on a vécu comme des fous, poursuivit-il. Je ne regrette rien, mais quand même, maintenant que je sais que ça ne servira à rien… C'est quand même vexant, très vexant ! Ça fait surtout beaucoup de temps perdu ! Alors, on va le rattraper à fond. On va y mettre le prix et, crois-moi, je ne lésinerai pas ! Tu voulais découvrir Paris et la France, eh bien, on va s'y employer et sans compter !
— Vrai ? C'est sûr, on part ?
— Vrai !
— Mais alors, on sera à Paris pour l'Exposition universelle ! s'exclama-t-elle, ravie.
— Entre autres, oui. Pour ça, pour le reste, pour tout ! Même en voyant très large, et il n'est pas question de voir autrement, j'ai de quoi t'offrir les plus belles et les plus longues vacances que tu puisses souhaiter, alors profitons-en ! Ensuite, s'amusa-t-il en l'enlevant dans ses bras et en marchant vers le lit ouvert, peut-être que je serai obligé de reprendre la piste du côté de Calama ou de Quilliagua… Mais ça ne serait pas pour me déplaire !
Les quelques coups discrets qui frappèrent à la porte ne surprirent pas Martial, il les attendait.
— C'est toi ? chuchota-t-il.
— Oui, ouvre vite, murmura O'Brien.
Soulagé, il débloqua la serrure. Moins d'une heure plus tôt, alors que le soleil disparaissait dans la brume qui recouvrait la jungle, il avait été stupéfait de voir à quel point un homme pourtant aussi averti que l'Irlandais se refusait à regarder la vérité en face.
Elle était pourtant simple, limpide ! Le jour même, 4 février 1889, le Tribunal civil de la Seine avait prononcé la dissolution de la Compagnie universelle du canal interocéanique et ordonné sa mise en liquidation. Désormais, le chantier mort abritait des milliers d'hommes qui allaient très vite comprendre qu'ils ne seraient jamais payés, que les semaines de salaire que leur devaient certaines entreprises étaient perdues. Et tous ces Jamaïcains, ces Portoricains, ces Cubains et ces Chinois que de véritables sergents recruteurs avaient un jour convaincus de venir creuser le canal réaliseraient aussi qu'on était en train de les abandonner dans l'isthme.
On leur avait promis de bons salaires, du travail assuré pour longtemps, des logements agréables et, le canal ouvert, la possibilité de revenir chez eux. Or, tout prouvait qu'on se préparait à les laisser là.
Il était fou de croire que ces hommes grugés allaient passivement attendre la suite des événements. C'était méconnaître les réactions d'une foule en colère. Une foule pour l'instant abasourdie par l'annonce de l'arrêt des travaux, une masse encore inorganisée, hésitante. Mais bientôt, la rage et l'alcool aidant, un bloc grondant, prêt au pire.
Martial devinait ce qu'allaient être les jours suivants, difficiles, dangereux, impitoyables. Il le sentait. Car même si, dans un premier temps, l'étrange temps, l'étrange silence qui nappait le chantier pouvait faire croire que le calme régnait partout, il n'était pas dupe de cette apparente passivité.
Gravée à jamais dans sa mémoire surgissait la vision de certains petits groupes d'émeutiers saccageant sournoisement Lima. Des hommes, des femmes et même des enfants tellement absorbés par le meurtre et le pillage qu'ils en oubliaient de hurler ; les cris venaient plus tard, avec l'alcool.
Et là, il était prêt à jurer que la nuit ne finirait pas sur l'isthme sans que n'éclatent çà et là des batailles, des émeutes. Mais il avait eu beaucoup de mal à convaincre O'Brien de la justesse de ses prévisions.
— Penses-tu, ces minables n'oseront rien faire, avait rétorqué l'Irlandais. Depuis qu'on en a pendu quelques douzaines en 85, ils sont prudents ! Je ne dis pas qu'il n'y aura pas quelques bagarres, mais ça n'ira pas loin ; on aura vite fait de disperser tout ça à coups de chicote, ou aux gros plombs, si besoin…
— Je te dis que je sens monter l'émeute. Bon Dieu, crois-moi ça ne m'amuse pas, mais j'ai l'habitude ! Je ne sais pas ce que j'ai fait au Ciel, mais j'y ai droit tous les dix ans ! J'étais à Paris pendant la semaine sanglante de mai 71, à Lima lors de son sac en janvier 81, je ne veux pas être le témoin des émeutes de Panamá de février 89 !
— Allons donc, tu te fais des idées !
— Mais, bon sang, ouvre les yeux ! Ça fait déjà plusieurs mois que des groupes s'attaquent chaque nuit aux cases isolées ou même aux ateliers ! Que te faut-il de plus ? Crois-moi, il faut partir tout de suite, dès cette nuit !
— Un O'Brien ne recule pas plus devant les Nègres et les faces jaunes que devant les Anglais ! avait grogné l'Irlandais en vidant son verre de gnôle. Tu n'en veux toujours pas ? avait-il proposé en tendant son cruchon.
— Fous-moi la paix avec ton poison et prépare plutôt tes affaires, il faut partir, tout de suite !
— Non. Rien ne me fera quitter ce pays, c'est devenu le mien.
— D'accord, alors tu y crèveras tout seul, moi je pars.
— Comme ça, les mains dans les poches ? Et en plus y a pas de train à cette heure ! avait ricané O'Brien en se reversant une rasade.
— Depuis combien de temps n'as-tu pas payé les quelque cinq cents terrassiers que tu emploies ? avait soudain lancé Martial.
— Bah, moins de quinze jours, peuvent vraiment pas se plaindre !
— Tu comptes les payer demain matin, j'espère ?
— Tu te fous de moi ? Ils n'auront pas un centavo tant que les entrepreneurs ne m'auront pas réglé ce qu'ils me doivent, et ça fait un sacré paquet !
— Alors, tu es un homme mort, et moi aussi d'ailleurs… Je dois plus de douze semaines de salaire à mes trois cent cinquante hommes. Ça fait pas loin de neuf mille piastres. Et tous ces gens-là n'attendront jamais que la Compagnie me règle les quatre-vingt-dix mille piastres qu'elle me doit et qu'elle ne me paiera sans doute jamais ! Mais ça n'empêchera sûrement pas mes bonshommes d'être autour de chez moi demain matin pour réclamer leurs sous… Et, crois-moi, tes Nègres non plus ne vont pas t'oublier ! Encore une chance qu'aucun n'ait eu l'idée de venir dès ce soir ! Alors, fais ce que tu veux, mais moi je pars. Je voulais voir la fin du canal, c'est fait. La suite ne m'intéresse plus ; et pour être franc, elle me fait peur. Salut, l'ami, et bonne chance quand même !
— Attends un peu, nom de Dieu ! avait éructé l'Irlandais manifestement ébranlé par les arguments. Mais, dis, tu crois vraiment que ces salauds de mal blanchis oseront venir nous réclamer leurs paies, alors que c'est à nous qu'on doit le plus, tu crois qu'ils oseront ?
— Non seulement ils oseront, mais ils seront là dans quelques heures, au petit jour, bien éméchés et conduits par quelques lascars qui ne veulent qu'une chose, nous faire la peau…
— Les porcs ! Ils trouveront à qui parler, crois-moi ! Mais où veux-tu partir, et comment ?
— À Panamá, pour rejoindre Santiago. Comment, je n'en sais rien. Mais pense à ce que je t'ai dit, décide-toi. Ici, pendant quelque temps, ça va être très malsain.
— Quelque temps, hein ? avait murmuré O'Brien en réfléchissant. Bon Dieu, tu as raison, avait-il brusquement décidé, on fout le camp pour quelque temps ! Moi, ça fait longtemps que je n'ai pas posé les mains sur les belles garces de San José de Costa Rica, c'est l'occasion rêvée !
— Alors, on s'en va tout de suite ? C'est sûr ?
— Le temps de regrouper les affaires que je ne veux pas laisser ici, de récupérer aussi quelques piécettes enterrées par là – ben oui, moi les banques… – et surtout de trouver des mules. Je vais aller me servir dans le troupeau qui ravitaille Santa Dolores et je te rejoins.
— Fais vite. Mais surtout sois prudent. Rappelle-toi, on déménage à la cloche de bois, c'est le genre de chose qu'il faut faire discrètement, si on ne veut pas que ça tourne mal…
— Tu avais sacrément raison de te méfier de ces voyous, gronda O'Brien en entrant, ces abrutis sont partis vers les ateliers de Tiger Hill et Lion Hill. Ils ont fait le même coup que dans le tien, mais, cette fois, ils ont foutu le feu, on le voit d'ici.
— Tu as des mules ?
— Oui, six, on aura ainsi de la réserve et on ira plus vite. J'ai calculé, il faut éviter tous les abords du chantier. On va donc filer sur la Chorrera et de là on rejoindra Porto Caïmito. Ça fait dans les soixante-dix kilomètres, et des pas faciles ! Mais je connais et, si tout va bien, on y sera après-demain soir.
— Tu es vraiment sûr de bien connaître ? Parce que pour aller là-bas, faut passer entre les marécages et dans la jungle…
— T'inquiète pas, petit, n'oublie pas que ça fait presque quarante ans que je vis dans ce foutu pays, ça donne pas mal de souvenirs et d'expériences !
— Alors partons, dit Martial en jetant un dernier coup d'œil dans la pièce.
— Tu n'as aucun bagage ?
— Ils sont à côté, Tchang s'en occupe.
— Quoi ? Tu emmènes ton Chinois ?
— Et comment ! Mais je ne l'oblige pas. Je lui ai juste décrit ce qui allait se passer ici dans les jours qui viennent. Il a été beaucoup plus vite convaincu que toi ! Allons, partons, redit-il en marchant vers la porte.
Il s'arrêta avant de la franchir, regarda une dernière fois la salle où il avait vécu pendant tant d'années.
— Bon sang, si on m'avait dit qu'un jour je partirais d'ici comme un voleur ! murmura-t-il.
Il haussa les épaules et sortit dans la nuit.
— Tiens, regarde ce que je t'ai dit ! chuchota O'Brien en désignant une lueur rousse qui palpitait dans le lointain. Regarde comme ça brûle bien, un atelier ! Quel gâchis ! Quand on pense à ce que coûtent les machines ! Ah, les pourris ! Bon, partons avant que je change d'avis, que je prenne mon fusil et que j'aille apprendre à vivre à tous ces bâtards ! Partons !
— Et ta femme, tu la laisses ? s'étonna Martial en constatant que seul Tchang était à côté des mules.
— Ma femme ? Tu rigoles ? Que veux-tu que j'en fasse à San José ? Sûr qu'elle s'entendrait mal avec toutes les petites friponnes qui m'y attendent ! lança O'Brien en grimpant sur sa monture. Et puis, sans blague, tu ne crois quand même pas que je vais laisser ma case sans surveillance ? Je tiens à la retrouver en bon état à mon retour ! Allez, va, ne t'inquiète pas, ma vieille ne risque rien. Ce n'est pas à elle qu'ils demanderont des comptes, ils savent bien qu'elle n'est pour rien dans toute cette histoire de canal, et, en plus, c'est pas une Blanche, elle risque rien. Bon, je passe devant, mais suivez-moi de près. On a un sacré bout de chemin à faire, et du difficile.
La jungle et la nuit les absorbèrent en quelques instants.
Une centaine d'ouvriers encercla le bungalow de Martial au lever du soleil. Les plus effrontés comprirent vite qu'il était vide et que son locataire avait pris la fuite. Des hurlements de rage ponctuèrent cette découverte.
Mais, parce que Martial avait toujours su les traiter avec équité et sans brutalité, beaucoup d'hommes se réjouirent intérieurement de son absence, sans pour autant oublier de crier à la trahison et au vol.
Pour obtenir ce qui leur était dû, et s'ils avaient trouvé Martial au gîte, ils l'auraient sans doute bâtonné, voire étripé. Mais ils l'auraient fait sans plaisir, juste pour le principe et pour qu'il ne soit pas dit qu'ils s'étaient conduits comme des lâches.
Quand même furieux d'avoir été bernés, ils se vengèrent en pillant la case puis en tentant de l'incendier. Mais ils n'avaient pas de pétrole et les planches étaient tellement imbibées d'eau que les flammes qui jaillirent moururent très vite, étouffées par des jets d'une puante et lourde vapeur blanche.
Gêné par la fumée, un gros serpent corail, lové sous le plancher de la véranda, chercha à s'échapper. Les pillards le massacrèrent rageusement à coups de machette.
O'Brien, Martial et Tchang atteignirent le minuscule port de Caïmito après quarante-huit heures d'une épuisante course à travers la jungle et les marécages. Et il ne se passa pas d'heure sans que Martial se réjouît d'avoir convaincu O'Brien de l'accompagner. Sans l'Irlandais, il se serait cent fois perdu, aurait immanquablement chuté dans d'invisibles marigots ou ne serait jamais parvenu à sortir de l'inextricable jungle.
Imperturbable, jamais pris de court, comme s'il avait emprunté, la veille même, les sentiers à peine tracés qui s'insinuaient entre les palmiers, les balisiers et les papyrus, O'Brien les avait conduits jusqu'au bord du Pacifique.
— Nous y voilà, dit-il en arrêtant sa monture devant une petite plage de sable fin.
La nuit tombait et déjà les lueurs du port, tapi dans une crique à un kilomètre de là, palpitaient faiblement.
— Je te dois une fière chandelle. Sans toi, j'étais foutu. Jamais je n'aurais pu arriver ici, dit Martial en sautant à terre.
— Bah ! Tu te serais débrouillé autrement, assura O'Brien en se massant les reins. Tu sais, je n'ai aucun mérite. Quand je suis arrivé ici, dans les années 50, en plein travail sur la voie, je me suis fait pas mal d'argent en ramassant les orchidées et en chassant les papillons. Pourquoi tu rigoles, c'est vrai !
— Je te crois, mais c'est parce que je ne te vois pas tellement avec un filet à papillons en train de galoper derrière les bestioles !
— Tu as tort, c'était un très bon rapport et, en plus, tu as vu, ça m'a permis de connaître le pays. Tiens, regarde ton cuisinier, dit O'Brien en désignant Tchang d'un coup de tête, je crois que tu as fait une sacrée bonne affaire en l'embarquant.
Prestement, en silence, le Chinois préparait déjà un feu pour confectionner le repas du soir.
— Oui, approuva Martial en s'étirant douloureusement.
Il était moulu et aurait donné cher pour un bon lit. Mais, d'après O'Brien, il était inutile de compter trouver asile pour la nuit à Porto Caïmito. Il n'y avait là-bas que quelques cases de pêcheurs, une pulperia et une chapelle.
— On sera très bien ici pour dormir, le sable est chaud, assura l'Irlandais comme s'il avait deviné les pensées de Martial.
— Sûrement, approuva celui-ci.
Il s'assit, enleva ses bottes avec difficulté et quelques douleurs car, si ses plaies avaient fini par se refermer, les cicatrices étaient toujours très sensibles.
Pieds nus, pantalons retroussés jusqu'aux genoux, il marcha vers l'océan. L'eau était fraîche, mais délicieuse.
Alors, sans plus réfléchir, il se dévêtit entièrement et plongea dans les rouleaux paresseux et pansus qui venaient mourir là. Et il eut soudain l'impression que le bain le lavait de toutes ces années de sueur, de crasse, de boue. Qu'il le purifiait en effaçant toutes les piqûres de moustiques et de mouches, les morsures de sangsues et de scolopendres, de tout ce qu'il avait enduré sur le chantier. Pendant quelques instants il se sentit revivre, renaître presque.
Mais ce n'était qu'illusion. Aucun bain au monde ne pouvait le débarrasser de la chape de fatigue qui pesait sur son dos depuis si longtemps ni effacer toutes les cicatrices qui constellaient son corps.
— Quand on est fiévreux comme toi, c'est pas sain de se tremper comme ça, lui reprocha O'Brien un peu plus tard.
— Mais si, et au diable la malaria, dit Martial en s'approchant du feu.
— D'accord, fais à ta guise. Mais alors, attends au moins que je sois parti pour te mettre à grelotter. Demain, tu feras ce que tu voudras, mais pas cette nuit, hein ?
— J'essaierai, promit Martial en prenant l'assiette de haricots et de porc sauté que lui tendait Tchang.
Ce ne fut que beaucoup plus tard qu'ils reprirent leur conversation. Tchang, toujours discret, s'était un peu éloigné pour dormir.
— Tu n'en veux toujours pas ? proposa O'Brien en tendant un cruchon de gnôle à Martial.
— Non, garde ta saloperie, elle me laisserait un mauvais souvenir de toi. D'ailleurs, j'ai mieux, assura Martial en fouillant dans ses bagages.
Il en sortit une flasque d'argent, la déboucha, huma le goulot :
— D'accord, il n'y en a plus beaucoup, mais c'est du bon, du vrai whisky !
— Ça ? C'est de l'infusion pour pucelle ! Je préfère la mienne ! estima O'Brien après avoir bu une gorgée.
— Alors, chacun pour soi, sourit Martial en reprenant son bien.
— Ton whisky est pâlot, mais tes cigares sont toujours bons, j'en prendrais bien un, dit O'Brien.
— Sers-toi, proposa Martial en tendant son étui.
Ils fumèrent quelques instants en silence puis O'Brien lança :
— Ça a quand même été une sacrément belle aventure, non ?
— Oui, surtout pour toi, approuva Martial, qui savait à quoi il faisait allusion.
— T'as pas à te plaindre. Tu es arrivé presque au début, non ?
— Oui, en septembre 81.
— Ce qui te manquera, c'est de voir la suite…
— À toi aussi, à nous tous, dit Martial après avoir bu une gorgée.
— Que tu crois…
— C'est fini, non ? lança Martial.
— Que tu crois…, s'amusa O'Brien.
— Cesse de ricaner comme un singe hurleur, ça m'a toujours fait grincer les dents !
— Je sais, dit l'Irlandais sans pour autant s'arrêter.
— Le canal, c'est fini, terminé, foutu ! dit Martial qui suivait son idée.
— Que tu dis…, s'entêta O'Brien après avoir avalé quelques lampées de gnôle. Il étouffa un renvoi dans sa paume, regarda Martial : Que tu dis, mais t'as toujours dit n'importe quoi ! Parfaitement ! insista-t-il en comprenant que Martial ne voulait pas le suivre dans la discussion : Fini le canal ? L'est pas ouvert ! Donc y a rien de fini. D'accord, pour ton copain de Lesseps, c'est terminé. De toute façon, l'était beaucoup trop vieux pour cette aventure, et pour la Compagnie, c'est cuit aussi ! Mais quelqu'un viendra prendre la relève !
— Après une telle faillite ? Tu rigoles ? Plus personne ne voudra seulement donner un coup de pelle dans la tranchée !
— Tu connais pas les hommes, assura O'Brien. Moi, j'ai construit le chemin de fer de Colón à Panamá, j'ai vu ce que pouvaient faire des gars qui en voulaient. Eh oui, nom de Dieu, on en voulait ! Alors, un jour, je ne sais pas quand, mais un jour, quelqu'un dira : « C'est pas Dieu possible de laisser cette tranchée se faire bouffer par la jungle ! Elle est presque finie, allez les enfants, on s'y remet ! »
— Si ça t'amuse de rêver…
— C'est pas du rêve, les travaux reprendront un jour et moi je serai toujours là.
— Tu devrais moins biberonner ; à force d'avaler ton vitriol tu vas devenir complètement gâteux, ça sera dommage. Mais à part rêver à ce maudit canal, qu'est-ce que tu vas faire ?
— Une joyeuse fête à San José, le temps que ça se tasse ici. Parce que je pense que tu as raison, ça va bouger pendant quelque temps. Je reviendrai quand tout sera calmé, et quand je serai fatigué des filles, oui, je reviendrai.
— Mais pour quoi faire, bon Dieu ? C'est fini ! Fini !
— T'es bête ou quoi ? ricana O'brien. Tiens, je prends les paris qu'il y a déjà des petits malins qui louchent sur tout le matériel, et Dieu sait s'il y en a ! Alors, ou bien le chantier repart, ou bien les machines seront à vendre un jour. À condition bien sûr qu'elles soient pas toutes rouillées. Mais pour ça, et dans les deux cas, il faudra bien que quelqu'un y veille… Alors le vieux David O'Brien sera là, comme toujours depuis 1850 ! Et je surveillerai même ta Ville de Lodève et aussi tes excavateurs, bien qu'ils soient plutôt pourris !
— Après tout, si ça t'amuse, soupira Martial.
— Et toi, que vas-tu faire ?
— Oh, pour moi, c'est terminé. Panamá, le Chili, l'Amérique, tout quoi, terminé… Je ne me plains pas, j'ai vu ce que je voulais voir et fait ce que je voulais faire. Tout le monde ne peut pas en dire autant. Mais maintenant, c'est terminé. Fini.
— Ben non, dit O'Brien en poussant quelques branchettes dans le feu, ben non, redit-il, c'est plutôt un commencement…
Martial l'observa, pensa que la fatigue et l'alcool lui brouillaient un peu les idées.
— Ne rêve pas, petit, je ne suis pas soûl, je tiens l'alcool moi…, ricana l'Irlandais qui avait compris son regard. Oui, c'est plutôt un recommencement, répéta-t-il. Ben oui, quoi, tu m'as bien dit que tu avais une femme et une fille en France ? Et une affaire qui marche aussi ? Alors pourquoi tu dis que c'est fini ? Pourquoi tu dis des couillonnades ? Ça commence, je te dis !
— Vu comme ça, d'accord.
— C'est comme ça qu'il faut le voir. Moi, j'ai personne qui m'attend chez moi, en Irlande, alors je n'y reviendrai jamais. Mais j'y serais déjà si j'avais une femme et une gamine… Oui, j'y serais déjà. Au lieu de ça, je n'ai qu'une vieille métisse tout usée qui monte la garde à Santa Dolores. Et j'ai aussi le canal. Alors un jour ou l'autre bientôt, j'y retournerai, pour surveiller ce foutu chantier, et attendre…
Lorsque les trois hommes entrèrent dans Panamá, le lendemain matin, la ville grouillante de monde était en pleine effervescence. Mais, grâce à l'armée, partout présente et même menaçante, le calme régnait dans la cité.
En revanche, des émeutes avaient éclaté en plusieurs points du canal. Le pillage était de mise dans tous les pueblos et les ateliers, et les assassinats augmentaient partout dans d'inquiétantes proportions. On assurait déjà que les États-Unis et même l'Angleterre avaient expédié plusieurs bateaux pour rapatrier tous leurs ressortissants.
— Bravo, tu as vu juste, on a bien fait de ne pas moisir là-bas, sûr que ces enfants de putain nous auraient étripés, dit O'Brien.
— Pas difficile à deviner, c'était couru d'avance, dit Martial, on va au port ?
— Dame, on est là pour ça, il me semble.
O'Brien n'eut aucun mal à trouver une place sur un petit caboteur qui se préparait à lever l'ancre pour le Costa Rica.
En revanche, Martial apprit que Tchang et lui devraient patienter plusieurs jours avant de pouvoir embarquer sur un vapeur desservant Valparaíso.
Écœuré et furieux à l'idée de rester à Panamá, où toutes les chambres d'hôtel devaient être surpeuplées, il préféra louer à prix d'or un coin de pont sur un petit voilier en partance pour Tumaco.
— Je me débrouillerai toujours mieux là-bas qu'ici, assura-t-il.
— D'autant qu'ici, tu risques de tomber sur quelques-uns de tes ouvriers, pas vrai ? ironisa O'Brien.
— Tout comme toi, vieille canaille ! Avoue qu'il te tarde de prendre le large !
— Tu sais ce que c'est, quand on a décidé de partir…
— Cette fois, faut vraiment qu'on se quitte, dit Martial un peu plus tard, alors que l'Irlandais était déjà installé sur le caboteur.
— Oublie surtout pas de dire bonjour aux autres. C'étaient de vrais amis, oublie pas ! insista O'Brien avec un rire un peu forcé, presque cassé.
— Promis.
— Et dis-leur bien que s'ils passent par là, dans quelque temps, je serai heureux de leur offrir un coup de whisk'isthme !
— D'accord.
— Dis-le surtout à Romain. Si je revois quelqu'un, ce sera lui. C'est un coureur de piste, cet homme, un vrai. Lui, il repassera un jour à Panamá. Alors dis-lui que je l'attends…
— Entendu.
— Et toi, dis bonjour à la France de ma part. Je ne connais pas, mais si elle ressemble aux quelques Français que j'ai rencontrés, ça doit être un très beau pays.
— L'Irlande aussi, ça doit être bien, sourit Martial. Je voulais te dire aussi, ajouta-t-il en haussant le ton car le vapeur hoquetait de plus en plus fort en s'éloignant lentement du quai, oui, je voulais te dire, je suis bien content de t'avoir connu !
— Moi aussi ! assura O'Brien en levant la main. Allez, bonne chance pour tout. Adieu l'ami ! Il agita le bras : Et vive le canal ! lança-t-il, tu verras, on l'ouvrira un jour ! On l'ouvrira grâce à nous !
— Adieu, vieux fou, murmura Martial.
Il agita lui aussi la main, entendit un dernier ricanement de l'Irlandais et s'éloigna tête basse.