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Depuis une semaine, Pauline ne décolérait pas. Tout allait mal, très mal.
D'abord, il y avait plus d'un mois qu'elle était sans nouvelle d'Antoine. C'était trop ! Et le fait de se répéter que, parfois, les lettres n'étaient pas confiées aux bons bateaux – ceux qui naviguaient au plus court et ne faisaient escale qu'à Callao – et qu'elles étaient acheminées par des bâtiments beaucoup plus lents ne la calmait pas.
Ensuite, trois sur cinq de ses employées – et naturellement les plus efficaces – venaient de lui faire faux bond en moins de quinze jours !
La première s'était cassé une jambe en glissant sur les pavés humides de la chaussée, juste devant La Maison de France. Une autre, Carmen, la plus ancienne de toutes et la meilleure, souffrait depuis trois jours d'une fièvre inquiétante et d'une mauvaise toux et se révélait donc tout à fait incapable de servir les clientes. Quant à la troisième, elle devait accoucher d'un instant à l'autre et Pauline, lassée de la voir se traîner lamentablement, l'avait renvoyée chez elle.
À tout cela, il importait d'ajouter le départ de Clorinda et le grand vide qu'il avait créé. Pauline s'entendait au mieux avec la jeune Liménienne, presque aussi bien qu'avec Rosemonde, jadis. Certes, il lui était arrivé de s'accrocher avec elle sur des broutilles, mais jamais leurs petits différends n'avaient altéré leur amitié. Et jamais non plus elle n'avait regretté d'avoir accepté son aide six ans plus tôt, quand après avoir enfin émergé d'une poignante prostration, Clorinda lui avait demandé, comme une faveur, si elle pouvait l'aider à La Maison de France.
Et pourtant, apparemment, rien ne semblait pouvoir tisser des liens entre les deux jeunes femmes ; elles étaient aussi dissemblables que l'eau et le feu. Malgré cela, peut-être parce que ce qui les différenciait les avait d'abord intriguées, puis attirées, elles avaient vite sympathisé.
Aussi Pauline, qui trouvait déjà les jours bien longs sans Antoine, s'ennuyait-elle un peu plus depuis le départ de Clorinda. Un départ qu'elle avait elle-même encouragé, tout en regrettant un peu de ne pas avoir la liberté d'agir de la sorte.
Habituée au franc-parler de Clorinda, elle n'avait pas rougi, mais quand même sursauté lorsque la Péruvienne lui avait avoué sans ambages, un mois plus tôt, qu'un homme lui manquait vraiment trop.
— Comment ça, il vous manque ?
— Comme des fleurs à un vase ! Allons, vous savez très bien de quoi je parle, avait plaisanté Clorinda.
— Bien sûr…, avait murmuré Pauline en souriant. Mais quand vous dites un homme, j'espère que c'est à Romain que vous pensez ?
— Romain ? Oui, oui, mais il est si loin… Enfin…
— Vous n'envisagez quand même pas de… ? avait dit Pauline.
Clorinda ne lui avait jamais caché ce qu'avait été son existence jadis, avant guerre, lorsque jeune et riche, elle s'étourdissait joyeusement et sans remords chaque fois que Romain, pris par ses occupations, tardait trop à revenir la voir.
Mais, pour elle, tout avait brutalement basculé. Tout avait changé depuis le cauchemar vécu en cet après-midi du 15 janvier 1881. Ce jour-là, l'insouciante et volage Clorinda était morte. C'est du moins ce qu'avait cru comprendre Pauline. Mais qui pouvait se vanter de vraiment connaître Clorinda ? Aussi avait-elle insisté :
— Vous n'envisagez quand même pas de… enfin, je veux dire, c'est bien Romain qui vous manque ?
— Bien sûr ! Ah ! S'il n'était pas si loin… Et… ? Et si je lui faisais la surprise d'aller le retrouver ? Hein, qu'en dites-vous ?
— Là-haut ? À Panamá ?
— Oui.
À cet instant, Pauline l'avait enviée de pouvoir ainsi disposer de son temps, de ses actes. Rien ne la retenait, ni enfants, ni Maison de France à gérer et surtout aucun préjugé. Elle était libre comme l'air.
— C'est une très bonne idée, avait-elle dit après quelques secondes. Et voyez, si je pouvais, je vous suivrais. Mais c'est impossible. Que voulez-vous, on ne peut pas tout avoir ; un mari, trois beaux enfants, une grande maison à tenir, un bon commerce et, en plus, la liberté de tout laisser sur un coup de tête… Mais vous, rien ne vous retient. Alors n'hésitez pas, allez voir Romain, c'est le plus beau cadeau que vous pouvez lui faire.
Clorinda était partie trois jours plus tard et, depuis, malgré les enfants et toutes ses occupations, Pauline se sentait seule.
Mais ce n'était pas le départ de la Péruvienne qui avait mis le feu aux poudres. Ni la défection des trois employées. Pas même les quelques mots aigres-doux qu'elle avait échangés avec Martial un soir où il se plaignait d'être là, à perdre son temps pendant que d'autres travaillaient à Panamá.
Non, ce qui la mettait dans une rage folle dès qu'elle y pensait – et elle y pensait très souvent –, c'était le projet que Gabriela Oropendola était en passe de réaliser. Un projet que seule une fieffée gourgandine comme cette moins que rien de Gabriela pouvait avoir la malhonnêteté de concevoir !
Le ciel était témoin qu'elle s'était toujours défiée de cette créature ! Et s'il n'en avait tenu qu'à elle, c'est bien volontiers qu'elle lui aurait depuis longtemps claqué au nez la porte de La Maison de France ! Mais c'était hélas impossible car désastreux pour le commerce !
Elle connaissait Gabriela Oropendola depuis cinq ans. À l'époque, ce n'était qu'une petite mijaurée de province venue chercher fortune à Santiago. Issue, disait-on, d'une bonne famille bourgeoise de Chillán, elle s'était empressée d'oublier ses origines et son éducation et, après quelques essais peu rémunérateurs, n'avait pas tardé à mettre la main sur l'oiseau rare.
Pas un méchant homme au demeurant ce Charles Beuklaer, de Liège. Il était venu à Santiago pour l'Exposition universelle de 1875, avait trouvé le pays à son goût, s'était installé comme importateur de savons et parfums et gagnait très bien sa vie.
La jeune et belle Gabriela lui avait tourné la tête en quelques semaines et s'était installée dans son existence. Dès lors, grâce à la générosité de son amant, elle avait eu les moyens de devenir cliente de La Maison de France. Une habituée qui affichait toutes les tares des nouveaux riches, exigeante, très pingre et peu aimable.
Trois ans plus tard, alors qu'elle était à la veille de se faire épouser par son gentil Belge, celui-ci s'était enfin rendu compte qu'elle le trompait sans vergogne et depuis longtemps avec nombre de ses amis. La rupture n'avait guère gêné Gabriela qui, prévoyante, s'était ménagé quelques solides réserves financières et forgé de confortables relations. Elle ne redoutait ni l'avenir ni la solitude.
Ce n'étaient pas ces péripéties ni ce mode de vie qui rendaient Pauline furieuse. Ses clientes étaient loin d'être toutes des saintes ou des parangons de vertu. Il n'était qu'à voir ce que certaines, parmi les plus gourmées et parfois les plus collet monté, choisissaient comme linge de corps pour deviner que leurs vieux roquentins de maris n'en seraient pas les heureux saccageurs. Ou alors c'était que le monde était devenu fou !
Non, ce qui assombrissait Pauline, au point de la rendre agressive, c'était que non contente d'être une fieffée cocotte, hautaine et chicaneuse, cette garce de Gabriela Oropendola s'était mise en tête de concurrencer La Maison de France !
Et l'affaire était grave car elle devait se réaliser dans de très brefs délais. Déjà les travaux étaient bien avancés dans le magasin que cette intrigante se proposait d'ouvrir. Un local plus grand que La Maison de France, sûrement mieux conçu et surtout beaucoup mieux placé.
Car si la rue Cinco de Abril qui devait maintenant sa réputation à La Maison de France n'était pas loin du centre ville, l'établissement qu'allait ouvrir l'autre petite teigne se trouvait au cœur même de la place d'Armes, sous les arcades, à quelques pas de la cathédrale.
C'était un lieu où le Tout-Santiago se pressait et où les chalands allaient affluer. Outre ces indiscutables atouts, il importait d'ajouter ce que Pauline considérait comme une bassesse, une félonie.
D'abord la jeune Oropendola ne cachait pas son intention de proposer aux clients tous les articles et produits qui faisaient la gloire de La Maison de France. Et le grave était qu'elle avait, paraît-il, obtenu les services de fournisseurs prestigieux dont Pauline était encore la seule correspondante.
Ainsi, en matière de mode et de toilettes, avait-elle l'exclusivité des modèles raffinés que proposaient à Paris les maisons Worth et Jacques Doucet, des 7 et 17 rue de la Paix, Ou encore ceux de Mme Coussinet, 43 rue Richet. Quant à l'épicerie fine, aux vins et spiritueux, tous les amateurs que comptait Santiago – sans oublier les Chiliens de province – savaient qu'il n'était pas possible de se procurer les produits Chevet ou Hédiard ailleurs qu'à La Maison de France.
Enfin, summum de l'ignominie, non contente de proclamer à qui voulait l'entendre que son établissement allait être le plus luxueux du pays, cette garce de Gabriela avait décidé de le baptiser : À la Ville de Paris et elle en avait le droit !
Mais ça, pour Pauline, c'était le comble de la perfidie, presque un crime, à tout le moins une déclaration de guerre !
« Et quand je pense que cette petite roulure n'a jamais mis les pieds hors du Chili ! Elle ne sait même pas à quoi ressemble Paris. Elle ne peut même pas l'imaginer, et elle ose ! »
Elle avait rongé son frein tant que Clorinda avait été là pour la calmer. Il est vrai que la Péruvienne avait des arguments sans appel et qu'elle énonçait des pronostics tout à fait réjouissants, quoique peu charitables :
— Vous verrez, elle n'aura même pas le temps d'ouvrir, avec un peu de chance un bon terremoto va mettre sa boutique par terre ! assurait-elle à Pauline.
Bien entendu, nul tremblement de terre – pas même un petit temblor – n'était venu donner raison à Clorinda. De toute façon, Pauline les supportait toujours aussi mal et ne les souhaitait pas, dussent-ils ruiner sa concurrente !
— Ou alors on va y mettre le feu ! ajoutait Clorinda. Vous voulez que je demande à Arturo de s'en occuper ? Je suis certaine qu'il y part tout de suite !
Pauline n'en doutait pas, le vieux serviteur était capable de tout pour lui rendre service.
— Notez bien que son petit Français n'est pas mal du tout… insinuait aussi Clorinda. Ah ! si je n'avais pas Romain… Croyez-moi, il fut un temps où ce gamin n'aurait pas eu longtemps la possibilité d'entretenir cette garce et d'investir ses sous dans son magasin ! Oh ! je ne l'aurais pas ruiné, mais enfin, il aurait eu besoin d'un certain temps pour remonter la pente et se refaire une santé… Enfin, il y a Romain, n'y pensons plus.
Là, Pauline s'était demandé si son amie n'avait pas eu, fugitivement, la tentation de passer aux actes. Comment savoir ce que cachaient son sourire et son ton désinvolte ? D'autant qu'il était exact que l'ami de Gabriela était bel homme. Pauline l'avait vu plusieurs fois à La Maison de France en compagnie de la jeune femme, à l'époque où celle-ci n'avait pas encore décidé d'ouvrir son établissement.
Le petit Français, comme disait Clorinda, était lui aussi dans le commerce des nitrates. Mais, employé par une compagnie italienne, il n'avait jamais tenté de fréquenter ses compatriotes de La Maison de France.
— L'est pas le seul, avait dit Antoine en haussant les épaules, d'ailleurs on ne peut pas être ami avec les quelque quatre mille Français qui vivent au Chili !
Ami ou pas, artisan ou non de l'ouverture de La Ville de Paris, ce n'était pas à lui que Pauline en voulait, mais à Gabriela. Et la hargne que lui inspirait la seule évocation de son projet n'avait fait qu'empirer depuis le départ de Clorinda. Pour outranciers qu'ils soient, les propos de la Péruvienne prêtaient au moins à rire, c'était déjà beaucoup.
C'est avec étonnement – et même un peu d'inquiétude – que Pauline vit entrer Edmond et Herbert. Car s'il était fréquent que les deux hommes viennent dîner à La Maison de France quand Antoine était là, il était exceptionnel qu'ils arrivent ensemble au milieu de l'après-midi, surtout en son absence.
Mais elle se rassura vite car si ses visiteurs semblaient beaucoup plus gênés qu'angoissés et si leur sourire paraissait un peu forcé, ce n'était pas celui de porteurs de mauvaises nouvelles.
— Il faut vraiment un événement assez extraordinaire pour que vous veniez à cette heure ! lança-t-elle.
— Non, pas exactement, dit Edmond. Il jeta un coup d'œil aux quatre clients qui furetaient dans le rayon des corsages et des robes, hésita à poursuivre : Pas extraordinaire, non, mais il faut qu'on vous entretienne d'un petit problème et…
— Venez par là, dit-elle en ouvrant la porte qui donnait sur l'appartement. Alors ? reprit-elle dès qu'ils furent installés au salon.
— Nous avons besoin de vous, expliqua Edmond.
— Au sujet de Martial, renchérit Herbert.
Et, parce qu'elle ne comprenait toujours rien, ils la mirent rapidement au courant des projets de leur ami. Ni l'un ni l'autre n'avaient mesuré son degré de mauvaise humeur ; aussi furent-ils surpris lorsqu'ils la virent hausser les épaules. Et ils n'étaient pas au bout de leur étonnement !
— Vous êtes bien tous les mêmes ! lança-t-elle sèchement, vous vous mettez dans des situations infernales et ensuite vous demandez qu'on vous en sorte !
— Comment ça ? protesta faiblement Edmond.
— Parfaitement ! Ce n'est ni moi ni Antoine qui avons eu cette mirifique idée d'aller creuser ce maudit canal ! C'est vous ! Et c'est Martial ! Mais, comme par hasard, depuis six mois, c'est Antoine qui fait tout là-haut !
— Avec Romain, quand même, dit Herbert.
— Et pendant ce temps, je suis seule ici ! poursuivit-elle, sans tenir compte de l'interruption. De plus, vous voulez que je vous dise ? Jamais vous n'empêcherez Martial de repartir s'il en a envie, jamais ! Vous avez la mémoire courte ! Ni sa femme ni sa fille n'ont réussi à le retenir en France ! Alors si vous êtes naïfs au point de croire que je vais y arriver !
— Oui, si vous lui dites qu'il est tout à fait inutile de partir puisque Antoine a enfin trouvé un excellent remplaçant !
— Et vous pensez qu'il va croire cette galéjade ? Et vous pensez surtout qu'Antoine abandonnera son travail avant d'avoir vraiment trouvé quelqu'un, je dis bien vraiment ! Ah ! vous le connaissez mal, lui aussi ! Non, non, ce n'est pas moi qui arrangerai vos affaires, les miennes me donnent déjà assez de soucis !
— Mais reconnaissez au moins que c'est stupide de la part de Martial ! C'est presque suicidaire, même ! insista Edmond.
— Bien sûr, dit-elle, et alors ? Moi, je n'ai rien pour le retenir, rien !
— Mais vous allez quand même essayer ? demanda Herbert. Vous allez essayer, n'est-ce pas ?
— Mais oui, dit-elle avec lassitude. Oh ! si vous saviez ce que vous me fatiguez tous ! murmura-t-elle soudain.
Elle semblait à bout de nerfs, presque au bord des larmes.
Gênés, les deux hommes n'osaient plus intervenir et cherchaient même un peu lâchement l'excuse qui allait leur permettre de partir discrètement.
— Excusez-moi, dit-elle en se reprenant. Je dirai à Martial ce que je pense de son idée. Ça ne changera rien, mais au moins il sera prévenu.
— Et nous, de notre côté, on va faire le maximum pour qu'Antoine puisse revenir, assura Edmond.
— Bah ! fit-elle, ça va faire six mois que vous me dites ça, alors… Mais tenez, lança-t-elle, si vous voulez vraiment être utile, vous feriez bien de m'aider à tenir tête à la concurrence… Oui, vous savez de qui je parle !
Edmond opina. Il était au courant de la proche ouverture de La Ville de Paris et savait à quel point cela contrariait Pauline.
— Vous savez bien qu'on ne peut pas faire grand-chose, dit-il. Après tout, chacun est libre de tenter sa chance. Mais vous savez aussi ce qu'on dit : que le meilleur gagne ! Et c'est vous qui gagnerez, vous êtes la meilleure, et de loin !
— Facile à dire, murmura-t-elle. Elle jeta un coup d'œil sur la pendule, se leva. Je ne voudrais pas vous mettre à la porte, mais si vous voulez éviter de rencontrer Martial ici, il faut partir. Il ne va pas tarder à arriver avec les enfants.
— Vous allez essayer de le dissuader, n'est-ce pas ! demanda Herbert.
— Oui, j'essaierai, promit-elle, mais là encore, je ne suis pas certaine d'être la meilleure. Je suis même à peu près sûre d'être battue.
Il fallut moins d'une semaine à Martial pour arrêter définitivement sa décision et tenir ainsi la promesse faite à ses filleuls.
S'il attendit quelques jours, ce ne fut nullement parce qu'il hésitait sur la marche à suivre. Simplement, avant de se jeter à l'eau, voulut-il le faire en toute connaissance de cause et, pour cela, recueillit l'avis d'un autre médecin que le docteur Portales.
Il ne mettait pas en doute la compétence de celui-ci, mais n'était pas certain que les liens d'amitié qui les unissaient depuis des années donnaient au docteur un jugement tout à fait impartial.
Aussi se présenta-t-il à la consultation d'un éminent professeur de l'Académie de médecine de Santiago, spécialiste des fièvres malignes.
— Vous voulez savoir si vous pouvez repartir clans des régions insalubres ? lui demanda le professeur après l'avoir consciencieusement examiné.
— C'est ça.
— Quelle région ?
— Panamá…
— Ah ! C'est donc là que vous avez attrapé ce qui vous amène ! Ça ne m'étonne pas. Eh bien, on peut dire que vous choisissez vos coins ! lança le docteur.
Puis, à quelques mots près, il répéta ce qu'avait déjà dit le docteur Portales.
— Bon, coupa Martial, vous prétendez que je risque d'en mourir, d'accord, mais ça n'est pas obligatoire ?
— Non, bien sûr, rien n'est jamais certain. Tenez, je connais même un brave homme qui voulait se suicider. D'une balle dans la tête. Il s'est raté. Aujourd'hui, il est toujours en vie, aveugle, mais en vie… La balle lui a juste détruit le nerf optique. C'est beaucoup plus fréquent qu'on ne le croit ! Cela dit, logiquement, il devrait être mort !
— Je ne veux pas me suicider, mais simplement poursuivre un travail qui me plaît.
— Eh bien, allez-y. Bourrez-vous de quinine, de maté de coca. Essayez aussi l'aguardiente quininée et les décoctions de cédron. Et quand ça ira trop mal, faites comme les Indiens, mâchez de l'acullico, c'est infect mais efficace. Cela fait, ne vous en prenez qu'à vous si un accès de fièvre vous emporte un jour…
— D'accord, je tente le coup. Je voulais simplement vous entendre dire qu'il n'y avait pas cent pour cent de risques.
— Mais, si je vous l'avais dit, vous seriez quand même parti, n'est-ce pas ? demanda le professeur en le raccompagnant jusqu'à la porte.
— Je crois que oui, sourit Martial. Mais c'est quand même plus rassurant de savoir qu'il me reste une petite chance !
Ce fut le soir même, après avoir raccompagné les enfants, que Martial prévint Pauline.
— Voilà, dit-il, j'ai décidé d'aller remplacer Antoine, il est grand temps, n'est-ce pas ?
Il fut presque aussi étonné de la réaction de la jeune femme que l'avaient été Edmond et Herbert lors de leur entrevue.
— Cessez de me raconter des histoires ! lança-t-elle, Antoine n'est qu'un alibi ! Je me demande un peu ce que vous auriez inventé pour repartir s'il n'avait pas été là-haut ! Vraiment, mon mari a bon dos !
— Mais pas du tout ! essaya-t-il.
— Allons, on ne va pas se raconter d'histoires ! On se connaît depuis trop longtemps maintenant ! Alors s'il vous plaît, épargnez-moi vos explications filandreuses ! Elles peuvent tout au plus faire illusion auprès de vos deux compères, mais pas avec moi !
— Quels compères ? Vous parlez d'Edmond et d'Herbert ?
— Bien entendu, soupira-t-elle. Que croyez-vous ? Ces bons apôtres sont venus ici même pour me conjurer de vous empêcher de repartir. Dans le fond, ça prouve qu'ils vous aiment bien et qu'ils sont soucieux de votre santé.
— Oui, si l'on veut, dit-il.
Il était quand même un peu vexé qu'on eût tenté de le convaincre en employant de telles ruses.
— Allons, ne leur en veuillez pas, ils sont franchement inquiets à votre sujet.
— D'accord, mais j'ai passé l'âge d'avoir des nounous, maugréa-t-il. Et quels devaient être vos arguments ?
— Oh, n'y pensons plus, vous n'y auriez pas cru une seconde ! Donc c'est décidé, vous repartez ?
— Oui.
— Vous me laisserez quand même vous dire que c'est stupide et dangereux ?
— Peut-être, mais c'est mon affaire.
— Et Rosemonde ? Et Armandine ?
— Bah ! J'ai tout prévu pour elles. Croyez-moi, elles seront, à vie, à l'abri du besoin !
— Je ne pensais pas à ça, mais aux sentiments.
— Oh, les sentiments… Si vous saviez comme elles se passent bien de moi toutes les deux ! Je ne suis pas aveugle et à chacun de mes séjours en France j'ai mesuré à quel point Rosemonde et Armandine savent vivre sans moi. Je ne leur reproche rien, s'empressa-t-il d'ajouter, mais c'est pour dire.
— Mais que lui trouvez-vous donc à ce canal ? Il faut qu'il s'y passe quelque chose d'extraordinaire pour que vous preniez ainsi le risque d'y revenir alors que vous n'en avez nul besoin !
— Extraordinaire, c'est le mot. Du jamais vu, du jamais fait ! Même les spécialistes assurent maintenant que Suez n'était qu'un amusement à côté ! Vous comprenez ? C'est sûrement le plus grand chantier que les hommes aient jamais entrepris ! Et peut-être qu'on ne se lancera jamais plus dans quelque chose d'aussi fantastique ! Alors je veux en être !
— On croirait entendre Antoine quand il parle de Tierra Caliente et de tout le travail qui l'attend encore là-bas, murmura-t-elle.
Il acquiesça et poursuivit :
— Vous savez, j'étais là-haut l'an passé, quand de Lesseps est revenu en visite officielle. C'est quand même quelqu'un, de Lesseps, il a fait Suez, il sait de quoi il parle ! Et à son âge, il en a vu des choses ! Eh bien, même lui assure que nous travaillons au plus grand chantier du monde, au plus important ! Je sais qu'il a raison et je veux être de ceux qui auront travaillé à ce tour de force ! Vous ne pouvez pas imaginer ce que c'est ! Et je suis certain qu'Antoine lui-même s'y laisse prendre…
— Vous vous moquez de moi, j'espère ?
— Rassurez-vous, il va rentrer. Il ne fera pas comme moi. Il a des attaches ici, l'hacienda et surtout vous et les enfants. Mais c'est pour dire. Tenez, prenez Romain. Qui aurait cru qu'il se jetterait ainsi à fond dans cette conquête ? Parce que vous savez, c'est une vraie conquête que nous faisons et ça aussi mérite d'être vécu !
— Peut-être… Enfin, il faut bien croire que quelque chose vous y attire. Mais avec votre santé, c'est quand même une folie.
— Et alors ? Je préfère vivre quelque temps une grande folie, et la vivre à fond, que plusieurs années comme un légume ! C'est mon droit, non ?
— Bien sûr. Quand partez-vous ?
— À la fin de la semaine. J'ai un vapeur de la Kosmos qui appareille vendredi soir.
— Bon, je vois que je ne vous ai pas convaincu, dit-elle, mais ça, c'était prévu. Elle médita quelques secondes avant de reprendre : Dites, sans aucun rapport, vous pourriez me rendre un service avant votre départ ?
— Volontiers, s'il est dans mes cordes.
— Tâchez de savoir à quelle date cette chamelle de Gabriela Oropendola doit ouvrir son magasin.
— Si ce n'est que ça, je peux vous renseigner tout de suite. Son inauguration est prévue pour le 13 août. Non, ce n'est pas un vendredi, mais un samedi ! plaisanta-t-il, et puis ne me dites pas que vous êtes superstitieuse !
— Le 13 août, dites-vous ? Ça me laisse presque un mois… Non, non, je ne suis pas superstitieuse, mais je crois quand même que le 13 ne lui portera pas chance…
— Vous voulez relever le défi ? demanda-t-il.
Il était au courant des projets de Gabriela Oropendola car on en parlait beaucoup dans certains milieux. Il connaissait aussi très bien les griefs que Pauline nourrissait à l'égard de sa jeune concurrente.
— Relever le défi ? Oui, pourquoi pas ? dit-elle. Votre affaire à vous c'est le canal, celle d'Antoine, l'hacienda, la mienne, c'est La Maison de France et je n'ai que trop tardé pour la défendre ! Mais tout n'est pas perdu ! Je vais faire voir à cette petite dinde qu'on ne peut impunément et malhonnêtement se recommander de Paris, surtout devant une vraie Parisienne !
Herbert Halton soupira, claqua plusieurs fois le couvercle de sa tabatière, hésita entre une prise et un cigare, choisit pour finir de se servir un verre de mosto et poussa ensuite le flacon vers ses amis. Il était à la fois agacé et désarmé. Agacé car il continuait à penser que Martial se préparait à commettre une énorme folie – et désarmé car rien ne semblait pouvoir le faire changer d'avis.
Edmond aussi était inquiet. Il ne pouvait oublier en quel état Martial était revenu quelques mois plus tôt et il craignait que son dernier coup de tête ne lui soit fatal. Mais il était aussi désarmé qu'Herbert car, de toute évidence, leur ami n'avait que faire de leurs conseils et nulle envie de tenir compte de leurs admonestations.
— Bon, nous ne vous ferons donc pas changer d'avis, dit enfin Herbert, mais sachez au moins que…
— Je sais, coupa Martial, vous tenez à dire haut et fort que je fais une bêtise. D'accord, vous l'avez dit ! Parlons d'autre chose, voulez-vous ?
— Entendu, traitons des affaires, dit Herbert. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que le canal nous préoccupe un peu. Sans jeu de mots, cette aventure est de moins en moins saine et je ne parle pas du climat…
— Préoccupant est un mot un peu faible, renchérit Edmond. Je dirais, moi, qu'il se passe là-haut des choses peu claires. Et surtout que la situation évolue très vite. Voyez, il y a encore peu, j'avais confiance, mais maintenant…
— Ce que vous racontez n'est pas nouveau, ça dure depuis le début ! dit Martial.
Il était bien placé pour savoir que la situation financière de la Compagnie universelle du canal était loin d'être aussi florissante que le proclamaient certains journaux français.
Lui, en homme de terrain, pouvait juger concrètement de l'avance des travaux, des retards aussi, des sous-estimations, de la gabegie qui s'instaurait souvent entre la direction, les entreprises et les sociétés sous-traitantes, du gaspillage phénoménal, des conditions de travail, du climat et de la mortalité qui frappait les hommes du chantier.
Aussi flairait-il depuis longtemps quelques complaisances de la part de certains journalistes lorsqu'il prenait connaissance des articles de presse qui arrivaient à Panamá ou à Santiago. Des dithyrambes ahurissants, outranciers à en devenir grotesques. À les croire, tout allait pour le mieux à Panamá. Tout était dans les temps, tout marchait bien, très bien et le canal serait ouvert à la date prévue, et peut-être même avant !
Mais il n'était jamais question des inondations, des glissements de terrain, du retard qui s'accumulait chaque jour, de la tranchée de la Culebra dont on ne voyait pas la fin, des moustiques, des fièvres, des morts. Bref, de tout ce qui risquait d'inquiéter les actionnaires.
— Vous m'êtes témoin que j'ai toujours eu des doutes quant à la gestion comptable de cette entreprise, rappela Herbert en se glissant une prise dans chaque narine. Ça ne veut pas dire qu'il ne fallait pas se lancer, mais qu'il faut être de plus en plus prudent.
— Il n'était pas difficile d'émettre des doutes ! lâcha Edmond. Il était clair que l'opération devenait périlleuse dès l'instant où aucune grosse banque française n'a voulu cautionner l'opération. Mais il est possible que la Banque de Paris et des Pays-Bas, et aussi les Rothschild auraient joué la carte de Panamá si vos amis américains et vos compatriotes ne les en avaient si vivement dissuadés !
— Dites, vous n'allez pas repartir là-dessus ! plaisanta Martial.
Il s'amusait toujours beaucoup de la petite querelle qui opposait Herbert et Edmond depuis des années : le premier reprochant à l'autre la défection des grosses entreprises françaises – et il était exact qu'elles n'avaient pas bougé –, Edmond rappelant à l'Anglais la pernicieuse et constante perfidie de ses concitoyens.
Et, là encore, il était parfaitement exact que les Américains et les Anglais avaient tout fait pour que l'entreprise échoue avant même de commencer. Pour l'instant, ils n'avaient pas gagné, les travaux se poursuivaient malgré eux ; mais tout prouvait qu'ils ne désespéraient pas d'y mettre un terme…
Aussi importait-il d'être très vigilant et de lire la presse française avec toutes les réserves qui s'imposaient.
— Vous avez remarqué qu'on parle de plus en plus d'en venir à un canal à écluses ? dit Herbert en poussant quelques coupures de presse vers Martial.
— Oui, je sais, dit ce dernier, et puisque vous nous rappeliez à l'instant vos doutes quant au financement, je vous rappelle les miens au sujet du canal à niveau. J'ai toujours pensé qu'on aurait dû suivre les premiers plans, ceux de Garella et Lull. Ils prévoyaient une succession d'écluses, et c'est le bon sens même ! Mais on assure que de Lesseps n'aime pas ce genre de mécanique, alors… Enfin, nous arriverons quand même au bout des travaux. Ce sera sûrement plus long que prévu et beaucoup plus onéreux, mais nous y arriverons.
— Ce qu'il faut surtout surveiller de très près, dès que vous serez sur place, ce sont les règlements des factures avec les entreprises et la direction, recommanda Edmond. Il ne faut tolérer aucun retard, ni aucun délai de paiement, n'est-ce pas ? demanda-t-il à Herbert.
— Exact. Voyez ça de très près et avertissez-nous à la moindre alerte. De plus, donnez-nous votre avis sur la nécessité d'investir dans l'achat d'un autre excavateur. D'après le câble d'Antoine, il est à craindre qu'il ne faille remplacer celui qui a été accidenté lors du dernier glissement de terrain.
— Je veillerai à tout ça, promit Martial. Il regarda tour à tour les deux hommes, sourit. Vous voyez bien que ma présence sur le chantier est indispensable ! Que feriez-vous sans moi, je vous le demande ! plaisanta-t-il.
— Nous avons quand même Romain et Antoine sur place, et ils sont très efficaces et compétents ! grogna Edmond.
— J'entends bien, mais en ce qui concerne Antoine, c'est quasiment par devoir qu'il travaille là-haut…
— Dites tout de suite que vous c'est par plaisir ! ironisa Herbert.
— Il y a de ça, reconnut Martial.
— Même avec vos crises d'impaludisme ?
— Même ! D'ailleurs, rien ne prouve qu'elles recommenceront !
— Restons-en là, dit Edmond avec agacement, il va finir par nous assurer que même les moustiques lui sont indispensables pour mettre un peu de piquant dans son existence !