ÉPILOGUE

Martial arriva à Valparaíso trente et un jours après avoir quitté Panamá. S'il déplora que la lenteur du voyage l'eût empêché de revoir Romain et Clorinda – ils avaient embarqué pour la France deux semaines plus tôt –, du moins reconnut-il que ce long mois d'inaction l'avait beaucoup reposé.

Sachant par expérience que son bon état de santé pouvait être éphémère, il s'empressa de régler toutes les affaires qui le liaient encore à la Sofranco.

Et, à ce sujet, si l'attitude amusée d'Antoine ne le surprit pas car il n'en attendait pas moins de lui, il fut très reconnaissant à Edmond et à Herbert de ne pas l'accabler de reproches au sujet de Panamá et de l'importante somme que la Sofranco venait de perdre dans l'affaire. Il est vrai que les deux hommes avaient été très impressionnés – et même intimidés – par son vieillissement.

— Enfin, ne nous plaignons quand même pas trop, avait dit Herbert, bon an, mal an, ce canal fut une très bonne opération pour nous tous, dommage qu'elle s'achève aussi mal !

Martial avait alors souri en pensant aux prédictions d'O'Brien, mais il n'en avait touché mot à ses amis. Pour lui, pour eux, le canal n'était déjà plus qu'un souvenir, une page tournée. Et si, d'aventure, l'Irlandais avait un jour raison, ce seraient des hommes beaucoup plus jeunes qu'eux tous qui relèveraient le défi. Des hommes en bonne santé, solides, qui ne douteraient de rien et surtout pas de leurs forces, de leurs compétences et de l'avenir.

— Il est bien entendu que nous comptons toujours sur vous pour animer la succursale de Bordeaux. La Sofranco a plus que jamais besoin d'une représentation en France, avait poursuivi Edmond.

— Ne vous inquiétez pas pour ça. J'ai là-bas un très bon gérant. Et même si, comme le pense Antoine, il a beaucoup perdu lui aussi avec le canal, je ne crois pas qu'il nous en tienne rigueur.

— Est-ce à dire que vous ne tenez plus à vous occuper personnellement des affaires ? avait demandé Herbert.

— On verra… Mais, pour être franc, il est vrai que j'ai envie, et besoin, de me changer les idées. D'oublier un peu le commerce, les nitrates, le guano, tout. Et puis je suis si fatigué maintenant…

Martial se tut jusqu'au dernier soir, veille de son départ pour la France. Jusque-là, Antoine n'avait pas cherché à susciter des confidences, sachant qu'elles viendraient toutes seules, en leur temps.

Installés après dîner dans le jardin de La Maison de France, Pauline, Antoine et Martial avaient trop conscience de vivre des instants graves pour prendre le risque de les gâcher par une conversation superficielle et banale.

La nuit était douce, presque tiède et toute laiteuse d'une énorme lune qui venait de jaillir en haut de la cordillère.

Trompés par la luminosité, quelques oiseaux se mirent à pépier doucement dans les buissons et les bosquets, et l'un d'eux – une perruche qui sillonna le ciel d'un trait d'argent – vint même se poser dans le pin parasol.

Ce fut Martial qui rompit le silence. Il attendit que Tchang dépose devant eux un punch dont il avait le secret, le goûta et sourit.

— Romain va être fou de rage quand il saura que Tchang m'a suivi et part avec moi à Bordeaux, assura-t-il. Mais vous, que comptez-vous faire ? demanda-t-il à brûle-pourpoint en regardant Antoine et Pauline.

— Tu ne changeras jamais, hein ? s'amusa Antoine. Tu viens de nous parler comme il y a presque vingt ans, dans ton jardin de Lodève, un soir d'été…

— Un dimanche soir, murmura Pauline, heureuse que la nuit masque son trouble et ses joues un peu rougissantes.

Elle s'en souvenait si bien de ce brûlant dimanche et de cette escapade merveilleuse qu'Antoine et elle s'étaient offerte dans les collines qui surplombaient la ville. Attendri lui aussi par les souvenirs, Antoine l'attira contre son épaule, lui caressa doucement le visage du revers de la main.

— Tu as raison, reconnut Martial, déjà, à l'époque, j'avais besoin de savoir ce que tu avais décidé.

— Ta question avait alors un sens, ce soir elle n'en a pas. Tu ne pars pas vers une aventure, tu en arrêtes une…, dit Antoine.

— Tu as raison de me le rappeler.

— Ce n'est pas méchamment. On ne s'est jamais raconté d'histoires entre nous. La preuve, lorsque tu es parti, il y a dix ans, je t'ai dit quelque chose comme : Tu reviendras un jour n'est-ce pas ? Ce soir, je ne dis rien de tel, je sais que tu ne reviendras pas…

— C'est vrai, je ne reviendrai plus. Et le triste c'est que je n'en ai même plus envie, assura Martial. Mais vous, que comptez-vous faire ? redemanda-t-il.

Antoine but une gorgée de punch, se mit à rire.

— Tu es vraiment un fameux voyou ! Tu as tout fait pour qu'on s'installe ici, tout. Et maintenant que tu rentres au pays, tu aimerais savoir si on te rejoindra bientôt, c'est ça ?

— Un peu. J'ai besoin de savoir pour… pour ma tranquillité. Je suis égoïste, hein ? Je ne pense qu'à moi. Mais, vous savez, j'en ai gros sur le cœur de partir. Oh, je sais, Pauline, je sais ce que vous allez me dire : « Pensez au bonheur de Rosemonde et d'Armandine ! » D'accord, j'y pense. Mais je sais aussi que, certains jours, je vais bougrement m'ennuyer à ne rien faire… Et si la malaria m'en laisse le temps, j'ai peur de vieillir tout seul là-bas, comme un vieux chien, en grattant mes souvenirs comme des puces.

— Tu n'es pas plus du genre à t'ennuyer que moi, du moins si tu ne le veux pas, assura Antoine.

— C'est vrai, mais j'ai quand même peur que ce soient les amis qui me manquent. Je n'en ai pas en France et je n'ai plus l'âge ni le temps de m'en faire. Mes amis sont ici, vous êtes tous ici. Alors si je demande ce que vous comptez faire, c'est juste pour savoir si un jour, même dans longtemps et si je suis toujours vivant, je peux espérer vous revoir là-bas. Si j'en suis sûr, ça m'aidera…

— Cette année au moins, tu auras de la visite, Romain et Clorinda.

— Oui, mais ils ne resteront pas. Eux, vous les reverrez bientôt ici. Ils reviendront, plus vite qu'ils ne le pensent. Je connais Romain, il n'a pas encore eu son content d'aventures. Je suis certain qu'il va vite trouver que la France est bien calme, bien petite. Beaucoup trop calme et petite pour lui !

— Et même pour Clorinda, dit Pauline.

— Alors, et vous ? redemanda Martial.

— Tu as raison de poser la question, dit enfin Antoine. Nous aussi, il faut qu'on pense à ce que nous ferons un jour. Tu peux être sûr d'une chose : nous rentrerons, nous aussi, le pays nous appellera. Déjà, je le sais, il manque à Pauline. Moi, c'est différent. Ici, j'ai de la terre, et de la bonne, j'aime m'en occuper. Trop peut-être, mais c'est comme ça. Mais il y a un temps pour tout, un jour je passerai la main à Marcelin, c'est logique. Ensuite, nous rentrerons. Mais il n'y a pas que Tierra Caliente… Il y a autre chose, ajouta-t-il en serrant la main de Pauline.

— Tu penses aux enfants, n'est-ce pas ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Il a raison, expliqua Pauline à Martial, eux aussi nous empêchent de faire comme vous.

— Je ne comprends pas bien, dit Martial.

— C'est pourtant simple, assura Antoine. Tu vois, on a rudement bien fait d'aller en France, même si ça a été dur d'en repartir pour Pauline. Oui, de revenir chez nous, ça nous a permis de comprendre que les enfants ne feront jamais leur vie en France, jamais. Ils sont d'ici. Ils vivront ici, ils sont les Chiliens de demain.

— Oui, approuva Pauline, dans toutes ses lettres, Marcelin demande des nouvelles du pays, de Santiago, de Tierra Caliente, de Joaquin, de tout et de tout le monde. Il ne le dit pas, mais il a le mal du pays. Je le sais, je connais ça…

— Alors, si on rentrait maintenant, avec eux, je suis sûr qu'ils en seraient très malheureux, ça gâcherait notre plaisir. C'est aussi pour ça qu'on va patienter un peu, le temps qu'ils grandissent, expliqua Antoine.

— Et qu'ils n'aient plus besoin de nous, dit Pauline.

— Je comprends, vous avez raison, dit Martial. Mais alors, maintenant que je sais, je peux bien te l'avouer. Si je t'en avais parlé avant, tu aurais encore dit que je cherchais à t'attirer, comme toujours, quoi !

— Avant ou après, je sais de toute façon que tu vas essayer de me rouler, assura Antoine.

— Pas du tout, te tenir au courant, simplement. Voilà, à mon avant-dernier voyage en France, ça fait plus de cinq ans, j'ai calculé qu'il était temps de songer à l'avenir. Je veux dire à quelque chose de sérieux, de solide. Plus sérieux et solide que les exportations de matériel, le guano, les mines et surtout le canal ! Alors, voilà, j'ai eu vent d'une bonne affaire et je l'ai faite. Mais je n'en ai rien dit à personne, pas même à Rosemonde, je veux lui en faire la surprise. Seul mon notaire devait agir si la malaria m'avait eu…

— Effectivement, Rosemonde nous a dit que tu avais placé quelques sous, mais elle ne savait pas dans quoi, dit Antoine.

— Quelques sous ? Un peu plus que ça ! s'amusa Martial. Mais l'affaire était quand même bonne. Tu vois, j'ai réussi à mettre la main sur un petit domaine. Oh, pas très grand, à peine quatorze hectares, et ne te fous pas de moi ! ajouta-t-il en voyant, grâce à la lune, la mine moqueuse de son ami. Non, ne te fous pas de moi, parce que ça ne te dira rien à toi, foutu paysan de Corrèze, buveur de piquette, mais ces quatorze hectares sont replantés en vignes et ils sont situés en Haut-Médoc, pas loin de Margaux, à côté d'Issan… D'accord, le phylloxéra nous fait des misères, mais on en viendra un jour à bout de cette saloperie. De toute façon, ça ne m'empêche pas d'avoir le droit d'appeler ma récolte « Grand cru classé. Château Armandine ». C'est pas mal, hein, pour un ancien petit négociant en vin ?

— Ben, mon salaud, souffla Antoine qui mesurait parfaitement la valeur de l'acquisition. Mais alors, qui s'en occupe ? demanda-t-il aussitôt.

— Un régisseur, et un bon. Mais si le cœur t'en dit, un jour…

— Non, non, s'amusa Antoine, n'y compte pas. Quand nous rentrerons en France, ça ne sera pas pour nous mettre au travail. Cela dit, si à ce moment-là tu as besoin de quelques conseils…

— C'est tout ce que je voulais savoir, annonça Martial d'un ton joyeux. Savoir qu'un jour, tous les quatre, Rosemonde, Pauline, toi et moi, on ira voir mûrir notre raisin au soleil du Médoc, tranquilles, et pleins de souvenirs merveilleux.

— Et après, on fera un saut aux Fonts-Miallet, dit Antoine. Et, à ce moment-là, à côté du pin parasol, tu verras, il y aura une belle maison, solide, avec de beaux murs en brasiers et un toit d'ardoises. Et beaucoup de chambres, pour les enfants, les petits-enfants et les amis…

Il vit que Martial se levait, s'étonna.

— Tu nous quittes déjà ? Il n'est pas tard, reprocha-t-il.

— C'est vrai, mais mon train part tôt demain matin. Et puis surtout, je crois qu'on a dit le principal. Si on continue à parler, on va retomber dans le passé. Je préfère qu'on reste dans l'avenir et les projets.

— Tu as raison, même s'ils sont lointains et un peu fous, l'important c'est d'en faire, dit Antoine en se levant à son tour, imité par Pauline.

— C'est toujours idiot les départs, alors faisons vite, dit Martial.

Ils s'étreignirent en silence.

— Alors on se dit : « À un de ces jours » ? demanda Martial avant de grimper dans le cabriolet que Tchang venait d'arrêter devant La Maison de France.

— C'est ça : À un de ces jours…, dit Antoine. Bon vent, vieux frère, et surtout prends bien soin de toi en nous attendant.

— Tardez quand même pas trop, on n'a plus vingt ans…

— Promis, dit Antoine.

Et, pour couper court, il claqua la croupe du cheval qui démarra en trombe. Puis il attira Pauline et l'entraîna vers le jardin. Illuminé par la lune, le pin parasol brillait comme une énorme étoile.

Sur les soixante-quatorze kilomètres que devait mesurer le canal, trente-trois seulement avaient été entièrement creusés lorsque les travaux furent stoppés en février 1889. Environ cinquante millions de mètres cubes avaient été excavés. Il restait au moins deux cent soixante-cinq millions de mètres cubes à extraire encore…

Lancé en septembre 1892, dans la perspective des élections législatives de 1893, ce qui fut appelé le scandale de Panamá fit apparaître que sur un milliard deux cent soixante et onze millions versés par les épargnants, sept cents millions seulement avaient été consacrés aux travaux. Le reste avait été employé en frais divers…

Le 24 octobre 1894 se constitua la Nouvelle Compagnie française du canal. Cette très modeste société, dont le capital n'était que soixante-cinq millions de francs, n'employa jamais plus de cinq mille ouvriers.

Cette entreprise travailla jusqu'en novembre 1903, date à laquelle, sous la vive pression des États-Unis, le département de Panamá se révolta contre la Colombie et obtint son indépendance.

Le 18 novembre 1903, grâce à l'entremise du Français Bunau-Varilla, un traité fut signé entre la jeune République panaméenne et les États-Unis. Ceux-ci, moyennant la somme de dix millions de dollars et, à compter de 1914, une rente annuelle de deux cent cinquante mille dollars, obtinrent l'occupation et l'exploitation à perpétuité du canal et des territoires qui en dépendaient. La suite prouva que cette perpétuité était relative…

Les Américains poursuivirent donc les travaux et parvinrent enfin à achever le percement en 1914.

L'inauguration eut lieu le 15 août de la même année. À cause de la guerre qui venait d'éclater en Europe elle fut discrète. Seules environ deux cents personnes, dont le président de Panamá, le secrétaire à la Guerre des États-Unis et le corps diplomatique prirent place sur le vapeur Ancón.

Le navire mit neuf heures et quarante minutes pour franchir le trajet de Colón à Panamá.

Assis sur une des hauteurs de la Culebra, un vieillard, cruchon à la main, hurla « Vive de Lesseps ! Vive la France ! » lorsque le navire passa à ses pieds.

Puis, ponctuant son geste d'un ricanement agaçant, il déploya un vaste drapeau français et l'agita sous les yeux scandalisés des officiels, médusés par son audace.

Le vieil homme venait d'entrer dans sa quatre-vingt-troisième année et s'appelait David O'Brien.

Marcillac, 12 avril 1988