11
Insensibles à la pluie qui ruisselait sur leur visage et imbibait leurs vêtements, Martial et Romain observaient anxieusement la drague. Arrêté au milieu du marécage, à trente pas d'eux, l'énorme engin grondait, fumait, grinçait. Mais, de son long goulot dégorgeoir d'où aurait dû sortir un flot bouillonnant et ininterrompu de boue, seuls quelques maigres et spasmodiques jets de vase jaillissaient par moments.
— Saloperie de saloperie ! Elle va se mettre à cracher, oui ? grogna Romain en mâchouillant son cigare éteint.
Avec toute une équipe de mécaniciens, Martial et lui venaient de passer plus de trois jours à tenter de remettre en marche la Ville de Lodève et ils attendaient maintenant le résultat de leur réparation.
Déjà immobilisée et remise en état trois semaines auparavant, la machine s'était brutalement bloquée quatre jours plus tôt, dans un craquement métallique de chaînes, d'axes et de moyeux cassés.
— Mais, bon dieu ! qu'est-ce que vous attendez pour mettre pleine vapeur ? hurla Martial à l'adresse de la douzaine d'hommes qui s'activaient à bord de la drague. Le bruit des chaudières était tel que nul n'entendit son appel.
— Bandes d'abrutis ! ragea-t-il en écrasant vivement un moustique dans son cou. La vapeur, quoi, merde ! Envoyez la vapeur ! hurla-t-il de nouveau.
— Pas la peine de t'égosiller, ils ne peuvent rien entendre ! D'ailleurs, je suis sûr que la pression est déjà au maximum, dit Romain.
— Alors pourquoi ça ne marche pas ?
— Parce que cette machine est foutue, usée, morte ! Et on pourra changer toutes les pièces qu'on voudra, en forger même des neuves, ça pétera toujours ailleurs ! Ce qu'il faudrait, c'est tout changer, toute la mécanique, et ça… Et c'est pareil pour les excavateurs. Ils sont en fin de course, eux aussi. Faut dire que tout ça travaille depuis plus de six ans, et dans quelles conditions !
— Ce voyou d'O'Brien nous a porté la poisse l'autre soir, dit Martial sans quitter la drague des yeux. Ah ! fit-il en tendant l'oreille, écoute, elle tourne mieux, non ?
— Oui, mais elle ne crache toujours rien.
— Mais si ! Ça vient ! sourit Martial. Tiens regarde ! Regarde ! C'est pas encore le plein rendement, mais ça vient ! Allez, c'est reparti ! J'avoue que j'ai eu peur !
Un bruyant, sinistre et bref grincement, montant des flancs de la machine résonna soudain sur le marécage, tandis qu'un long jet de vapeur fusait vers le ciel.
La drague vibra, comme touchée par un invisible obus et devint silencieuse en quelques secondes.
— Alors quoi ? murmura Martial. Il parut attendre une sorte de miracle, puis comprit et haussa les épaules : Bon, cette fois elle est vraiment foutue, soupira-t-il, pas la peine de perdre notre temps à vouloir la réparer…
Il fit un grand geste de découragement en direction des hommes qui, bras ballants, attendaient les ordres.
— Tirez-moi cette saloperie du passage, elle gêne ! leur lança-t-il. Elle peut encore flotter, oui ? Alors, amarrez-la où vous pourrez et rejoignez l'atelier, le travail n'y manque pas !
Il jeta un dernier regard à la Ville de Lodève et rejoignit Romain qui s'éloignait sous la pluie.
Non content d'être un excellent cuisinier, Tchang était aussi un très bon chasseur. Ce n'était pas à la portée de tous car l'ouverture du chantier et le déferlement des milliers d'hommes qui y travaillaient avaient rendu le gibier très méfiant et surtout très rare aux abords immédiats du canal.
Il fallait donc s'éloigner et s'enfoncer en pleine jungle pour avoir la chance de tirer un cerf ou un pécari.
Malgré les difficultés et les dangers que représentait ce genre d'expédition – si le gibier avait fui, ce n'était le cas ni des serpents ni des caïmans ! –, Tchang ne revenait jamais bredouille.
Ce soir-là, ce fut avec fierté qu'il posa sur la table un quartier de cerf de Virginie, doré à souhait et encore tout ruisselant de graisse sur un lit de haricots noirs, moucheté de piments rouges et verts frits.
— Où l'as-tu eu, celui-là ? demanda Martial.
— Pas très loin, au-dessus de Tiger Hill.
— Eh bien, bravo, dit Romain en découpant deux épaisses tranches de viande. Il en posa une dans l'assiette de Martial, se servit.
Debout devant la table, car il avait toujours refusé de s'asseoir avec eux : « Ce ne serait pas convenable ! » assurait-il, Tchang attendit le verdict. Il était heureux et fier de faire la cuisine pour des hommes qui l'appréciaient vraiment, en connaisseurs, en gourmets.
Sans être dénué de papilles, son précédent employeur était loin de savoir goûter et déguster un mets comme le faisaient Martial et Romain. De plus, son ex-patron était pingre et plutôt bougon de nature. C'était donc sans l'ombre d'un remords que Tchang avait accepté les généreuses offres d'embauche de Romain. Il ne le regrettait pas.
— Sublime ! dit enfin Martial en emplissant les verres d'un honnête vin de Bordeaux qu'il se procurait à Colón, chez un épicier chinois.
— Mon vieux Tchang, si Dieu me prête vie, si je rentre un jour en France, je t'emmène. Ta fortune est faite ! plaisanta Romain. On ouvre un restaurant à Paris, tiens, dans ma rue. C'est un bon quartier, toujours plein de gros et gras députés, de ministres bedonnants et d'ambassadeurs. Des gens qui adorent bien manger !
Le Chinois ébaucha un sourire, s'inclina et passa dans la pièce voisine. C'était aussi parce que ses nouveaux patrons n'étaient jamais avares de compliments qu'il aimait cuisiner pour eux.
— Blague à part, il se surpasse, dit Romain. Quand je pense qu'il était chez de Beer depuis presque deux ans ! Que de temps et de repas perdus !
— Certes, approuva Martial, mais trêve de babillage, je vois bien que tu es aussi ennuyé que moi, je me trompe ?
— Non, j'avoue que cette drague pose des problèmes…
— Et les excavateurs aussi ! Sur les six qui devraient creuser presque quinze heures par jour, il y en a toujours au moins deux en réparation ! Quant aux autres, ils sont de plus en plus poussifs !
— Il est urgent de prendre une décision, dit Romain, je veux dire par là une décision avec Herbert et Edmond.
— Tu crois franchement qu'il est prudent d'investir dans du matériel neuf ? demanda Martial après quelques instants de réflexion.
— C'est toi qui me demandes ça ? s'étonna Romain. Bon sang, de nous tous, c'est toi qui y crois le plus à ce foutu canal ! Et de très loin ! Pour Herbert et pour Edmond, qui se gardent bien d'y risquer seulement un orteil, il représente une excellente et régulière rentrée d'argent. Moi, je l'avoue, je suis là pour ça. Oui, je te l'ai déjà dit, je compte bien revenir un jour en France, mais pas les poches vides, et avec Clorinda. Et crois-moi, elle est gourmande ! Ne parlons pas d'Antoine, il n'est venu que pour te remplacer. Ça ne veut pas dire que lui et moi ne sommes pas excités par ce chantier ; après tout c'est quand même formidable ce que nous faisons là ! Mais à côté de toi, nous sommes des tâcherons, des petits besogneux ! Toi, tu es comme O'Brien ! acheva Romain en vidant son verre.
— Qu'est-ce que tu entends par là ?
— Que le canal est votre passion, peut-être la seule que vous ayez ; je veux dire à ce point-là ! Alors quand je t'entends me demander si ça vaut la peine d'investir !
— Et je te le redemande encore car tu n'as pas répondu.
Romain l'observa, picora quelques haricots noirs et croqua un piment.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il enfin.
— La fatigue peut-être, avoua Martial. Et puis aussi le doute… Eh oui, tu lis comme moi les câbles que nous expédient Herbert et Edmond, on sent bien qu'eux aussi redoutent quelque chose. Quant à la presse de France, elle est vraiment trop bonne pour être honnête…
— Bah, ça va faire sept ans que ça dure, ça ira bien jusqu'à l'ouverture du canal ! Mais, blague à part, si tu es aussi fatigué que ton pessimisme le laisse paraître, pourquoi diable restes-tu ici ? Oh, je sais ce que tu vas me répondre, mais quoi, faut être sérieux dans la vie, les passions, c'est beau, mais si on doit y laisser les os…
— Je n'en suis pas encore là, coupa Martial, ce que je veux savoir, c'est s'il faut, ou non, se rééquiper sérieusement.
— À mon avis, oui. Mais je ne suis pas seul en course. Je dirais même que je suis le plus petit des associés de la Sofranco.
— Là n'est pas la question. Ce que je veux savoir, c'est ce que tu penses de l'idée d'O'Brien.
— À propos du dragage en vue d'un canal à écluses ? Il a raison.
— Je le crois aussi, avoua Martial, mais j'avais besoin de te l'entendre dire. Oui, ajouta-t-il un peu tristement, le doute c'est ça aussi, c'est ne plus être aussi sûr de soi qu'avant…
— Allons donc ! Bois un bon coup et oublie tout ça ! Ton doute, comme tu dis, c'est tout simplement la sagesse !
— Peut-être. Mais, il y a quelques années, j'aurais déjà rejoint Santiago pour convaincre Edmond et Herbert de l'urgente nécessité d'acheter trois dragues ! Au lieu de ça, je suis là à hésiter, tout en me gobergeant de cerf de Virginie et de bordeaux.
Interrompus par Tchang qui vint leur apporter un plat de langoustes grillées, suivi d'ananas au rhum et de bananes flambées, Martial et Romain ne reprirent leur conversation que plus tard dans la soirée.
— Depuis combien de temps n'as-tu pas été à Santiago ? demanda Martial en offrant un cigare à Romain.
La pluie avait cessé et les deux hommes, assis sur la véranda, goûtaient la fraîcheur de la nuit. Prudent, Romain avait installé entre eux une grosse lampe à pétrole qui était censée attirer les moustiques.
— À Santiago ? Attends… Ça fait trois ans.
— Ça te dirait d'y faire un tour ? En partant au plus tôt, tu y serais pour Noël…
— Pour Noël, coupa Romain, j'ai prévu de rejoindre Clorinda à Trujillo. Tu sais, elle y possède une maison, c'est le dernier bien qui la rattache à son pays. Et Trujillo, c'est pratique pour nous, c'est presque à mi-parcours entre ici et Santiago. De plus, c'est un endroit très agréable.
— Je sais, dit Martial, nous y sommes passés ensemble en janvier 81…
— C'est vrai…, dit Romain. Il médita un instant, puis secoua la tête, comme pour chasser de mauvais souvenirs : Et puis, pourquoi veux-tu que j'aille à Santiago ? demanda-t-il.
— Allons, ne jouons pas au plus fin, tu connais très bien la réponse ! D'abord, je ne veux pas être le seul à défendre l'idée d'acheter deux ou trois dragues. Ensuite, parce qu'une affaire de cette importance ne peut se régler par simple correspondance avec Edmond et Herbert. La Sofranco ne peut traiter un aussi gros morceau à la légère ! Il faut tout étudier, tout envisager, tout prévoir. Ça demande de sérieuses discussions.
— Et pourquoi ne veux-tu pas les mener à ta guise en allant toi-même à Santiago ?
— Edmond et Herbert me connaissent, dit Martial en souriant, ils savent bien que je suis… comment dire… ? partial ! Partisan même ! Voilà, partisan dès qu'il s'agit du canal ! Et puis il faut bien que quelqu'un reste ici pour tout surveiller.
— Tu y arriveras tout seul ?
— Hélas oui, puisque la drague est hors d'usage. Dès l'instant où il ne reste que trois ou quatre excavateurs en action et les ateliers de réparation, je peux me débrouiller. S'il faut, je demanderai un coup de main à O'Brien. Alors c'est d'accord ?
— Entendu. Dans le fond, ça va me permettre de prendre un peu plus de repos que prévu. Mais il ne faudra pas m'en vouloir si je n'arrive pas à convaincre nos associés ; je n'ai pas ta fougue !
— Veille à ce qu'Antoine participe aux débats. Il est toujours réticent pour faire de grosses dépenses, mais il t'aidera quand même. Parce que lui, contrairement à Herbert et Edmond, il connaît la situation du chantier. Il pourra parler des crues du Chagres et de l'obligation absolue de régulariser son cours. Lui, il comprendra tout de suite pourquoi nous devons miser sur les dragues.
— D'accord, mais si j'échoue malgré tout ? dit Romain en chassant de la main plusieurs moustiques qui tournaient autour de son visage.
— Eh bien, ça prouvera simplement que je ne suis pas le seul à avoir des doutes… Ça prouvera que nous sommes peut-être tous déjà trop vieux pour mener ce chantier à bien et qu'il est temps de passer la main aux jeunes, soupira Martial en haussant les épaules.
Son année scolaire finie, et malgré l'approche de Noël, Marcelin n'eut de cesse de rejoindre son père à Tierra Caliente.
Depuis qu'il avait appris par sa mère, revenue à Santiago, la catastrophe qui avait frappé l'hacienda, il avait hâte d'aller mesurer sur place l'importance des dégâts.
— Attends-toi au pire, le prévint Pauline, ça dépasse ce que tu peux imaginer. Mais tu as raison de vouloir descendre là-bas, ton père en sera heureux. Cette sale histoire l'a touché plus qu'il ne le laisse paraître. Tu comprends, ce sont surtout les terres qu'il a fait défricher qui ont le plus souffert…
Bien que prévenu, Marcelin fut choqué avant même d'arriver à Tierra Caliente car, depuis la gare de Concepción jusqu'à l'hacienda, la grêle avait aussi frappé.
Le désola aussi la vue du pin parasol foudroyé. Pour lui, cet arbre représentait une partie de son enfance, lorsque avec Joaquin – complice et ravi de l'être – Pierrette et lui montaient jouer sur le cerro du pin.
Cet arbre, aujourd'hui mort, leur apparaissait alors tellement chargé d'histoire et de mystère qu'il leur semblait légendaire, malgré son jeune âge et sa taille encore réduite. À leurs yeux, le fait qu'il soit issu d'une graine venue de France, d'une graine tombée d'un arbre planté par leur arrière-grand-père, le rendait invulnérable. Et il n'était plus aujourd'hui qu'un tronc déchiqueté et sec sur lequel se perchaient les urubus.
Antoine et son fils parcoururent l'hacienda pendant presque deux semaines. Et si, dans les premiers jours, ils le firent pour que Marcelin découvrît les dégâts, Antoine et lui en vinrent vite à ébaucher des projets. Des projets pleins de terres défrichées, d'impeccables alignements d'arbres fruitiers, de pistes ouvertes, de champs quadrillés par les canaux d'irrigation, de vignes aux lourdes grappes.
Ils parlèrent, discutèrent, tracèrent des plans, calculèrent même qu'il était tout à fait possible d'ajouter encore dix mille hectares de bonnes terres aux quatorze mille cinq cents hectares déjà cultivés. Ne resteraient ensuite que trois mille cinq cents hectares de forêt qui, elle aussi, pourrait être judicieusement exploitée.
Lorsqu'ils reprirent le chemin de Santiago pour y passer les fêtes de Noël, Antoine avait enfin retrouvé toute son énergie et sa bonne humeur. Mais sur son front subsistait quand même une cicatrice.
Depuis qu'elle savait que Romain serait à Santiago pour Noël et qu'il allait donc arriver d'un jour à l'autre, Clorinda trouvait la vie magnifique. Même les clientes les plus exigeantes ne parvenaient pas à lui faire perdre sa bonne humeur.
Aussi, en cet après-midi du 22 décembre, Pauline fut-elle très étonnée en l'entendant élever le ton. Retenue par plusieurs clients qui choisissaient avec soin de quoi confectionner de succulents réveillons, elle appela discrètement Pierrette. La jeune fille travaillait à La Maison de France depuis la fin de l'année scolaire et appréciait beaucoup ses nouvelles occupations.
— Que se passe-t-il ? lui demanda-t-elle à mi-voix.
— Ce sont Mmes Cortinez et Vallejo, expliqua Pierrette.
— Ah, je vois…, murmura Pauline en s'assombrissant un peu.
Elle connaissait bien les deux sœurs. De toutes les clientes de La Maison de France, elles étaient les plus tatillonnes, les plus chipoteuses ; pour tout dire, les plus désagréables. L'une était l'épouse d'un membre du Parlement, l'autre d'un officier supérieur qui avait gagné ses étoiles lors de la guerre contre le Pérou.
N'ignorant rien de la haine que Clorinda vouait toujours à ceux qu'elle tenait pour responsables de la ruineuse défaite de son pays, Pauline avait toujours fait en sorte de ne jamais laisser son amie s'occuper des deux sœurs.
Aussi, soucieuse de limiter l'esclandre qui ne pouvait manquer de se développer, elle recommanda à Pierrette de veiller sur les clients et rejoignit le salon de couture.
— Puis-je vous aider ? demanda-t-elle en entrant dans la pièce.
— Tout va bien, je me charge de ces dames…, assura Clorinda avec un sourire dangereux. Et elle attaqua aussitôt : Mais je vous laisse juge, figurez-vous que ces deux personnes semblent ignorer où elles se trouvent ! Sans doute se croient-elles dans la boutique de cette petite intrigante de… Comment s'appelle-t-elle déjà cette petite cruche ? Ah oui, Gabriela Oropendola, vous savez, celle qui s'imagine avoir du goût !
— Du calme, que se passe-t-il ? demanda posément Pauline.
— Il se passe que votre employée nous insulte ! lança Maria Vallejo, l'épouse de l'officier.
— Ce n'est pas mon employée mais mon associée, et c'est aussi une amie, assura Pauline. Allons, mesdames, dites-moi ce qui se passe, et vous, Clorinda, laissez parler nos clientes !
— Pour être cliente de La Maison de France, il ne suffit pas d'en avoir les moyens, ironisa Clorinda, il faut aussi être raffinée. Le goût, ça ne s'achète pas !
— Allez-vous me dire ce qui se passe ? insista Pauline.
— Nous voulons faire arranger ça ! dit Julia Cortinez en désignant un carton d'où était à demi tirée une toilette.
— L'ensemble que nous vous avons livré la semaine dernière ne vous convient pas ? Pourtant, vous l'avez essayé et nous l'avons repincé à votre taille, dit Pauline.
— Sûrement très mal ! Ma sœur est toute boudinée dans cette robe ! dit Maria Vallejo en sortant le vêtement de sa boîte : Il faut retailler là et là, et aussi changer tout ce plastron et arranger ce pouf !
— Retailler ? Changer ? Arranger ? dit Pauline en fronçant les sourcils, vous n'y songez pas, j'espère ? Il n'est pas question que l'on touche à un modèle de chez Doucet ! Ce serait un… un crime !
— C'est exactement ce que je leur ai dit ! triompha Clorinda. Mais elles insistent ! Je vous assure, elles se croient sans doute dans une vulgaire échoppe du quartier indien !
— J'ai payé cette robe suffisamment cher pour en faire ce que je veux ! insista Julia Cortinez, rouge de colère. J'exige donc que vous la retouchiez comme je l'entends !
— N'insistez pas, coupa sèchement Pauline. Faites vous-même ce que vous voulez de cette toilette, elle est à vous, mais personne ici n'en changera quoi que se soit !
— Vous refusez ? C'est votre dernier mot ? grinça Julia Cortinez. Parfait ! Alors, vous allez tout de suite me rembourser ce vêtement.
Pauline posa la main sur le bras de Clorinda qu'elle sentait prête à bondir et s'efforça au calme. Autour d'elle, dans le salon, une douzaine de dames observaient la scène d'un air gourmand. Même les clients du rayon d'alimentation, attirés par les éclats de voix, s'étaient regroupés sur le pas de la porte.
Elle comprit que la réputation de La Maison de France était en train de se jouer, que tout pouvait s'écrouler – ou du moins se fissurer – si elle ne maîtrisait pas la situation. Les sœurs Cortinez et Vallejo étaient dangereuses, elles appartenaient à la haute société de Santiago et leurs relations étaient multiples.
« Si elles gagnent, toute la ville le saura demain, songea-t-elle, et c'en sera fini pour nous… »
Elle parvint à sourire, se retourna vers sa première vendeuse.
— Carmen, remboursez immédiatement Mme Cortinez. Et toi, dit-elle à une jeune employée, remets cet ensemble dans sa boîte, fais un beau paquet et fais-le livrer au plus vite chez Mme Cortinez !
Elle regarda tous les témoins de la scène, sut qu'elle avait gagné et ajouta en souriant aux deux sœurs :
— Vous devez savoir que La Maison de France n'en est pas une toilette près, fût-elle de chez Doucet ou de chez Worth ! Et vous devez aussi savoir qu'il n'est pas non plus question que je propose à une de nos bonnes clientes une robe ajustée à votre taille et que vous avez portée ! Ici, nous ne faisons pas dans la friperie !
— Vous pouvez la garder ! Je n'en veux pas ! jeta rageusement Julia Cortinez.
— La maison vous l'offre, dit Pauline, et si vous n'en voulez pas, donnez-la donc à une de vos domestiques !
— Quoi ? Une de mes toilettes à une domestique ! suffoqua Julia Cortinez.
— Pourquoi pas, lança Clorinda, vous n'aurez aucun mal à en trouver une qui ait la taille mieux faite que la vôtre !
— C'est également ce que je pense, approuva Pauline. Maria, raccompagne ces dames !
— Mais voyons, qu'est-ce qui te prend ? s'inquiéta Antoine lorsqu'il constata le soir même que Pauline, assise devant sa coiffeuse, sanglotait sans bruit en brossant ses longs cheveux châtains.
Il sortit du lit où il s'était glissé quelques instants plus tôt, s'approcha d'elle, posa les mains sur ses épaules.
— Que se passe-t-il ? insista-t-il en sentant sous ses paumes le tressautement des pleurs.
— Oh rien, ce sont ces deux garces, elles m'ont mise hors de moi ! avoua-t-elle en essayant de sourire.
Même si l'attitude de tous les témoins de la scène lui avait prouvé qu'elle sortait gagnante de la joute, l'algarade lui avait gâché le reste de la journée. Devant tous, elle avait réussi à cacher son jeu, mais maintenant elle se sentait sans force, brisée.
— Allons, oublie ces deux garces, tu ne vas pas te rendre malade à cause d'elles ! dit-il en lui caressant doucement les joues du revers des doigts.
— Je suis fatiguée de tout ça, si fatiguée ! dit-elle en se levant et en se serrant contre lui.
Elle avait déjà revêtu un fin vêtement de nuit et, comme toujours, il fut ému en regardant dans l'échancrure de dentelle les petits seins blancs, veinés de bleu.
À trente-quatre ans, et malgré quatre grossesses, Pauline avait toujours une silhouette svelte et un corps harmonieux que lui enviaient beaucoup de ses clientes. Quant aux hommes, leurs regards prouvaient à quel point ils la trouvaient gracieuse.
— Arrête de pleurer, insista-t-il en essuyant de l'index les larmes qui brillaient sur les joues.
— Ça fait du bien, je suis tellement énervée et fatiguée !
— Eh bien, viens au lit. Si tu veux, on parle, tu me racontes tout. Ou si tu préfères, je suis très câlin. Ou les deux… Oui, je crois que les deux seraient bien…
Elle sourit, se laissa entraîner.
— Alors raconte, dit-il un peu plus tard en posant sa joue contre le sein gauche de la jeune femme.
Il aimait avoir, à portée des lèvres, la petite et tendre framboise, cernée de brun clair, qui surmontait le globe blanc. Il aimait aussi entendre le battement du cœur encore précipité ; ce galop qu'il venait de faire naître et qui, peu à peu, allait revenir à de plus lentes et régulières pulsations.
Elle lui caressa les cheveux, effleura la cicatrice qui lui barrait le front.
— Il est grand temps que les fêtes soient passées, soupira-t-elle enfin. On travaille trop. Et si tu savais à quel point certaines clientes sont désagréables ! Pas au point des deux garces d'aujourd'hui, mais quand même. J'ai souvent envie de les mettre toutes dehors ! Et puis…
Elle hésita et il sentit qu'elle haussait les épaules.
— Et puis quoi ? dit-il en lui caressant la hanche, vas-y, parle !
— Et puis certains jours, j'ai peur, dit-elle enfin.
— Comment ça peur ? Des tremblements de terre ?
— Oui. Enfin non, pas uniquement. Comprends, dit-elle, dans quelques mois nous serons en France. On va y laisser Marcelin et, surtout, nous retrouverons un pays qu'on n'a pas vu depuis presque dix-sept ans ! C'est beaucoup dix-sept ans, alors j'ai peur…
— De revoir la France ?
— Un peu, oui. Mais surtout de ne pas avoir envie d'en repartir…
— Il faudra pourtant bien, dit-il, après un instant de silence. N'est-ce pas qu'il faudra bien ? insista-il en se redressant sur un coude pour la regarder.
— Je ne sais pas, avoua-t-elle dans un bâillement. Et toi, tu es vraiment certain de vouloir finir tes jours ici ?
Il posa la tête contre son ventre, frotta doucement sa joue contre la peau tiède, soupira.
— Non, je ne crois pas, reconnut-il enfin, mais quoi, on a le temps d'y réfléchir ! Allons, ne pense pas trop à tout ça ! Je t'ai toujours dit qu'il ne fallait s'occuper des problèmes que lorsqu'ils se posaient ; ça nous a toujours réussi.
Elle approuva et ferma les yeux, vaincue par le sommeil.
Le 23 décembre, terrassé par une crise de malaria qu'il sentait venir depuis plusieurs jours et qu'il retardait en se bourrant de quinine, d'acullico et de maté de coca, Martial n'eut que le temps de rejoindre le bungalow et de s'écrouler dans son hamac.
— Préviens O'Brien, balbutia-t-il à l'adresse de Tchang.
Il pensa, dans ses derniers instants de lucidité, que le Chinois ignorait sur quelle partie du canal se trouvait O'Brien, n'eut même pas le temps de préciser : « Il est à Frijoles » et sombra dans une inconscience traversée de cauchemars.
Assommé par la fièvre qui lui brouillait la vue et l'ouïe, il eut quand même l'impression que la pièce où il reposait et qu'il croyait silencieuse était soudain pleine de bruits, de raclements. Que des ombres furtives s'agitaient autour de lui, le touchaient, le palpaient.
Beaucoup plus tard, il crut reconnaître la voix d'O'Brien, mais, trop épuisé pour ouvrir les yeux et pour parler, il replongea aussitôt dans la torpeur.
Il émergea de la crise au petit matin, aperçut l'Irlandais assis à côté de lui, tenta de parler, mais fut tout au plus capable d'émettre un vague grognement.
— Joyeux Noël ! crut-il entendre.
Il lui fallut plusieurs minutes pour retrouver une partie de ses esprits.
— Qu'est-ce que tu racontes ? balbutia-t-il enfin.
— Que ça fait deux jours que tu nous emmerdes et que ça commence à bien faire ! plaisanta O'Brien. Enfin, ça m'a pas empêché de faire un sacré réveillon. Ton Tchang, c'est un as ! Et ta cave n'est pas mal non plus…
— Mais qu'est-ce que tu dis ? répéta Martial en essayant de se redresser. Et puis qu'est-ce que c'est que cette pagaille ? demanda-t-il en regardant la pièce.
— Ça, c'est pour que tu mesures ta chance ! expliqua O'Brien en ricanant. Mais reprends tes forces d'abord, je t'expliquerai plus tard. Tu as faim ?
— Non, soif, mais raconte !
— Bah ! rien que de très normal. Ton Chinois est un fameux cuistot, mais un piètre gardien. Le métis de ton copain Antoine n'aurait jamais fait cette erreur ! Mais ton Chinois, quand tu l'as expédié me chercher, avant-hier, il est parti en laissant tout ouvert… Tu vois la suite ?
Martial opina, se souvint de ces ombres entrevues dans son délire, de ce bruit, de ces mains qui le tripotaient. Quelques rôdeurs à l'affût du mauvais coup l'avaient sans doute vu revenir vers le bungalow et avaient pris sa démarche titubante pour celle d'un ivrogne. Une fois Tchang sorti, ils avaient eu le champ libre pour piller la maison. Comme venait de le dire O'Brien, c'était une aventure on ne peut plus normale.
— Ma ceinture ! dit-il soudain en se touchant la taille.
— Elle est là, dit O'Brien en désignant l'objet posé sur la table, mais elle est vide ! Enfin, ne te plains pas, ces voyous n'ont pas pris tes papiers ! Tu avais beaucoup d'argent ?
— Pas mal, oui, murmura Martial en se laissant aller dans le hamac. Il était à la fois épuisé et découragé, vexé aussi.
— Tu as quand même de la chance, assura l'Irlandais. D'après Tchang, les voleurs n'ont pas emporté grand-chose. Quelques vêtements, tes bottes, ton nécessaire de toilette.
— Les salauds ! coupa Martial en refermant les yeux car la fatigue l'assaillait, les salauds, c'était un cadeau de ma femme !
— Elle t'en offrira un autre, plaisanta O'Brien, et puis crois-moi, tu t'en tires au mieux. D'abord les malfrats n'ont pas eu le temps de visiter l'autre pièce et, surtout, ils ne t'ont pas égorgé ! D'habitude, c'est la première chose qu'ils font !
— Je sais, coupa faiblement Martial, on m'a déjà raconté ça une fois, sur un bateau, au large de Callao… Et je venais aussi de me faire voler ! Ça devient une manie ! Enfin, merci d'être venu, je te revaudrai ça.
— Dépêche-toi simplement d'être sur pied. On est en train de préparer le plus gros coup de mine qu'on ait jamais tenté. Il faut d'ailleurs que j'aille voir où ils en sont.
— Tu travailles aujourd'hui ? Tu m'as dit que c'était Noël !
— Pour nous, oui. Mais qu'est-ce que tu veux que ça foute aux Chinois que ce soit Noël ? J'en ai toute une équipe qui fore à Emperador. Dès que c'est prêt, on met les charges. Ensuite, boum ! D'après ce qu'on a calculé, ça devrait soulever au moins cinquante mille mètres cubes ! Sois vite sur pied et viens voir, ça vaudra le coup d'œil.
— J'essaierai.
— Et pense aussi à tout le travail de déblaiement qu'il y aura ensuite. Parce que, même si tes excavateurs sont pourris, il y aura toujours de la place pour eux, assura O'Brien en souriant.
Malgré les conseils respectueux de Tchang, Martial se leva après six jours de fièvre.
— Allons, ne t'inquiète pas, j'en ai vu d'autres ! dit-il en titubant jusqu'à la table.
Sa tête tournait encore beaucoup, mais il avait maintenant une expérience suffisante de la malaria pour savoir que le plus fort de la crise était passé. Comme toujours, elle le laissait sans force, le cœur au bord des lèvres et l'esprit vide.
Il s'appuya un instant à la table, reprit son souffle, puis marcha lentement vers la véranda. Il fut heureusement surpris en découvrant qu'un chaud soleil inondait la jungle, que les nuages étaient rares et que la journée s'annonçait magnifique.
« C'est vrai qu'on sort enfin de la saison des pluies », pensa-t-il en s'accoudant à la balustrade.
— Vous ne voulez pas un fauteuil ? lui proposa Tchang en avançant un siège.
— Merci, dit-il en s'asseyant. Tu sais ce qu'on va faire ? Ce matin, je me repose ici, bien tranquille. Et, cet après-midi, si ça va, on ira doucettement jusqu'à Colón. Il faut que je passe à la banque et que je remonte ma garde-robe ! Ah, les salauds !
— C'est pas très prudent de faire tout ça, hasarda Tchang.
— Bah ! Prudent, imprudent, ça ne veut pas dire grand-chose ! Ce qui compte, c'est de pouvoir marcher ! À propos, ils ont tiré leur fameux coup de mine ?
— Non. Un compatriote m'a dit qu'ils étaient encore en train de forer, la roche est plus dure que prévu. Je crois qu'ils comptent tirer la semaine prochaine.
— Très bien, j'irai, je ne veux pas manquer ce spectacle.
Il se laissa aller contre le dossier du fauteuil, ferma les yeux.
— Ça ne va pas ? s'inquiéta Tchang.
— Si, si, mais donne-moi de quoi manger, je meurs de faim.
Martial avait présumé de ses forces et ne put se rendre à Colón que le lendemain après-midi.
C'est après avoir été à la banque puis s'être acheté quelques vêtements, du linge, des bottes et de quoi se raser, qu'il eut soudain un choc. Passant devant la boutique d'un Cinghalais où s'entassait un ahurissant bric-à-brac d'objets, il découvrit son nécessaire à toilette.
La petite valise de cuir, marquée à son chiffre, que lui avait jadis offerte Rosemonde était là, sous ses yeux. Ouverte, elle proposait, posés et attachés sur un lit de satin bordeaux, tous les ustensiles indispensables à la toilette : une paire de rasoirs et un cuir à affûter, des ciseaux à moustaches, un blaireau et son bol à savon, des brosses à manche d'ivoire, deux flacons de cristal à demi pleins d'eau de Cologne, trois peignes, une brosse à dents et sa boîte de poudre dentifrice. Tout était là, intact.
— Tu vois ce que je vois ? demanda-t-il Tchang.
— Oui, c'est à vous ça…
— C'était à moi…, dit-il en prenant la petite valise et en la caressant.
Quelques années plus tôt, il n'aurait pas hésité. Et, au risque de déclencher une belle bataille, car la foule était dense autour d'eux, il serait parti avec la valise sous le bras.
Mais maintenant il se sentait trop las, trop faible pour tenter de discuter, voire, ce qui était logique, pour appeler un gardien de l'ordre à la rescousse. Tout cela était vain, fatigant.
— Combien ? demanda-t-il au Cinghalais.
L'homme le jaugea d'un coup d'œil, évalua ses possibilités financières.
— Quatre-vingts piastres, dit-il enfin, c'est un très bel objet…
— Je sais, c'est une très belle pièce, achetée rue Saint-Honoré, à Paris, en février 79 ! Cinquante piastres !
— Soixante-quinze, après j'y perds !
— Ce sont surtout les coups de pied au cul qui se perdent ! dit Martial en haussant les épaules.
Il fouilla dans sa bourse, jeta quelques pièces au vendeur et s'éloigna avec la petite valise à la main. Mais la joie d'avoir récupéré son bien était insuffisante pour effacer la tristesse d'avoir une nouvelle fois mesuré, en quelques minutes, à quel point la maladie le minait, l'affaiblissait.
Le soir même, la fièvre revint ; tenace, épuisante.