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Le Ville de Francfort, paquebot de la Compagnie Hambourgeoise Pacifique, jaugeant cinq mille six cents cinquante tonneaux et filant quatorze nœuds et demi, arriva en vue des côtes de France après quarante et un jours de traversée.
Malgré la durée du voyage, Pauline était aussi émerveillée et enthousiaste qu'au premier jour. Il est vrai qu'elle n'avait pas remis les pieds sur un navire depuis que le Magellan les avait déposés à Valparaíso, Antoine et elle, ainsi que Rosemonde et Martial en novembre 1871.
Le voyage d'alors avait été si dur, si éprouvant, qu'elle en avait conservé le souvenir d'une pénible et longue expérience. Et ça n'avait pas été sans appréhension qu'elle était entrée dans la coupée du grand navire blanc qui, via Dakar et Lisbonne, allait la reconduire en France.
Sa crainte était tombée en découvrant la cabine de première classe réservée par Antoine. Cette petite alcôve capitonnée de velours bleu pâle était d'un tel luxe, d'un tel raffinement qu'il fallait avoir passé, comme Antoine et elle lors du voyage d'aller, presque deux mois dans l'entrepont, pour imaginer dans quelle sordide crasse et dans quelle promiscuité s'entassaient, trois étages plus bas, tous ceux dont le budget était limité.
Elle n'avait pu s'empêcher d'évoquer tout cela avec Antoine, mais lui avait si souvent pris la mer, depuis dix-sept ans, pour naviguer dans toutes les conditions possibles – aussi bien de Valdivia à Panamá, que de Valparaíso à Porto Angel, an Mexique – qu'il ne s'étonnait plus de rien.
Même le confort, le zèle des serviteurs et la prévenance de tous les membres de l'équipage ne l'impressionnaient plus. Le comble était que les enfants eux aussi semblaient trouver tout naturel cette façon de voyager. À tel point que Pauline, sans l'avouer, se reprochait presque de les avoir habitués à vivre dans l'opulence et la richesse.
Intimement, elle redoutait toujours un peu qu'une quelconque catastrophe les contraignît un jour à affronter le mode de vie qu'Antoine et elle avaient jadis connu.
« Nous, on aurait déjà du mal à s'y refaire, mais alors eux… »
Bercée par le discret ronronnement des machines, flattée et fière de côtoyer dans les salons et la salle à manger des hommes et des femmes qu'elle avait vus fréquenter La Maison de France, heureuse de profiter pleinement d'un repos complet, elle avait vite oublié toutes ses craintes et ses appréhensions.
Maintenant, accoudée avec Antoine et les enfants à la proue du Ville de Francfort devant qui se dessinaient les côtes françaises, elle sentait croître en elle une indéfinissable impression. Un sentiment à fois très doux et très pathétique. Une immense allégresse, une impatience, mais aussi, toujours présente, cette angoisse devant l'inconnu.
Cette crainte, pleine de contradictions et qu'elle aurait voulu étouffer, était forgée à la fois par la peur d'être déçue en retrouvant la France après si longtemps, mais aussi par celle d'être submergée de bonheur, au point de ne plus vouloir repartir.
Elle serra le bras d'Antoine, lui sourit. Mais ses yeux étaient si brillants, qu'il comprit.
— Allons, ce n'est rien, c'est normal, murmura-t-il en l'enlaçant. Souviens-toi, Rosemonde et toi étiez aussi émues lorsque nous sommes partis.
Elle approuva, sourit encore et ne chercha plus à retenir les larmes de bonheur et d'émotion qui glissaient sur ses joues.
Médusés, n'osant rien dire, Marcelin et Pierrette, mais surtout Silvère, la regardèrent avec gêne, puis interrogèrent leur père par quelques mimiques discrètes.
— Vous ne pouvez pas comprendre, dit-il. Mais peut-être qu'un jour, vous aussi vous pleurerez en revoyant les côtes du Chili. Vous pleurerez en retrouvant Concepción ou Valparaíso car, pour vous, c'est peut-être le Chili votre pays. Celui qu'on trouve le plus beau du monde, le plus attachant. Celui vers qui on aime toujours revenir. Pour votre mère et moi, c'est la France, pour vous, je ne sais pas. Mais je crois que c'est maintenant, dans les mois qui viennent, que ça va se décider, et pour toujours.
Les travaux qui avaient bouleversé Paris en dix-sept ans stupéfièrent Pauline. Tout avait changé, tout avait grandi.
Même son quartier de Grenelle était devenu méconnaissable car nombre de jardins et de terrains vagues, qui s'étendaient jadis à côté de chez elle, étaient maintenant couverts de maisons, d'immeubles.
— Et pourtant Martial m'avait prévenue ! murmurait-elle à chaque nouvelle découverte.
Comme prévu, elle était à la fois enthousiasmée et déçue. Ravie de découvrir une ville superbe, embellie et qui était sienne, dans laquelle elle se promenait avec une aisance qui stupéfiait les enfants et même Antoine. Mais aussi un peu dépitée de ne pouvoir présenter aux jumeaux et à Silvère la ville telle qu'elle l'avait fuie en mai 71.
Ici, c'était le lavoir qu'elle fréquentait avec sa mère qu'elle cherchait en vain avant d'apprendre, d'une commère gouailleuse, qu'on l'avait bouché dix ans plus tôt pour élever à sa place cette grande bâtisse de six étages.
— Même que si vous voulez y louer un appartement, je connais le bourgeois qui la possède. Y a l'eau et le gaz à tous les étages ! avait expliqué la femme.
Là, dans le quartier des Invalides et de Belle-chasse où elle venait, jeune fille, repasser le linge dans les riches maisons, c'était la prolifération de demeures encore plus riches, plus vastes, plus cossues.
Quant au Champ-de-Mars et à la colline de Chaillot où s'élevait un immense et somptueux palais depuis l'Exposition de 1878, elle n'y reconnaissait plus rien !
Il est vrai qu'elle avait été tellement estomaquée en découvrant la tour, qu'elle en était restée sans voix, pétrifiée devant le chantier.
— Stupéfiant ! Fantastique comme travail ! Mais, bon Dieu, que c'est laid ! avait, quant à lui, murmuré Antoine.
— Je ne trouve pas, avait dit Marcelin, je crois même qu'elle sera magnifique une fois finie. Et ce sera si beau de là-haut !
— C'est vrai, avaient renchéri Pierrette et Silvère, lequel se proposait d'ailleurs d'escalader la tour sans plus attendre.
— Ne comptez pas sur moi pour y monter ! avait dit Pauline.
La seule vue de la tour, qui s'élevait déjà au-dessus du premier étage et sur laquelle grouillaient de véritables équilibristes, lui donnait le vertige.
De plus, elle n'arrivait pas à oublier le Champ-de-Mars de jadis ; tranquille, campagnard presque, où, dès les beaux jours, pour éblouir les élégantes venues voir manœuvrer la troupe, caracolaient des cavaliers en jaquette et haut-de-forme. Champ-de-Mars où s'apercevaient souvent quelques petits troupeaux de chèvres, poussés par des gamins aux pieds nus qui allaient offrir du lait chaud aux bourgeois des beaux quartiers.
Antoine, Pauline et les enfants passèrent trois semaines inoubliables à Paris. Puis ils prirent le chemin de la Corrèze et ce fut alors Antoine qui commença à égrener ses souvenirs.
Si Pauline avait été stupéfaite en retrouvant un Paris qu'elle reconnaissait mal, Antoine n'eut aucune peine à se sentir chez lui dès que le train approcha de Brive.
Déjà, pendant le voyage qui les avait conduits de Paris à Périgueux, via Limoges, il avait été étonné de noter à quel point le paysage était identique à celui qu'il avait en mémoire.
Et maintenant que le convoi serpentait dans la vallée qui s'ouvrait sur Brive et qu'il reconnaissait au passage tel ou tel site précis, même les fermes accrochées à flanc de colline, il avait de plus en plus l'impression de vivre dans l'irréel, l'impossible, le rêve.
Car ici, rien n'avait bougé. Tout semblait rigoureusement figé, immobile. Et il devait sans cesse se répéter qu'il revenait au pays, non après un mois ou un an d'absence mais après dix-sept ans !
Ce qui était oppressant, c'était ce décalage entre cette campagne paisible, superbe mais immuable et que le temps paraissait avoir oubliée, et toutes les années supplémentaires qu'il portait lui-même. Des années qui l'avaient marqué, martelé, forgé, qui se lisaient dans toutes les rides que le vent des sierras, des pampas ou du grand large avait creusés dans son visage.
Parti presque jeune homme, il revenait homme mûr, avec les tempes qui blanchissaient, des douleurs qui parfois sourdaient dans ses reins et ses articulations et surtout des idées qui avaient évolué. Certaines s'érodant au fil des ans, d'autres s'affinant, se précisant.
Et alors qu'il se savait, sinon très vieux, du moins très changé, le paysage qui défilait sous ses yeux était toujours le même. À preuve, il aurait presque juré que cette vieille femme en noir, aperçue là-bas, assise au pied du châtaignier et qui surveillait ses trois vaches blondes en tricotant n'avait pas bougé depuis qu'il l'avait remarquée dix-sept ans plus tôt !
Ce fut lorsque le train entra vraiment en ville, après avoir laissé derrière lui le petit village d'Estavel, qu'il nota enfin quelques changements, quelques maisons neuves.
— Nous voilà arrivés, dit-il lorsque les freins commencèrent à grincer.
— C'est ça, Brive ? demanda Silvère en collant son nez à la fenêtre.
— C'est ça, dit Pauline.
— Ben, c'est pas grand ! dit l'enfant, c'est bien plus petit que Paris ! Et même que Concepción ! ajouta-t-il avec une petite moue.
— Comment irons-nous à l'hôtel ? demanda Pauline en bouclant son sac de voyage.
— Ne t'inquiète pas, les gens de l'hôtel savent que nous arrivons, ils auront envoyé quelqu'un, assura Antoine. Et puis, il y a toujours un cocher de disponible devant la gare. Dans le temps, c'était le père Bouyssoux, se souvint-il. Il avait un cheval noir à chanfrein et boulets blancs qu'il nommait Charbon !
Le père Bouyssoux était mort depuis quinze ans, mais son fils lui ressemblait tellement qu'Antoine n'hésita pas une seconde à l'appeler par son nom. Quant au cheval, il était maintenant isabelle, mais répondait toujours au nom de Charbon.
Antoine poussa la jument dans le petit chemin caillouteux et blanc qui prenait vie à droite de la grand-route et s'enfonçait dans les bois de chênes, en direction des Fonts-Miallet.
Le temps était superbe et chaud, l'air fleurait bon le sainfoin, la luzerne et le genièvre.
Ému plus qu'il ne l'aurait voulu, car il se sentait un peu ridicule d'être ainsi le jouet de sentiments qu'il jugeait trop mièvres, Antoine sourit à Pauline.
Elle aussi était émue de reconnaître ce chemin qu'elle avait un jour suivi en compagnie de Martial, alors qu'ils cherchaient un abri pour passer la nuit. Puis qu'elle avait de nouveau emprunté, toujours avec Martial, pour prendre la route de Lodève. Mais, cette fois, avec l'image d'Antoine secrètement enfouie au fond d'elle.
Et maintenant, côte à côte, ils progressaient vers leur premier souvenir commun, celui de leur rencontre.
Dans leur dos, les enfants, toujours impitoyables, comparaient sans cesse les paysages corréziens et ceux de Tierra Caliente. Grande avait été leur stupeur lorsque, à la sortie de Brive, Antoine, après avoir désigné quelques fermes, avait expliqué que chacune ne possédait guère plus de huit à dix hectares, quatre à cinq bêtes à cornes et une dizaine de brebis.
— Ça vous étonne ? avait-il dit. Ce n'est pourtant pas la première fois qu'on en parle ! Depuis le temps qu'on vous raconte la Corrèze, vous devriez le savoir !
— Oui, tu nous l'as dit, et maman aussi, c'est vrai, mais entre l'entendre et le voir ! Ça alors…, avait dit Marcelin.
Il était dépité, et même déçu par tout ce qu'il voyait. Mais le bonheur de ses parents était si éclatant qu'il s'était tu, pour ne pas le gâcher.
— On va arriver, on saura bientôt ce qu'il en est du pin parasol, prévint Antoine.
Ce pin, ou peut-être seulement ce qu'il en restait, était le seul lien qui le rattachait encore à sa famille, et d'une façon très détournée, pour ne pas dire artificielle. Car l'unique point commun qui le liait encore à ses sœurs était cet arbre autour duquel ils avaient grandi et joué ensemble. Ses sœurs dont il était sans nouvelles depuis des années.
Après la mort de leur mère, en 1879, il leur avait écrit pour obtenir quelques détails, quelques bribes d'informations. Sans réponse, il avait récidivé deux ans plus tard, puis s'était lassé de leur silence. Six mois avant d'embarquer pour la France, pour se donner bonne conscience, il avait même correspondu avec le notaire qui, neuf ans plus tôt, s'était occupé du dérisoire héritage que laissait sa mère.
Après enquête, le notaire de Brive lui avait répondu qu'il ignorait ce qu'étaient devenues Aimée et Octavienne. Tout au plus avait-il appris qu'Aimée – celle qui vivait jadis à Gramat – était devenue veuve, puis s'était remariée et avait quitté la région. Quant à Octavienne, elle avait convolé avec un transporteur de fruits et légumes, puis avait également disparu sans laisser d'adresse.
— Regardez là-bas, c'est le hameau du Peuch, annonça-t-il en désignant de la main quelques maisons blanches aux toits de lauzes, tapies à flanc de coteau, au milieu des chênes et des noyers, à cinq cents mètres de là.
Beaucoup plus près d'eux, à côté du chemin, dans un petit champ tout emmuré par des tas de caillasses blanches, un vieil homme fauchait méticuleusement un carreau de luzerne. Sa silhouette sembla soudain si familière à Antoine qu'il arrêta le cheval. Il était incapable de reconnaître le vieillard et de lui donner un nom, cependant, il était certain de l'avoir jadis côtoyé.
Ils s'observèrent en silence, puis Antoine sourit :
— Faut pas vous fâcher, si je vous regarde comme ça, mais je crois bien qu'on s'est déjà vus, dit-il.
— Pas impossible…, dit l'autre en retournant sa faux et en s'appuyant sur le dos de la lame.
— Vous êtes du Peuch, n'est-ce pas ?
— Ouais… Et vous ?
— Moi ? Je suis Antoine Leyrac des Fonts-Miallet.
— Ah, miladiou ! murmura le vieillard en repoussant son béret en arrière et en se grattant le front. Miladiou ! redit-il, mais alors, c'est toi l'Américain ? Si on m'avait dit ! Il cracha entre ses sabots, ramena son béret sur son front : C'est quelque chose çà ! alors, comme ça, c'est toi l'Américain ! Dans le temps, quand on la voyait encore au marché à Brive, ta pauvre mère avait dit que tu étais parti aux Amériques, loin en par là-bas, chez les sauvages ! Mais parole, on te croyait mort depuis !
— Je sais, sourit Antoine, ce n'est pas la première fois que les gens du pays m'enterrent ! Mais dites, ça me revient maintenant, vous seriez pas le père Delmas ? demanda-t-il en conservant le voussoiement car son interlocuteur était beaucoup plus âgé que lui.
— Eh oui, c'est moi, dit le vieillard, j'étais de la classe de ton pauvre père, un bien brave homme…
— C'est ça, je me disais bien aussi…
— Alors c'est vous l'Américain ? redit le vieillard soudain intimidé car les jumeaux et Silvère s'étaient mis à parler espagnol, histoire d'échanger tranquillement quelques impertinences dont le père Delmas faisait les frais.
— Et votre… Et ta femme aussi elle est américaine ? demanda enfin le vieil homme en dévisageant Pauline.
— Non, non. Moi, je suis de Paris, s'amusa-t-elle.
— Ah bon, murmura le vieillard, Paris c'est bien loin, mais c'est quand même un peu de chez nous… Mais alors eux, pourquoi ils baragouinent comme ça ? dit-il en désignant les enfants.
— Parce qu'ils sont nés là-bas, en Amérique, expliqua Antoine. Et cessez de faire les ânes et de dire des bêtises ! gronda-t-il en se tournant vers eux, sourcils froncés.
— Ah bon, eux, alors ils sont américains. Ils sont pas de chez nous. D'ailleurs, ça se voit bien… Ouais, sont pas de chez nous ! assura le vieux.
— Peut-être, reconnut Antoine, peut-être… Allez, père Delmas, tenez-vous fier. Content de vous avoir revu. Maintenant, je vais finir d'arriver chez nous.
La grosse ombrelle vert sombre du pin parasol surmontait toujours la colline des Fonts-Miallet. Et même si l'arbre était cerné par les gravats, les ronces, les orties et les herbes folles, même si les alentours étaient mangés par les broussailles, les genêts d'Espagne et les genévriers, il émergeait toujours, superbe, solide.
Il était là, comme une paisible sentinelle, comme un témoin placé ici pour indiquer qu'un jour, dans ces ruines où croissaient la viorne, le lierre, les sureaux et les clématites, toute une famille avait vécu. Pour rappeler que cette petite cour pierreuse qu'il abritait de son ombre et recouvrait d'une nappe rousse d'aiguilles sèches avait vu courir, chanter, rire et pleurer des gamins qui avaient noms Aimée, Octavienne et Antoine Leyrac. Pour rappeler aussi, à Pauline et à Antoine, que c'était là, devant cette étable maintenant en ruine, au toit effondré depuis longtemps, qu'ils s'étaient rencontrés et aussitôt reconnus.
— Tu vois, je savais bien qu'il n'était pas mort ! Il nous attendait, ce bougre, murmura Antoine en attirant Pauline contre sa poitrine.
Il poussa le cheval jusqu'à la murette écroulée qui encerclait les ruines, puis sauta à terre et aida Pauline à descendre. Déjà les enfants, presque intimidés, furetaient çà et là, malgré les broussailles, s'approchaient des vestiges de la maison et de cette étable en ruine qui jadis puait tant le bouc et dont leur mère avait si souvent parlé.
Mais s'ils étaient curieux, et même un peu troublés de découvrir enfin l'un des berceaux de leur famille, il était facile de comprendre que la visite ne comblait pas leurs espérances, qu'ils étaient déçus.
— Ils attendaient autre chose, dit Pauline en caressant le tronc rugueux du vieux pin parasol.
— Bien entendu, dit Antoine. Dans leur idée, c'était sûrement plus beau, plus mystérieux. Peut-être qu'on les a trop fait rêver à la France, aux Fonts-Miallet…
Parce que Marcelin et Pierrette comprenaient, sans la partager, l'émotion de leurs parents et qu'ils ne voulaient pas les décevoir, ils gardèrent d'abord leurs impressions pour eux. Mais Silvère ne s'embarrassait pas de telles convenances. Et parce qu'il en avait gros sur le cœur, comme un enfant dépité en découvrant un cadeau qu'il espérait beaucoup plus beau, ce fut lui qui parla le premier :
— Alors c'est ça, les Fonts-Miallet, c'est ça ta maison ? demanda-t-il à son père.
— Oui.
— Eh ben…, fit le gamin en ramassant une grosse pomme de pin. Eh ben, je préfère les Fonts-Miallet de chez nous, ils sont plus jolis !
— Pour toi, oui, lui dit Antoine en lui caressant les cheveux.
— Oh oui ! dit Silvère. Là-bas, aux Fonts-Miallet du cerro du pin, chez nous quoi, on y voit plus loin qu'ici, c'est plus grand, tout est plus grand et plus beau, surtout les sierras ! C'est mieux, quoi…
— Pour toi, oui, redit Antoine.
— Et même, tiens, regarde, dit l'enfant en tendant l'index vers le ciel, ici, même les condors sont tout petits !
— C'est une buse, ton condor, sourit Antoine, mais je te comprends. Mais tu vois, ici c'est chez moi. Je suis né là, dit-il en désignant un gros buisson de sureau qui poussait dans les ruines. Et tu vois, ajouta-t-il en montrant le plateau en friche qui s'étalent devant eux, là, c'étaient nos terres. J'y gardais nos bêtes quand j'avais ton âge. Elles étaient très belles, alors.
— Et pourquoi elles sont pleines de ronces, maintenant ?
— Ah ça, j'aimerais le savoir ! dit Antoine, j'aimerais savoir pourquoi l'abruti qui les a achetées à votre grand-mère ne s'en occupe pas mieux ! Enfin, c'est comme ça, soupira-t-il.
Il observa Marcelin et Pierrette, vit qu'ils étaient gênés.
— Vous aussi vous êtes déçus, n'est-ce pas ? demanda-t-il.
— Faut comprendre, dit Marcelin en haussant les épaules. C'est… Oh, je ne sais pas !
— Mais si, vas-y ! insista Antoine.
— On pensait que c'était autre chose. On s'était fait des idées. Peut-être qu'on a eu tort d'imaginer les Fonts-Miallet trop beaux.
— C'est ça, dit Pierrette. Et puis ici, c'est… Comment dire ? Tellement… petit ! Tellement étriqué ! Voilà. Mais c'est pas ta faute, s'empressa-t-elle d'ajouter. C'est comme ça, c'est tout. Et puis, peut-être que c'est l'autre vieux qui a raison…
— Quel autre vieux ?
— Celui de tout à l'heure. Celui qui a dit qu'on n'était pas d'ici, qu'on était américains et que ça se voyait…
— Il est un peu gâteux, dit Antoine.
— Mais non, intervint Pauline, c'est bien lui qui a vu juste, et tout de suite. Mais quelle importance ? Allons, dit-elle en prenant le bras d'Antoine, fais-nous un peu visiter les anciennes terres de la famille Leyrac, fais-nous tout voir.
— Tu as raison, approuva-t-il, venez. Et avec un peu de chance, vu la saison et si les oiseaux l'ont oublié autant que les hommes, je connais par là un cerisier dont vous me direz des nouvelles !
Ils eurent du mal à approcher de l'arbre presque étouffé par les ronces. Et lorsque les enfants, toute bonne humeur retrouvée, parvinrent à se hisser sur les branches garnies de fruits, ils furent accueillis par un concert d'insultes que leur lancèrent en fuyant à tire-d'aile des volées de merles d'étourneaux et de grives.
— Tu es triste, n'est-ce pas ? demanda Pauline en posant la tête sur l'épaule d'Antoine.
Ils avaient laissé les enfants piller le vieux cerisier, étaient revenus jusqu'aux ruines et s'étaient assis au pied du pin parasol.
— Tu es très triste ? redemanda-t-elle.
— Oui et non. Un peu, car j'aurais été content que les enfants aiment mon pays. Au lieu de ça… Dans le fond, je devrais être jaloux de toi, tu n'as eu aucun mal à leur faire adorer Paris, ton Paris ! Tandis que moi, avec ma Corrèze… C'est pourtant bien beau ici, non ? C'est vrai, c'est moins impressionnant que les paysages de Tierra Caliente, mais tellement plus doux, tu ne trouves pas ?
— Bien sûr que si. Et ici, surtout, la terre ne se fâche pas sans cesse. Elle ne passe pas son temps à gronder et à se fendre. Tu l'as dit, elle est douce, mais les enfants, vois-tu, ils ne sont pas habitués à cette douceur. Ils sont nés dans un pays qui tremble sans arrêt, où tout est gigantesque ! Alors, quand tu leur parles en plus de fermes de huit hectares !
— Tu as raison. De toute façon, je suis quand même très heureux d'être là, chez nous. Et mon père aussi, là où il est, doit être heureux de regarder ses petits-enfants en train de nettoyer un cerisier qu'il a greffé quand j'avais l'âge de Silvère. Mais toi, tu n'es pas déçue de voir qu'on a un peu gâché nos retrouvailles avec les Fonts-Miallet ?
— Comme toi, un peu.
— C'est notre faute, dit-il. D'abord, on a sans doute trop attendu ce jour. Et surtout, on ne devrait jamais revenir sur ses pas, jamais.
— Pourtant, une fois au moins, ça t'a sauvé la vie…
Il médita un instant, approuva.
— C'est vrai, en plein désert d'Atacama, du côté de Maldonado. Mais alors, c'est parce que j'avais fait fausse route avant. Tandis que là, je ne pense pas avoir trop fait fausse route depuis dix-sept ans…
— Alors ne regrette rien. Moi, je suis quand même ravie d'être ici avec toi, dit-elle en lui caressant la joue car elle voyait bien qu'il avait du mal à surmonter sa déception. Et puis, tiens, ajouta-t-elle en désignant, regarde comme ils sont heureux maintenant.
— Ben, vous voyez, on aurait dû emmener Joaquin et Arturo ! dit Silvère peu après.
Il était tout poisseux de jus de cerises, des traces rougeâtres maculaient ses joues et ses mains et deux paires de fruits superbes, d'un carmin luisant, encore attachés par la queue ornaient ses oreilles.
— Et que ferait-on d'Arturo et de Joaquin ? demanda Antoine.
— Vous voulez des cerises ? proposa Marcelin en posant devant eux son mouchoir rempli de fruits.
— Elles sont belles, dit Pauline en croquant une cerise, et bonnes ! Oui, pourquoi Arturo et Joaquin ? demanda-t-elle à son tour.
— Ben, pour nettoyer tout ça, tous ces espinos, dit l'enfant. Et puis on leur ferait aussi rebâtir la maison, ça serait mieux comme ça, non ?
— Sûrement, approuva Antoine, mais qu'en ferions-nous de la maison ? Tu ne veux pas qu'on reste habiter ici, quand même ?
— Ah non ! Non, on s'ennuierait trop ! assura Silvère. Mais ce serait quand même bien si on avait une maison en France.
— C'est un peu loin de Santiago, tu ne trouves pas ? demanda Pauline.
— C'est vrai, mais ce serait quand même bien. Tu comprends, à l'école, je pourrais dire aux autres : « Moi j'ai une maison en France, à moi ! Elle s'appelle les Fonts-Miallet, elle est bien plus belle que vos haciendas et c'est là que mon père est né ! Oui, ce serait bien ! »
La réaction des enfants en découvrant les Fonts-Miallet, mais aussi le piteux état des anciennes terres de la famille Leyrac mirent Antoine de méchante humeur.
Il ne pouvait oublier que c'était la vente de leur petite propriété qui l'avait poussé à s'expatrier. Et s'il ne regrettait pas son choix, du moins acceptait-il mal que la friche, les ronces et les taillis envahissent des champs que tant de générations de terriens s'étaient entêtés à mettre en valeur.
Aussi, dès le soir de la visite aux Fonts-Miallet, se rendit-il à l'étude du notaire avec qui il avait correspondu quelques mois plus tôt. Malgré un étonnement qu'il dissimulait mal, ce dernier lui promit de lui fournir au plus tôt les quelques renseignements qu'il voulait avoir.
Il les eut dès le lendemain.
— Voilà, j'ai ce qu'il vous faut, lui expliqua l'homme. C'est un de mes confrères qui s'était chargé de la vente que votre défunte mère fit à M. Léon Vergnes le 15 février 1871. Soit deux hectares, un are et vingt centiares de terres et pacages sis aux Fonts-Miallet et vingt-trois ares cinquante-six centiares de bois et taillis au lieu-dit : Les Perriers.
— C'est bien ça, approuva Antoine.
— Alors, c'est en pleine indivision, expliqua le notaire.
— C'est-à-dire ?
— Que depuis le décès de Léon Vergnes, le 10 janvier 1877, ses cinq héritiers n'ont encore pu se mettre d'accord.
— Je vois, ça explique l'état des terres.
— Si j'ai bien compris, poursuivit le notaire, ils sont tout prêts à vendre mais ne s'entendent ni sur le prix ni sur le partage ! Il est vrai que l'ensemble de la propriété est important : trente-quatre hectares, c'est beaucoup ! Quant aux bâtiments, dont une belle maison bourgeoise de huit pièces, deux granges étables et un four, ils sont encore en bon état. Mais oserais-je vous demander si vous seriez intéressé par l'ensemble ?
— Non, je n'ai que faire de trente-quatre hectares, c'est beaucoup trop grand pour moi, sourit Antoine en songeant aux vingt-huit mille hectares de Tierra Caliente. Les seuls terrains que j'aimerais récupérer sont ceux qui appartenaient à ma famille, c'est tout.
— Je ne sais pas s'il sera possible de morceler ainsi la propriété, dit le notaire en triturant les pointes de ses moustaches cirées. Et puis, il serait bon que je sache ce que vous comptez y mettre ?
Antoine faillit lui dire que là n'était pas le problème, que tout cela n'avait aucune importance et que le prix ne comptait pas. Il avait fallu qu'il revienne en France, qu'il y séjourne et qu'il compare, pour mesurer à quel point Pauline et lui avaient bien gagné leur vie en dix-sept ans de travail. Mais il garda prudemment ses réflexions pour lui et louvoya.
— Ce que je veux y mettre ? Il faudrait d'abord que je sache ce que les vendeurs en demandent…
— Justement, c'est là-dessus qu'ils ne sont pas d'accord. Certains ne veulent pas admettre que la terre a beaucoup baissé depuis quelques années, expliqua le notaire. Il observa Antoine, hésita, toussota, puis se jeta à l'eau : Vous savez, j'ignore totalement ce qui motive votre désir d'acquérir ces deux hectares. Peu importe d'ailleurs. Mais si je puis me permettre de vous donner un avis… Puis-je ?
— Allez-y.
— Vous allez faire un très mauvais placement ! Tenez, supposons que vous posiez tout de suite sur la table disons… trois mille deux cents francs. Ce serait surpayer la terre qui vous intéresse, mais supposons quand même. Eh bien, comme placement, j'ai infiniment mieux à vous proposer !
— Des panamas, peut-être ? demanda Antoine sans sourciller.
— Encore mieux ! Si, si ! Vous n'êtes pas sans savoir que notre ville va être transformée dans les années qui viennent. Avant cinq ans nous serons desservis par la nouvelle ligne de chemin de fer qui viendra directement de Limoges, via Uzerche, puis filera vers Toulouse. Pour nous, c'est une chance inouïe, une manne !
— J'ai effectivement entendu parler de ça.
— Croyez-moi, cher monsieur, si vous avez quelque argent à placer, n'hésitez pas ! Laissez la terre de côté, c'est d'un piètre rapport, misez plutôt sur notre ville ! Songez à tout ce qui pourra se développer grâce à une ligne directe de chemin de fer Paris-Toulouse ! C'est ici qu'il faut investir, chez nous ! Tenez, je le dis sans crainte, je suis sûr qu'un jour Brive atteindra ses vingt-cinq mille habitants ! Et peut-être même plus ! Alors si…
— Sûrement, coupa Antoine. Dites-moi, le chiffre donné tout à l'heure, ça fait mille six cents francs l'hectare ? Bon, décida-t-il en se levant, c'est sûrement très cher, mais je prends quand même. Alors tâchez de voir ça. J'aimerais régler cette affaire avant de repartir pour le Chili. Si c'est impossible, je vous laisserai une procuration. Je compte sur vous pour me récupérer ces deux hectares et quelques, je tiens beaucoup à reprendre ces terres. Vous pouvez me joindre à Bordeaux jusqu'à la fin août, indiqua-t-il en griffonnant l'adresse de Rosemonde sur une carte.
— Très bien, dit le notaire, mais alors pour le reste ? Je vous assure que…
— On verra plus tard, promit Antoine. Tenez, quand le train Paris-Toulouse passera là, par exemple. D'ici là, commencez donc par régler l'affaire que je vous confie ; pour moi, elle vaut tous les placements.