9

Gonflé par un vent du sud-ouest exceptionnellement chaud, l'orage couvait depuis deux jours.

La veille au soir, de lourdes nuées fuligineuses, aux bouillonnements cuivrés, avaient soudain déferlé sur Tierra Caliente.

Déjà plombé par la désagréable touffeur que dégageaient, en de palpitantes effluences, les champs et les bois anormalement surchauffés par un soleil blanc, le ciel s'était brutalement obscurci. Antoine avait alors pensé que ce premier orage du printemps allait être sévère.

Mais, comme aspirée par la monstrueuse masse de cumulonimbus qui s'accumulait contre le flanc des Andes, la tourmente avait fui, ne laissant derrière elle qu'une chaleur malsaine, inquiétante car inhabituelle.

Vers minuit, Antoine et Pauline, chassés de leur chambre par une suffocante moiteur, vinrent s'accouder au balcon de la véranda. Sous leurs pieds nus, même le carrelage était tiède. Et malgré la légèreté – voire, pour Antoine, l'absence – de leurs vêtements de nuit, ils transpiraient abondamment.

— J'ai bien peur que cette canicule n'apporte rien de bon, pronostiqua Antoine, et quand on voit ce qui se passe là-bas…

Loin devant eux, tout l'horizon d'est, d'un noir d'encre, s'embrasait par instants de lueurs louches, fulgurantes, aux teintes de flammes fauves. Souvent aussi, déchirant la nuit par d'éblouissants et tortueux sillons de feu, fusaient des éclairs d'un blanc cru, aveuglant.

— Tu crois qu'il va venir ? demanda Pauline avec un brin d'inquiétude.

À l'inverse d'Antoine, elle n'avait jamais pu s'habituer aux déchaînements de la nature. Et si elle redoutait moins les orages que les tremblements de terre, elle en appréhendait néanmoins l'arrivée.

— Bah, il est très loin, sur les Andes. Écoute, ou n'entend pas le moindre roulement.

Mais, pour Pauline, ce lourd silence qui écrasait Tierra Caliente, déjà paralysé par une torpeur que ne troublait nul souffle d'air, n'avait rien de rassurant. Elle le jugeait sournois car comparable à ces quelques instants d'étrange calme qui précédaient souvent les tremblements de terre. Un calme trop profond et trop inhabituel pour ne pas être oppressant.

— Oui, il est loin, mais il peut revenir…, dit-elle.

— S'il tourne, c'est possible…

Cependant, comme retenu par les plus hauts sommets des Andes sur lesquels il se jetait avec une flamboyante et rageuse obstination, l'orage ne revint pas. La nuit fut calme.

Au petit matin, alors qu'une vilaine lueur blafarde teintait un ciel bas et lourd, quelques lointains grondements roulèrent de cerro en cerro.

— Tu entends ? Tu ne vas pas pouvoir aller à Campo Rojo, murmura Pauline en s'étirant.

Contrairement à Antoine, levé depuis dix minutes, elle était encore couchée et n'avait nulle envie de sortir du lit. Car si Antoine était à Tierra Caliente pour son travail, elle y était en vacances et profitait au maximum de son séjour à l'hacienda.

Un nouveau et lointain roulement résonna, Pauline insista :

— Tu entends ? Tu ne vas pas partir, c'est imprudent !

— Mais non ! Tu connais le dicton au sujet de l'orage du matin ! Alors il en faudrait un peu plus pour m'arrêter ! dit-il en continuant à se raser.

Depuis une semaine, il se rendait chaque jour à Campo Rojo avec Joaquin pour surveiller les travaux dans les jeunes vignes, l'avance des seconds labours et le pincement des gourmands.

Les vignobles de Campo Rojo étaient situés à l'extrémité de la propriété, à presque vingt kilomètres de là. Installés sur trois cent cinquante hectares de terres bien exposées, rouges et chaudes, qu'Antoine avait fait défricher, ils étaient constitués des meilleurs cépages français comme le gamay, le chardonnay, le cabernet sauvignon, le pinot noir et blanc, le merlot et le muscat.

Faute d'avoir pu faire venir les jeunes ceps de bourgogne et du Bordelais car toute importation de plants était interdite depuis que le phylloxéra décimait les vignes de France, Antoine avait innové. Grâce aux conseils de Martial, il avait fait bouturer des centaines de milliers de scions judicieusement choisis parmi les vieux vignobles déjà en place sur l'hacienda. Et maintenant la jeune vigne, superbe, faisait sa fierté.

Il avait aussi beaucoup de satisfaction avec les quelque sept mille hectares de bonne et franche terre qu'il avait mis en valeur depuis que Pedro de Morales lui avait confié son hacienda, presque neuf ans plus tôt.

Pour mener à bien ce travail, fait de dessouchages, de dépierrages, de labours et d'irrigation, il avait lancé dans la bataille une véritable armée de péons. Par chance, Pedro de Morales n'était pas homme à lésiner sur les salaires, comme le faisaient beaucoup de ses voisins. Aussi Antoine n'avait pas eu de mal à recruter tous les inquilinos et les chacareros dont il avait besoin, et pas de grande difficulté non plus à diriger tous ces hommes.

Mais sa longue absence avait fini par faire croire à certains – même à nombre de contremaîtres et de chefs d'équipe – que plus rien ne pressait, qu'il était donc inutile d'aller chaque jour aux champs et que de longues et paisibles siestes étaient excellentes pour la santé.

Il avait repris les choses en main dès son retour de Panamá et tout était rentré dans l'ordre. Il voulait que cela dure et c'était pour cette raison qu'il tenait à aller à Campo Rojo malgré les menaces d'orage.

— Tu es bien toujours aussi têtu ! lui lança-t-elle, tu crois que tu ne pourrais pas prendre un jour de repos de temps en temps ?

— Du repos ? Figure-toi que ce n'est pas tellement la saison !

Il s'était offert quelques jours de vacances à Santiago dès son retour de Panamá. Il en avait grand besoin, tant physiquement que moralement. De plus, il était manifeste que sa présence et son soutien étaient nécessaires à Pauline.

Folle de joie de le retrouver et de lui présenter une Maison de France entièrement rénovée et qui battait des records de recettes – les clients avaient vite compris que Gabriela Oropendola avait plus de prétention que de compétence –, Pauline avait soudain craqué en apprenant la mort de Mary et Andrew Freeman.

Sachant à quel point elle était liée aux Américains, il n'avait pas voulu l'avertir par un câble qui ne pouvait être que laconique et désespérant. Mais la nouvelle, même annoncée de vive voix et avec délicatesse, avait beaucoup choqué Pauline déjà fatiguée et énervée par tous les tracas liés aux travaux de La Maison de France.

Il était donc resté presque deux semaines avec elle pour l'aider à reprendre pied. Outre le bonheur de la retrouver, ainsi que les enfants, ces jours de repos lui avaient permis de faire le point au sujet du chantier de Panamá avec Herbert et Edmond.

Il avait rejoint Tierra Caliente vers la mi-octobre alors que le printemps explosait de toutes parts et que la campagne ensoleillée n'était que fleurs, chant d'abeilles et concert d'oiseaux.

Pauline lui avait promis de le rejoindre dès que Clorinda, qui était revenue par le même vapeur que lui, se serait habituée à la marche de la nouvelle Maison de France.

Vite rassurée à ce sujet, car Clorinda était d'une grande compétence, Pauline avait pu descendre à l'hacienda début novembre. Les trois enfants, ravis à l'idée de vivre quelque temps sous une tutelle qu'ils adoraient, l'avaient regardée partir sans grande émotion. Et, depuis, Antoine et elle retrouvaient pour un temps les charmes oubliés d'une vie de couple sans enfants.

— Il ne faudrait pas que ça dure trop, disait quand même Pauline assez souvent, mais quoi, autant s'habituer à la séparation. Et son cœur se serrait alors en songeant au proche départ de Marcelin pour la France.

Mais, ce matin-là, à cause de l'orage qui grondait au loin, ce n'étaient pas ses enfants qui occupaient son esprit. C'était Antoine et son obstination de mule – ou de paysan corrézien, comme aurait dit Martial – qui le poussait à partir à Campo Rojo malgré l'imminence du mauvais temps.

— Faudrait penser à rentrer si on veut pas prendre l'orage…, redit Joaquin en scrutant le ciel avec de plus en plus d'inquiétude.

C'était au moins la dixième fois qu'il lançait cette phrase depuis le début de l'après-midi. Les premières fois, Antoine qui arpentait les immenses vignobles où s'affairaient plus de deux cents péons, n'avait pas prêté attention à cet avertissement, tant le ciel était serein. En effet, l'orage que redoutait Pauline avait brusquement fondu, balayé par quelques coups de vent, vers dix heures du matin.

Certes, aux environs de quatorze heures, la chaleur était devenue torride, mais les maigres nuages floconneux qui traînaillaient au sud ne justifiaient pas les inquiétudes du métis. Antoine avait donc poursuivi sa tournée.

Et maintenant il était bien obligé de reconnaître que c'était Joaquin qui avait raison. Tout l'horizon sud s'était obscurci en moins d'une heure, tandis qu'un souffle brûlant voletait à ras de terre en poussant devant lui des fumerolles de poussière rouge qu'il glanait dans les champs et les vignes.

Parfois aussi, entre deux sautes de vent, mais encore à peine audibles, se devinaient de graves et longs roulements de tonnerre.

— On a pour plus de deux heures de piste, insista Joaquin, alors, cette fois, c'est sûr qu'on ramasse tout l'orage !

— On lèvera la capote de la carriole, dit Antoine. Mais tu as raison, on va rentrer. Où est le cheval ?

— Là-bas, à l'ombre, dit Joaquin en désignant un petit bosquet de résineux à trois cents pas de là.

Quand ils l'atteignirent, les premières gouttes étoilaient déjà la poussière rouge de la piste. Des gouttes énormes, larges comme des pièces de vingt pesos et qui s'écrasaient au sol en claquant comme des gifles.

L'orage les rattrapa moins de deux heures plus lard. Déjà, de violentes averses, intermittentes et chaudes, poussées par la bourrasque, avaient ralenti la course du cheval en transformant parfois la piste en torrent de boue. Et si les coups sourds de la foudre étaient encore lointains, ils se faisaient de plus en plus fréquents.

Brutalement, le ciel sembla exploser, comme ouvert par les aveuglants éclairs qui fusaient de toutes parts en de crépitants faisceaux d'étincelles gigantesques.

Fou de terreur, le cheval se cabra, recula et il fallut toute la poigne et le fouet d'Antoine pour le relancer dans sa course.

— Faut se mettre à l'abri ! hurla Joaquin pour essayer de se faire entendre malgré le tonnerre, la pluie et le vent.

Antoine secoua négativement la tête et encouragea le cheval. Se mettre à l'abri, c'était s'arrêter sous quelque arbre et ça, il s'y refusait catégoriquement. Il connaissait les risques que comportaient les protections de cet ordre.

« Ce qu'il faut, c'est atteindre l'hacienda, pensa-t-il, ou encore le pueblo Carmen… »

C'était un petit village qui se dressait non loin de la piste, au pied d'un cerro, à environ quatre kilomètres de l'hacienda.

Puis il se souvint que Carmen se trouvait de l'autre côté d'un petit ruisseau et abandonna son projet. À l'heure qu'il était, et vu la violence de la pluie, le riachuelo devait être transformé en un río infranchissable.

Une grosse gerbe de feu prit soudain naissance au sommet d'un hêtre qui surplombait la piste, juste devant l'attelage. Dans le même temps, alors que des échardes longues d'un mètre et épaisses comme la main fusaient du tronc déchiqueté jusqu'au cœur, un bref mais insupportable bruit de déchirement coupa le souffle des deux hommes et les assourdit pendant quelques secondes.

Joaquin se signa et hurla des mots qu'Antoine n'entendit pas. Debout dans la carriole, tirant à les rompre les rênes du cheval, il tentait déjà, mais en vain, de freiner la bête emballée, devenue folle de frayeur.

Insensible au mors qui lui cisaillait la bouche, le cheval accéléra encore sa course. Il bifurqua soudain, et la carriole bondit lorsque les roues quittèrent la piste.

— Le frein ! le frein ! cria Antoine.

Il comprit que le métis n'avait pas attendu son ordre, mais que la mécanique, pourtant serrée au maximum, glissait maintenant sur les bandages d'acier et ne ralentissait en rien la vitesse qui devenait de plus en plus dangereuse.

« On n'ira pas loin », pensa-t-il. Il fut tenté de sauter mais le cheval fou s'était maintenant engagé dans une quebrada toute parsemée de roches aux arêtes vives.

Il connaissait bien ce ravin. Il contournait quelques collines, passait ensuite au pied du cerro du pin et débouchait enfin sur la vallée qui s'ouvrait sur l'hacienda.

« C'est un raccourci qu'il nous fait prendre ! Mais on ne le suivra pas longtemps, sûr qu'on va verser… », calcula-t-il tout en essayant toujours de maîtriser la bête. Il vit alors que Joaquin commençait à enjamber la caisse, comprit ce qu'il voulait faire et hurla :

— Fais pas l'andouille ! Tu n'y arriveras pas !

C'était pourtant le métis qui avait raison. Pour stopper le cheval, il fallait sauter sur son dos, se porter au plus près de sa tête et la relever de force le plus haut possible. Alors, peut-être, l'animal ralentirait et se calmerait.

Mais, pour réussir, encore eût-t-il fallu que Joaquin eût vingt ans de moins et que le cheval ne fût pas aussi ruisselant de pluie et de sueur mêlées ; tel qu'il était, son poil devait glisser comme du savon.

« On versera dans ce tournant », pensa Antoine en voyant s'approcher le pied tortueux d'une colline où s'engouffrait le ravin.

En pourtant ils passèrent. Toujours accompagné par une pluie diluvienne et par les grondements presque continus de la foudre, l'attelage fonça vers le cerro du pin.

Là-haut se profilait le pin parasol qu'Antoine avait planté quelques années plus tôt. C'était maintenant un bel arbre tout à fait digne de son ancêtre qui, là-bas en France, se dressait peut-être toujours au-dessus de la petite cour des Fonts-Miallet.

« Le ciel est avec nous, pensa Antoine, le cerro du pin n'est même pas à deux kilomètres de l'hacienda, alors avec un peu de chance, on sera bientôt à l'abri. »

— Les Fonts-Miallet des petits ! On arrive ! hurla Joaquin en désignant la colline.

Il savait que les jumeaux avaient baptisé le cerro du pin, et s'il ne mesurait pas très bien ce que voulait dire Fonts-Miallet, avait-il compris que c'était le nom de la petite hacienda que possédait Antoine, très loin, de l'autre côté de l'océan, encore plus loin que Panamá.

Antoine acquiesça. Toujours cramponné aux rênes qui lui brûlaient maintenant les mains, il reprenait espoir lorsqu'il se rappela soudain qu'un fossé d'irrigation desservait la prairie qui commençait au pied du cerro. Il sut alors que la fin de la course était proche. Même en allant au pas, le fossé était difficile à franchir, alors en plein galop…

— Le fossé là-bas ! cria-t-il, il faut sauter cette fois ! Vas-y !

Il vit que Joaquin secouait négativement la tête, faillit le pousser de force, mais se retint en se souvenant que, pour cela aussi, son compagnon avait au moins vingt ans de trop. Il prenait autant le risque de se tuer en sautant qu'en attendant passivement l'accident vers lequel les précipitait le cheval fou.

Un éclair illumina soudain le haut du cerro du pin. Pendant une fraction de seconde, l'arbre tout auréolé d'une flamboyante couronne d'or se découpa sur le ciel d'un noir d'encre. Puis il se partagea en deux, offrant de part et d'autre de son tronc éclaté ses branches maintenant ouvertes comme les bras d'un géant décapité.

— Bon dieu ! Notre pin ! lança Antoine.

Il ne put en dire plus car le cheval, aveuglé par l'éclair, volta d'un coup. Son antérieur gauche glissa dans la boue, dévia et se brisa à la hauteur du canon.

Stoppé net, l'animal culbuta en entraînant la carriole dans sa chute. Éjecté de la caisse, Antoine boula dans l'herbe. Il sentit un choc au front, vit soudain une myriade d'étincelles multicolores et perdit connaissance.

Debout derrière une des fenêtres de l'hacienda, Pauline et Maria-Manuela de Morales sursautèrent lorsque l'éclair illumina le sommet du cerro du pin. La colline était trop loin et les trombes d'eau épaisses pour que les jeunes femmes puissent voir la foudre frapper l'arbre.

Mais le coup de tonnerre qui suivit fut si violent qu'elles poussèrent chacune un petit cri tandis que Pedro de Morales, lui aussi surpris, renversa la moitié de son verre de mosto sur son gilet.

— Pas tombé loin, celui-là, dit-il en sortant sa pochette pour s'essuyer.

— Seigneur ! quel épouvantable orage ! dit Maria-Manuela, tu es vraiment certain qu'on ne risque rien ?

— N'aie pas peur, dit-il en se resservant un peu de vin doux, cette maison en a subi d'autres et sûrement d'aussi sévères ! Cela dit, pour ma part, c'est vraiment la première fois que j'assiste à une telle tempête ! Mais rassurez-vous, s'empressa-t-il d'ajouter en voyant l'air inquiet de Pauline, je suis sûr que votre époux a trouvé un abri dans quelque pueblo.

— J'aimerais en être certaine…, murmura-t-elle.

— Soyez sans crainte, insista Pedro de Morales. Au mieux Antoine sera resté à Campo Rojo où il passera la nuit dans quelque case, au pire il a pris la piste et s'est alors abrité.

— Oui, mais où ? demanda-t-elle.

— Ce sont pas les villages qui manquent tout le long de la piste. D'ici Campo Rojo, j'en compte au moins quatre ! Allons, cessez de vous tourmenter et prenez donc un verre de mosto avec moi, il vous fera le plus grand bien. Et toi aussi Manuelita, bois donc un peu, tu as besoin de reprendre des couleurs, tu es toute pâle…

— Cet orage est si terrible, dit-elle en sursautant car un nouveau coup de tonnerre venait de retentir.

— Mon Dieu ! Regardez ce qui arrive ! lança soudain Pauline en désignant un coin du ciel.

Pedro de Morales s'approcha de la fenêtre, regarda dans la direction indiquée et jura sourdement.

Se détachant au milieu de la sombre nuée, un énorme et pustuleux nuage aux bajoues ocrées, poussé par un souffle violent et bruyant, se précipitait vers l'hacienda. Et de son ventre ouvert comme une plaie chutaient en hurlant des trombes de grêlons.

La fraîcheur de la pluie et les énergiques bourrades de Joaquin sortirent très vite Antoine de son évanouissement. Il grogna, repoussa le métis et grimaça de douleur en portant la main à son front.

— Saloperie de saloperie ! grogna-t-il en s'asseyant et en contemplant ses doigts rouges de sang, je dois avoir une belle entaille !

Il la palpa délicatement du bout de l'index, en évalua la longueur. Partant de l'arcade droite, elle remontait en travers du front et venait se perdre dans le cuir chevelu, au sommet du crâne.

— Fallait pas sauter ! lui reprocha Joaquin avec une véhémence proche de la remontrance.

— Dis, tu vas pas m'engueuler en plus ! Tu crois que j'ai sauté exprès ? Et toi, comment as-tu fait ?

— J'ai cramponné les ridelles, expliqua le métis avec un haussement d'épaules un brin dédaigneux.

— Bon, d'accord, dis tout de suite que je ne suis bon à rien et n'en parlons plus ! fit Antoine en se relevant. Bon dieu, je saigne comme un goret ! Et, en plus, je suis trempé comme une soupe ! marmonna-t-il.

Il fit un tampon de son mouchoir, le plaqua contre la plaie et tituba jusqu'à l'attelage renversé.

— Faut achever cette bête, ordonna-t-il en regardant le cheval qui essayait en vain de se relever.

— J'avais bien dit qu'il fallait partir plus tôt ! ronchonna Joaquin en fouillant dans l'arrière de la carriole. Il trouva le lourd Remington 45 qu'Antoine emportait toujours dans l'espoir de tirer quelque gros gibier, glissa une cartouche dans la chambre et tendit l'arme à Antoine.

— Ben quoi, fais-le ! dit celui-ci en tamponnant délicatement son front ouvert.

— Si on était partis plus tôt, comme je le disais… Mais on m'écoute jamais ! grommela Joaquin en posant la bouche du canon sur la tête du cheval.

Le bruit du Remington fut noyé par le sinistre craquement que fit la foudre en frappant un nez de rocher, à cinq cents pas de là.

C'est alors qu'Antoine découvrit, fondant vers eux comme un condor obèse, le gros nuage de grêle aux reflets de cuivre.

— Rapplique ici ! Regarde ce qui arrive ! hurla-t-il à l'adresse du métis.

Joaquin se retourna, jura et se précipita sous la capote où s'était déjà glissé Antoine.

— Et ne me redis pas qu'on aurait dû partir plus tôt ! Parce que cette fois, je cogne ! le prévint celui-ci.

— Ça changera quand même rien ! On est partis trop tard ! jeta le métis en se réfugiant au fond de la caisse.

Les premiers grêlons empêchèrent Antoine de répondre. Ils dégringolèrent à quelques mètres de l'attelage renversé et ils étaient si gros qu'Antoine ne comprit pas immédiatement que c'étaient bien des morceaux de glace qui tombaient. Puis l'un d'eux chuta sur une ridelle, rebondit et vint se nicher entre ses pieds.

— Pas possible ! s'exclama-t-il en reculant instinctivement. T'as vu ça ? dit-il à Joaquin.

Le bloc était là, entre eux, énorme, tout bossué et étincelant, aussi volumineux que deux poings d'homme réunis.

Et le ciel se déchaîna de nouveau. Accompagnée par les grondements toujours aussi menaçants de l'orage, la grêle pétrifia le paysage en quelques instants, sous les yeux effarés d'Antoine et de Joaquin.

Tapis sous la capote et redoutant de la voir se déchirer sous le choc des grêlons, ils ne pouvaient même pas se parler tant le vacarme était violent, terrifiant. Muets, ils assistèrent au saccage du paysage.

Dents serrées, fou d'impuissance, Antoine pensa tout de suite à l'allure qu'allaient avoir les champs cultivés après le passage d'un tel cataclysme. Il imagina les quelque mille cinq cents hectares de blé en épiaison, les mille hectares d'orge d'hiver, presque mûrs, les mille deux cents hectares d'avoine, les deux mille hectares d'alfafa fleuri dont on devait, sous peu, commencer la première coupe. Et il vit, comme s'il était déjà sur place, les milliers d'hectares de vergers massacrés, anéantis. Et les vignes ravagées, meurtries, perdues…

Et c'est seulement ensuite, et il s'en voulut un peu, qu'il songea à la frayeur que devait ressentir Pauline. Car si un tel fleuve de glace était en train de s'abattre sur l'hacienda, celle-ci ne devait déjà plus posséder une seule tuile intacte.

Puis il tenta de se rassurer en se disant qu'il n'était pas certain que la grêle ait touché la totalité des terrains de l'hacienda.

« D'habitude, les averses de grêle suivent un étroit couloir, alors peut-être qu'il n'y a pas trop de casse… Faut voir… »

La chute cessa aussi brusquement qu'elle avait commencé et au fracas succéda un impressionnant silence, car même l'orage avait fui.

La première chose qui surprit Antoine et Joaquin quand ils sortirent de leur abri fut la soudaine et très nette baisse de température. En quelques minutes, à la moiteur tropicale qui précédait l'orage, avait succédé un froid désagréable, car hors saison.

Ce qui les choqua ensuite, ce fut la scintillante et presque irréelle blancheur du paysage. Autour d'eux, sur les cerros et la vallée éclatante de verdure et de fleurs quelques instants plus tôt, s'étendait maintenant un grumeleux tapis de glace d'où émergeaient par endroits, comme des squelettes becquetés, les troncs d'arbres aux branches mutilées. Et tout en haut du cerro du pin, aux pentes immaculées, se dressait, dérisoire et grotesque, le fût déchiqueté et pétrifié du pin parasol.

— Ben voilà…, murmura Antoine sans cesser d'éponger délicatement sa blessure.

Il regarda son mouchoir sanguinolent, le replia pour essayer de trouver un peu de tissu sec, puis haussa les épaules, ramassa un grêlon plus gros qu'une pomme et l'appliqua sur la plaie.

— Vous voulez ça ? proposa Joaquin en exhibant une espèce de torchon aux teintes douteuses qu'il sortit de sa poche.

— Merci, ça ira, la glace devrait arrêter l'hémorragie.

— Alors, qu'est-ce qu'on fait maintenant ? demanda le métis.

Il paraissait dépassé par les événements, presque groggy.

— On rentre à l'hacienda, elle n'est pas loin.

— Vous pourrez marcher ?

— Mais oui, et s'il faut, tu m'aideras. Partons avant que la nuit arrive.

Antoine reprit espoir à l'approche de l'hacienda. Jusque-là, depuis qu'ils avaient abandonné l'attelage, Joaquin et lui n'avaient cessé de fouler un tapis de grêlons. Et tous les champs qu'ils avaient traversés offraient le même désolant spectacle de leurs cultures anéanties.

Et d'un coup, après avoir franchi le pont de bois sous lequel grondait le petit río Caliente, monstrueusement grossi par un flot bouillonnant et rougeâtre, tout changea. En l'espace de quelques mètres, la végétation redevint luxuriante, intacte, superbe. Somptueuse car tout irisée par les derniers feux d'un couchant aux extraordinaires teintes vertes et rouge-orange.

Même l'odeur changea. Vingt mètres avant, la campagne empestait l'herbe hachée, l'écorce martelée, l'aubier à vif, les pleurs de la sève et les fleurs écrasées. Et maintenant, passée la frontière que traçait le lit du río, tout embaumait. Dans le parfum de l'humus chaud et humide, s'insinuait celui des fleurs de tulipiers et des magnolias, aux énormes et fragiles corolles alourdies et penchées par la pluie, mais intactes et chargées d'effluves.

Ici, tout était indemne. Nulle horrible plaie ne mouchetait les troncs d'arbres, et dans les futaies, au sein des feuillages luisants d'eau, pépiaient les perruches et les oiseaux-mouches se regroupant pour la nuit.

Malgré l'obscurité qui gagnait de plus en plus vite, Antoine eut le temps de voir que la grêle semblait avoir épargné les terrains situés à droite du río.

— Si ça pouvait être le cas sur toute sa longueur…, murmura-t-il.

En effet, plus de la moitié des terres de Pedro de Morales s'étendait de ce côté-là.

— Oui, ça serait une sacrée chance, dit-il en s'arrêtant car de désagréables élancements fusaient dans son crâne.

— Ça va pas ? lui demanda Joaquin avec inquiétude.

— Bah ! J'en ai vu d'autres et de pires ! Mais, dis, je saigne encore beaucoup ?

— Presque plus, dit le métis en observant la plaie.

— C'est pas trop laid quand même ? Tu comprends, je ne voudrais pas effrayer Mme Pauline…, expliqua-t-il en désignant l'hacienda qui se trouvait maintenant à moins de cent pas.

— Vous voulez que j'aille la prévenir ? Doucement ? insista Joaquin.

— Non pas ! Si elle te voit arriver seul, ce sera pire ! Bon, décida-t-il après quelques instants, marchons comme si de rien n'était. Parce que, tu comprends, je suis certain que Mme Pauline nous guette depuis le perron. Regarde, c'est déjà allumé, elle doit nous attendre depuis plus d'une heure ! Alors l'important, c'est qu'elle nous voie revenir ensemble.

Il devina que son compagnon se préparait à parler, pressentit ce qu'il allait dire et ajouta aussitôt :

— Et si tu oses lui raconter que nous aurions dû quitter Campo Rojo deux heures plus tôt, je t'étrille ! Il vit que Joaquin riait doucement et insista : Parce que vois-tu, Mme Pauline ne voulait déjà pas que je parte ce matin, alors crois-moi, je vais en entendre…

Il se redressa, expédia une amicale tape dans le dos du métis et marcha vers l'hacienda.

Pedro de Morales posa un verre de mosto sur le petit guéridon installé à côté du fauteuil d'Antoine.

— Vous allez mieux ? demanda-t-il.

— Oui, merci, ça ira, dit Antoine en palpant la bande qui lui entourait le front.

Comme il l'avait prédit, Pauline les avait vus arriver de loin et, soudain libérée de son inquiétude, n'avait pas eu un trop grand choc en découvrant sa blessure.

Elle était pourtant de belle taille et de bonne profondeur, comme il s'en était aperçu dès qu'il s'était vu dans un miroir.

— Ça te manquait hein ? Faut toujours que tu attires l'attention sur toi ! avait plaisanté Pauline tout en nettoyant la plaie.

Et parce qu'il avait ôté sa chemise trempée d'eau et de sang, elle lui avait tendrement caresse la longue cicatrice blanche qui lui barrait tout le côté gauche de la poitrine, souvenir d'un coup de sabre reçu dix-sept ans plus tôt, à côté de Chenebier, en France… Puis ses doigts, légers, étaient ensuite venus frôler la vilaine et large tache rouge, encore boursouflée par endroits, qui lui mangeait la moitié du dos, autre souvenir de la méchante décharge de fusil qui l'avait couché là-haut, dans la sierra, entre Coquimbo et Vallenar, en mars 74…

— Je finirai par croire que tu fais exprès de ramasser tous ces coups pour m'obliger à te cajoler un peu ! avait-elle ajouté en posant sans avertissement un gros tampon de coton imbibé d'alcool sur les lèvres de la plaie.

— Nom d'un chien ! Tu appelles ça cajoler ? avait-il lancé en se redressant d'un bond.

— Il y a un temps pour tout… Mais reste assis et cesse de geindre comme un gamin ! On croirait entendre Silvère quand il s'écorche les genoux ! C'est fou ce que les hommes sont douillets. Ah ! si vous deviez accoucher, quel concert !

— Ben pardi ! Et pendant ce temps vous feriez la guerre ? Et puis quoi encore ? Douillet, moi ? Ça alors !

— Allons, cesse de bouger. Voilà, c'est fini, avait-elle dit en s'écartant. Tu es superbe, on jurerait un gros œuf de Pâques !

Et elle s'était prestement esquivée pour éviter l'amicale, mais magistrale claque qui visait ses fesses.

Maintenant, assis devant le feu, Antoine reprenait ses forces.

— Isodoro, Marcial et Maximo sont passés juste avant votre arrivée, dit Pedro de Morales.

Il semblait très soucieux et Antoine comprit que les trois chefs d'équipe n'avaient pas apporté de bonnes nouvelles.

— Ils sont juste venus après l'averse de grêle…, poursuivit Pedro de Morales.

— Et alors ? Insista Antoine.

Il s'attendait au pire car les trois hommes travaillaient dans une zone très riche en cultures diverses. Dans un territoire d'environ mille hectares qui s'étendait aux abords immédiats de l'hacienda, sur le côté gauche du río Caliente.

— Gros dégâts, dit Pedro de Morales. À première vue, presque la moitié des récoltes est perdue. Je parle des céréales et de l'alfafa.

— Et les vergers ?

— D'après Maximo, ils sont touchés aux deux tiers…

— Et les vignes ?

— Intégralement ravagées… Il paraît qu'il y avait vingt centimètres de grêlons gros comme le poing entre les rangs… Isodoro pleurait en m'annonçant cette nouvelle.

— Il y a de quoi, dit Antoine en buvant un peu de mosto, un mosto asoleado précisément issu de ces vignes désormais ravagées. Et on peut s'attendre à voir rappliquer tous les autres chefs d'équipe des secteurs touchés, poursuivit-il. Ils arriveront au petit jour, dès qu'ils auront recensé la casse. Et plus ils seront nombreux, plus importants seront les dégâts…

Il les voyait déjà, tous, approchant par petits groupes pour se donner du courage. Gênés d'être là, devant l'impressionnant perron de l'hacienda, chapeaux à la main et tête basse, comme s'ils étaient responsables de la catastrophe.

— J'espère quand même que tout n'a pas été touché, qu'en pensez-vous ? demanda Pedro de Morales.

Il avait l'air tellement abattu qu'Antoine tenta de le rassurer.

— À première vue, il semblerait, je dis bien il semblerait, que la partie à droite du río ait été épargnée. Exactement comme l'a été l'hacienda.

— Que Dieu vous entende ! Mais que vous est-il arrivé ?

— J'aurais dû quitter Campo Rojo deux heures plus tôt, avoua Antoine, au lieu de ça, j'ai bêtement attendu le dernier moment pour prendre la piste. Et voilà. Ensuite l'orage nous a rattrapés, le cheval s'est emballé et…

Il se tut et désigna son bandage.

— Je vois, dit Pedro de Morales.

— Notre pin est mort, foudroyé, dit Antoine en regardant Pauline.

Il ne lui avait pas encore annoncé cette nouvelle car il savait qu'elle en serait peinée. De plus, la disparition d'un seul arbre était d'une importance infime en face de la catastrophe qui frappait l'hacienda.

— Vous parlez de ce pin parasol que vous avez planté en haut du cerro ? demanda Maria-Manuela.

— Oui, coupa Pauline avec un peu de tristesse dans la voix. Cet arbre, il… il…, elle chercha ses mots, hocha la tête, il représentait beaucoup pour nous, et aussi pour les enfants. Vous comprenez, il provenait d'une graine ramassée en France, chez mon mari. Il était un peu notre mémoire et notre porte-bonheur, comme ses frères que nous avons plantés à Santiago.

— Je sais, Antoine m'a tout expliqué, dit Pedro de Morales. Et croyez-moi, pour nous aussi il représentait beaucoup. Il était le symbole du changement de toute l'hacienda. Il marquait l'arrivée de votre époux à Tierra Caliente, sur mes terres, et leur transformation. Il faudra remplacer cet arbre, j'y tiens beaucoup.

— Entendu, acquiesça Antoine.

Il faillit en dire plus, mais se retint, changea de conversation et promit à Pedro de Morales de faire le tour de l'hacienda dès le lendemain pour juger personnellement de l'étendue des dégâts.

Ce fut plus tard dans la soirée, alors qu'il était déjà au lit et que Pauline se préparait à le rejoindre, qu'il lui expliqua comment le pin lui avait sans doute sauvé la vie.

— Oui, dit-il, c'est en tombant sur lui que la foudre a, en quelque sorte, arrêté le cheval. C'est ce qui nous a évité d'aller nous écraser dans un fossé d'irrigation. Parce que, crois-moi, pour le coup, tu étais sans doute veuve. Tu ne te doutais pas de ça lorsque tu as ramassé cette pomme de pin dans la cour des Fonts-Miallet, n'est-ce pas ?

— Non, avoua-t-elle en défaisant son chignon et en secouant gracieusement la tête pour éparpiller sa lourde chevelure.

— Tu es certaine d'avoir besoin de cette espèce de… pelisse ? plaisanta-t-il en voyant qu'elle enfilait une élégante mais longue et opaque chemise de nuit.

— Oui, après l'orage, les nuits sont fraîches, tu sais bien, sourit-elle en se glissant sous les draps et en se lovant contre lui. Mais j'espère bien que tu vas te dévouer pour me réchauffer un peu. Sauf naturellement si tu as trop mal à la tête !