10

Bien qu'il tentât de se raisonner, Martial était beaucoup moins sûr de lui depuis que la malaria l'avait un jour contraint à fuir Panamá. Et si le fait d'être revenu dans l'isthme, contre toute prudence, lui avait rendu un enthousiasme qu'il croyait éteint, il avait l'honnêteté de reconnaître que ses forces et son moral étaient moins solides qu'avant.

Ainsi devait-il souvent lutter pour surmonter l'abattement qui le gagnait au soir de journées trop chargées de travail, d'imprévus, de soucis divers.

C'était plus qu'une fatigue physique, qu'un besoin de repos. C'était cette sournoise petite voix intérieure qui venait insidieusement lui rappeler qu'il n'était plus de première jeunesse et qu'il ne pouvait plus, comme naguère, faire toute confiance à son corps. Qu'il devait se défier de ses réactions, en tenir compte, les redouter même. Car, un jour, ce corps qu'il croyait bien connaître et qui avait toute sa confiance l'avait lâchement trahi.

Il ne parvenait pas à oublier cette subite défection, ce lâchage qui l'avait contraint à baisser les bras. Il n'arrivait surtout pas à se défaire de l'idée que, peut-être, d'autres trahisons se tramaient déjà en lui, discrètement, méchamment, et qu'un jour, la maladie triompherait de nouveau.

Aussi, sans être en permanence hanté par la crainte d'une éventuelle rechute, était-il attentif à tous les symptômes qu'il pensait déceler dans telle ou telle réaction de son organisme.

Ce soir-là, alors qu'il venait de regagner le bungalow, ce fut une diffuse douleur dans les jambes qui l'alerta. Déjà fatigué par une longue journée de travail, il était prêt à imaginer le pire lorsqu'il se souvint du bain forcé qu'il avait pris quelques heures plus tôt, alors qu'il longeait un marigot.

Il avait soudain glissé sur le sol détrempé et s'était retrouvé assis dans l'eau saumâtre, au milieu des crapauds et grenouilles et d'une colonie de ces superbes petits crabes rouges, à pattes blanches tachées de bleu, qui pullulaient dans la région.

Il avait dû se défaire de quelques-uns de ces crustacés qui s'étaient accrochés à son pantalon, puis était sorti du marécage, salué par le rire moqueur de quelques dizaines d'ouvriers qui travaillaient non loin et jugeaient la scène du plus haut comique !

Et maintenant il avait les jambes lourdes et un peu douloureuses, mais savait pourquoi.

— J'ai sûrement ramassé tout un tas de ces saloperies ! grogna-t-il en enlevant son pantalon humide et maculé de boue.

— Tu as attrapé des garapates ? lui demanda Romain.

Il avait installé le tub de zinc sur la véranda et se lavait à grande eau car lui aussi était couvert de boue.

Les garapates étaient d'immondes petits arachnides, plats comme des punaises et aux mœurs comparables à celles des tiques. Une fois leurs crochets plantés dans la chair, ils ne la lâchaient plus et se gorgeaient de sang en gonflant comme des outres.

— Non, pas des garapates, des sangsues, dit Martial en regardant ses jambes.

Il grimaça de dégoût en découvrant plusieurs sangsues agglutinées sur ses mollets, comme de grosses pustules rougeâtres et visqueuses.

— Quelle saloperie ! dit-il, quand je vois ça, je me demande ce que je suis revenu foutre dans un pays aussi pourri !

— À mon avis, c'est l'appât du gain qui t'a attiré ! plaisanta Romain en se versant un broc d'eau sur la tête.

— Ah oui ! Parlons-en du gain, surtout en ce moment !

Depuis une semaine, deux des six excavateurs de la Sofranco, ainsi que la Ville de Lodève, étaient en panne et Martial ne pouvait s'empêcher de calculer la perte engendrée par l'immobilisation des engins.

Certes, le temps béni du mètre cube payé cinq piastres n'était plus qu'un souvenir. Comme l'avait prévu Antoine, la Carthbilh and C° n'avait pu survivre en pratiquant de tels cours. Elle avait donc passé la main à une autre entreprise, moins généreuse, mais peut-être plus solide, pour laquelle travaillait maintenant la Sofranco.

Comme avait dit Romain, le principal c'est que la Carthbilh nous ait payés ! Et tant pis pour elle si elle s'est noyée. Ici, il n'y a que des marécages, alors il faut savoir nager !

— Non mais regarde-moi ça ! grogna Martial en observant ses jambes.

Il alluma un cigare, tira quelques longues bouffées pour bien l'embraser et commença à se débarrasser des sangsues en les touchant une à une avec la pointe incandescente. Profitant de sa relative immobilité, de nombreux moustiques s'abattirent sur son torse nu.

— Tiens, voilà O'Brien ! prévint Romain.

— Je te parie qu'il vient encore râler à propos de nos engins en panne, dit Martial tout en continuant à détacher délicatement les sangsues accrochées à ses mollets.

— Ça m'étonnerait, je l'ai vu hier après-midi et je lui ai dit que nous en avions pour encore deux ou trois jours.

— Salut la France ! lança l'Irlandais en grimpant les quatre marches qui desservaient le bungalow.

Il regarda Romain, puis Martial, sourit et brandit le cruchon qu'il tenait à la main.

— Sortez les verres, les enfants, ce soir, c'est moi qui arrose !

— Si c'est avec ton pétrole habituel, je préfère rester à l'eau, et dans l'eau ! prévint Romain toujours assis dans le tub.

— Moi aussi, assura Martial.

Il tira sur son cigare pour en activer la combustion et le posa sur une grosse sangsue installée entre ses doigts de pied.

— Comment t'as fait pour ramasser tout ça ? s'étonna O'Brien en regardant les jambes de Martial, t'as pataugé ?

— Exactement.

— Tu devrais en laisser une ou deux, c'est excellent pour la santé, ça décongestionne ! déclara O'Brien en s'asseyant. Trêve de plaisanterie, c'est moi qui avais raison, poursuivit-il en débouchant son cruchon.

— Qu'est-ce que tu racontes ? demanda Romain en sortant de son tub.

Il se noua une serviette autour des reins et vint s'asseoir à côté de l'Irlandais.

— Parfaitement, c'est moi qui avais raison, redit O'Brien. Dame, depuis le temps que je vis ici, ça me crevait les yeux qu'il faudrait en venir là ! Il emplit un verre, le poussa vers Romain : tu peux le prendre, c'est du vieux rhum, du bon. Je reviens de Colón, expliqua-t-il ; c'est quasiment décidé, on va abandonner le canal à niveau…

— Qui t'a raconté ça ? demanda Martial en enfilant un pantalon propre.

— J'ai vu du monde, des gens sérieux. Alors voilà, il paraît que votre compatriote, l'ingénieur Bruno Varilla a…

— Non, pas Bruno, coupa Romain.

— Si ! C'est bien de Bruno Varilla qu'on m'a parlé ! assura O'Brien.

— Non, redit Romain en riant, il s'appelle Philippe Jean Bunau-Varilla ! C'est un de nos plus jeunes ingénieurs, mais on assure que c'est un des meilleurs.

— Si tu veux, concéda O'Brien, enfin bref, il a convaincu de Lesseps que les écluses étaient obligatoires si on veut voir un jour ce canal servir à quelque chose…

— Quand on se souvient de ce que proclamait de Lesseps en juillet dernier ! Je n'ai pas oublié, assura Martial, toute la presse avait repris sa déclaration, quelque chose comme : « Jamais je ne consentirai à un remplacement définitif du canal à niveau par un canal à écluses ! » Et tu dis que c'est maintenant décidé ?

— C'est pas officiel, mais c'est tout comme. Et c'est bien aussi celui dont tu m'as parlé qui fabriquera les écluses. Six ou neuf portes énormes, avec tout le mécanisme qu'il faut derrière, un rude travail…

— Tu dis que c'est Eiffel qui va les fabriquer ?

— Eiffel, c'est ça, approuva O'Brien en se resservant une rasade de rhum, c'est cet homme qui est en train de bâtir cette fameuse tour à Paris.

Martial opina, se servit à son tour un peu d'alcool.

Depuis que les bruits couraient sur le chantier qu'on opterait peut-être un jour pour un canal à écluses, le nom d'Eiffel était de plus en plus souvent cité.

Martial avait déjà beaucoup entendu parler de lui lors de son dernier voyage en France, en 86. À cette époque, tout le pays était secoué et partagé par le projet du gouvernement. Un projet fou et grotesque pour les uns, fantastique et merveilleux pour les autres.

Martial, qui avait vu dans la presse les dessins et plans de la future réalisation, n'était pas loin de penser qu'on se préparait à gâcher beaucoup d'argent pour bâtir une tour inutile. On annonçait que sa construction coûterait, au bas mot, six à sept millions de francs ! Et autant lui semblait normal de célébrer dignement l'anniversaire de la Révolution en organisant à Paris une gigantesque et somptueuse Exposition universelle, autant lui paraissait bizarre, et pour tout dire peu sérieux, qu'on veuille ériger en plein Paris un tel pylône de ferraille.

Quant à Romain, qui n'était pourtant pas revenu en France depuis dix-neuf ans mais qui se sentait toujours très parisien, l'idée même qu'on envisageât de saccager le Champ-de-Mars – son Champ-de-Mars ! – en y posant cet immonde suppositoire le rendait furieux.

Il ne tolérait pas que l'on veuille toucher au Paris qu'il avait en mémoire, à cette ville superbe qu'il avait été un jour contraint de fuir, la mort dans l'âme. Mais, depuis ce 6 mai 1868, date de son départ pour l'Amérique, vivaient en lui les images de sa ville natale, de son charme, et sa gaieté. Et surtout du calme champêtre qui régnait alors sur le Champ-de-Mars. Et c'était justement là qu'on voulait bâtir une tour de fer dont la laideur n'aurait d'égal que le gigantisme ! C'était scandaleux !

Aussi avait-il applaudi lorsqu'il avait découvert dans quelques journaux parvenus jusqu'à Panamá la pétition solennelle lancée par plus de trois cents personnalités. Il y avait trop longtemps qu'il avait quitté Paris pour connaître tous les signataires de la protestation. Mais il avait été réconforté en voyant que des hommes comme Alexandre Dumas, Sully Prudhomme et François Coppée partageaient son point de vue. Et les photos qui montraient maintenant l'avancement des travaux et que la presse reproduisait avec complaisance ne pouvaient qu'accroître son opposition.

Commencée en janvier 87, la tour en était déjà à dresser vers le ciel les quatre moignons squelettiques de ses immondes jambes : une horreur, un cauchemar !

— Vous direz ce que vous voudrez, lança Romain, si de Lesseps choisit ce voyou d'Eiffel pour ses écluses, ça ne lui portera pas bonheur !

— Allons, allons, dit Martial, Eiffel est quand même un ingénieur de renom, il a fait ses preuves ! Je ne l'ai pas encore emprunté, mais il paraît que le viaduc de Garabit est un chef-d'œuvre ! Moi, je trouve que de Lesseps fait un très bon choix, un homme comme Eiffel va rassurer les actionnaires et Dieu sait s'ils en ont besoin !

— Peut-être, mais moi, je ne pardonnerai jamais à ce ferrailleur de vouloir défigurer Paris ! Enfin, j'ai lu récemment que sa maudite tour serait sans doute démontée après l'Exposition. C'est encore heureux, mais quel stupide gâchis ! Bon, oublions cette triste histoire, ajouta-t-il en regardant O'Brien. Alors c'est certain, cette fois, on se décide pour les écluses ?

— Oui, c'est indispensable. Figurez-vous que de Lesseps continue à proclamer que le canal sera ouvert dans trois ans ! Quelle blague ! Je me demande qui le renseigne. Enfin, on verra bien. Ce qui compte, dans l'immédiat, c'est de comprendre que ce nouveau choix va changer pas mal de choses sur le chantier, et je me demande…

Martial et Romain l'observèrent, virent qu'il hésitait.

— Alors vas-y ! lança Romain, qu'est-ce qui te tracasse ?

— Faudrait être sûr…, commença l'Irlandais. Oui, dit-il enfin, s'ils choisissent les écluses, il va falloir, une fois pour toutes et plus efficacement qu'actuellement, canaliser le Chagres. Avec des écluses, il ne sera plus possible de tolérer les crues et, surtout, il faudra de l'eau pour les approvisionner. Alors il va falloir en venir à l'idée du barrage. Oui, celui de Gamboa et son milliard de mètres cubes de retenue… Alors, croyez-moi, si j'étais vous, je veux dire si j'avais comme vous une petite société…

— Alors quoi ? insista Martial.

— J'investirais à fond dans l'achat d'une, voire deux dragues de plus. Des grosses, comme la City of New York, à double couloir. De toute façon, celle que vous possédez est à bout de souffle, je me trompe ?

— Doucement, doucement, l'arrêta Martial, tu sais ce que coûtent ces engins ? On ne décide pas une telle dépense à la légère. Surtout que le prix du mètre cube, pour les dragues, alors là, parlons-en ! On est très loin du tarif excavateur en rocher ! Pas vrai ? À un tiers de piastre le mètre cube de boue, faut en sortir pour payer la machine !

— Oh là ! Vous faites ce que vous voulez les enfants ! l'arrêta O'Brien en remplissant son verre. Moi, je dis ce que je pense, c'est tout ! Mais, que ça vous plaise ou non, votre drague actuelle est foutue !

— Elle sera prête dans deux jours, coupa Romain.

— Peut-être, mais elle recassera ! assura O'Brien. Moi, tout ce que je vous dis, c'est que le travail de dragage va aller en s'accentuant, alors à vous de choisir, c'est tout. Et, quant à vos réparations, laissez-moi rigoler ! Faut pas vous vexer, les gars, mais vous n'avez pas gagné au départ de votre ami Antoine ! Vos engins n'ont jamais aussi bien fonctionné que lorsqu'il était là. Faut dire que lui, c'est un champion ! Moi je l'ai vu dans le ventre d'un excavateur, superbe, un as !

— Te gêne surtout pas, dis tout de suite que nous n'y connaissons rien ! plaisanta Romain.

— C'est pas le mot, mais vous, c'est autre chose… Enfin bref, vous voilà prévenus. Vous êtes les premiers à qui j'annonce la nouvelle des écluses. Libre à vous d'accepter ou non les marchés qui vont en découler.

— Merci, on ne l'oubliera pas, dit Romain en se levant et en sortant sur la véranda.

La nuit était maintenant tombée, épaisse et toute bruissante d'une lourde et monotone averse.

— Cette fois, sûr que le Chagres va encore faire des siennes, dit-il en revenant dans la pièce.

— C'est de saison, dit O'Brien, mais ça ne nous fera pas gagner du temps. Parole, on peut dire que cette année aura été une des pires pour les inondations. Bon, c'est pas le tout, faut que je rentre.

— Mais non, coupa Martial, tu vas manger un morceau avec nous, c'est l'heure. Tu vas voir, notre ami Tchang est un excellent cuistot ; il nous mitonne des soupes et des filets de morocoï absolument divins…

— Ah ça ! la tortue, c'est fameux, approuva O'Brien, mais ça demande un bon cuisinier. Vous vous êtes enfin décidés à en prendre un ?

— Oui, dit Romain, la cuisine, c'est pas mon fort, ni celui de Martial. Et, depuis que ce brave Joaquin est reparti avec Antoine, on mangeait vraiment trop mal. Alors quand j'ai déniché Tchang, crois-moi, ça n'a pas traîné. Il est cher, c'est vrai, mais sublime !

— Tu dis bien Tchang ? demanda O'Brien en souriant. Je sais bien que tous ces nez plats ont le même nom, mais votre Tchang, ça serait pas des fois celui de l'ingénieur de Beer, de la Barben and C°, hein ? Bon dieu, il ne décolère plus depuis que son Jaune a disparu, c'est le même ? Allez, avoue, c'est le même ?

— Qui peut savoir ? Tu l'as dit toi-même, ils ont tous le même nom… éluda Romain en souriant à son tour. Et puis je te rappelle que le commerce est absolument libre dans toute la zone du canal. C'est légal, ça fait partie des accords passés avec les Colombiens ! Pas de droits de douane, travail libre, prix libres ! Donc main-d'œuvre libre d'aller chez qui bon lui semble !

— Bougres de salauds ! s'esclaffa O'Brien. Alors il est chez vous ce fameux Tchang ? Eh bien, c'est volontiers que je goûterai sa cuisine. Mais, s'il l'apprend, de Beer ne vous le pardonnera jamais ! Parole, il est fou de rage depuis trois semaines, fou de rage !

— Ben oui, dit Martial, nous, depuis trois semaines, on a vraiment repris goût à la bonne cuisine… Curieux, non ? Enfin, il y a comme ça des coïncidences…

Dès le premier matin après l'orage, Antoine, tôt levé malgré les élancements qui fusaient de sa blessure à la tête, accueillit tous les chefs d'équipe qui vinrent rendre compte des dégâts.

Et parce qu'il connaissait parfaitement l'hacienda, la provenance de tous ces hommes lui permit de dresser un premier bilan. Il était sommaire et demandait à être affiné, mais il donnait de terribles indications sur le chemin suivi par le nuage de grêle.

Montant du sud et longeant le côté gauche du río Caliente, il avait d'abord survolé, mais épargné, toute la région de Campo Rojo, et seuls quelques arpents de jeunes vignes avaient reçu une brève et peu méchante averse de grésil.

Mais, de plus en plus lourd et menaçant, le nuage avait ensuite fondu sur les terres qui s'étendaient entre les pueblos Santa Ana, Tierra Grande et Tierra Chica. Et là de sa panse soudain crevée, avait chu la plus violente tempête de grêle jamais subie dans le pays, de mémoire de péons. En tout, trois mille cinq cents hectares de vergers, vignes et céréales avaient été anéantis en moins de deux minutes…

Saccageant ensuite mille trois cents hectares de plus dans la région d'Agua Caliente, Santa Maria et Campo Verde, il était passé devant l'hacienda en broyant au passage plus de deux cents hectares de primeurs. Ensuite, filant toujours vers le nord, il avait touché et mutilé en partie quelque trois mille autres hectares et céréales, de vergers et d'alfafa.

En tout, c'étaient donc au moins huit mille hectares, soit plus de la moitié des terres cultivées de l'hacienda, qui étaient détruits.

— Vous dites bien huit mille hectares ? demanda Pedro de Morales lorsque Antoine vint lui rendre compte, vers midi.

— Approximativement, oui. En gros, c'est presque tout le côté gauche du río qui a trinqué. Je n'ai vu aucun chef d'équipe des régions de Tierra Verde, Agua Fria, Agua Dulce et San Roberto, c'est qu'elles sont épargnées.

— Huit mille hectares ! redit Pedro de Morales en mordillant son cigare.

Il était tellement abattu qu'Antoine tenta de le réconforter.

— Vous savez, il faut encore que j'aille vérifier sur place, dit-il. Les péons exagèrent toujours, vous les connaissez mieux que moi ! Là où ils disent : « Tout est perdu ! », peut-être qu'il existe encore un quart de bon, ou plus… Alors, dès cet après-midi, je vais commencer la tournée des régions atteintes. Ça me prendra plusieurs jours, mais c'est alors seulement qu'on connaîtra vraiment l'ampleur des dégâts.

— Bien sûr…, murmura Pedro de Morales. Il emplit deux verres de mosto, en tendit un à Antoine : Vous voyez, soupira-t-il, je finirai par croire que mon père avait raison. Rappelez-vous : de son temps, il y avait à peine sept mille hectares de cultures et…

— Exactement six mille cinq cents, coupa Antoine, six mille cinq cents hectares de terre mal tenues et mal exploitées…

— Je vous le concède. Mais au moins, en cas de grêle et de destruction, la perte n'était pas grande car mon père ne faisait aucun frais pour exploiter… Oui, il avait sans doute raison.

— Mais non ! protesta Antoine. D'abord, s'il est vrai qu'il ne faisait aucune dépense, il ne devait pas non plus avoir un gros bénéfice ! Et puis, lança-t-il soudain, permettez-moi de vous dire que toutes ces terres qui se perdaient, c'était… c'était du gâchis ! Voilà, du gâchis !

— Et huit mille hectares ravagés, ce n'est pas du gâchis ?

— Si, mais même si toutes les récoltes sont perdues, la bonne terre est toujours là, elle ! Le gâchis, il est pour cette année, c'est vrai, mais pas pour les années à venir. On taillera les vignes et les arbres, et s'il faut, on en replantera et ils produiront à nouveau ! On labourera et on resèmera partout où ce sera possible, ça repoussera. Voilà ce qu'il faut faire !

— Tout ça, c'est bien beau, mais si la grêle revient dans deux ou trois ans, hein ? Vous y pensez ?

— Non, je n'y pense pas et je vais vous dire pourquoi. Quand vous m'avez proposé de prendre votre hacienda en charge, je l'ai fait parce que j'aime la terre avant tout. Je suis un paysan. Et nous, qu'on travaille sur deux cartonnées en Corrèze ou sur quinze mille hectares à Tierra Caliente, quand on se met à labourer, c'est parce qu'on espère toujours récolter. Si on doute, mieux vaut rester couché. On cultive et on sème parce que c'est notre métier et surtout parce qu'on n'aime pas voir de la terre inemployée.

— Oh, je comprends bien, soupira Pedro de Morales, mais vous savez ce que me coûtent ces huit mille hectares perdus ?

— Oui, j'y pense, et sans doute plus que vous ne croyez. Mais, vous savez, si vous voulez être vraiment certain que la terre vous rapporte, ce n'est pas de l'agriculture qu'il faut y faire ! Si vous raisonnez comme ça, il ne faut plus s'occuper d'aucune terre, sauf pour en tirer des nitrates, du guano, de l'or, de l'argent ou du cuivre ! Tout ça, c'est à l'abri de la grêle, mais ce n'est pas ce que vous m'avez demandé de faire à Tierra Caliente ! Et ce n'est surtout pas ce que vous demanderez à Marcelin lorsqu'il prendra ma place un jour, bientôt j'espère. Parce que moi, je sens monter la fatigue, il va être temps que je passe la main. Moi aussi, ce coup de grêle me fait mal, mais, sauf si vous en décidez autrement, je vais quand même faire tout ce qu'il faut pour limiter, ou réparer la casse, acheva Antoine.

Il huma son verre, but une gorgée et observa Pedro de Morales. Le Chilien était tellement abattu et surtout hésitant qu'il craignit de le voir abandonner la lutte, aussi insista-t-il :

— C'est vous le patron… Mais avant d'en venir au système qu'employait monsieur votre père, c'est-à-dire ne rien faire, mais ne rien gagner non plus, ou presque rien, songez quand même à tout ce que vous avez déjà investi… Ça, c'est toujours là, dans ces milliers d'hectares de bonnes terres mis en culture, dans ces vignes, ces vergers et tous ces champs irrigués… Et puis quoi, personne ne se souvient d'avoir vu un tel orage de grêle, et peut-être qu'il n'y en aura pas de semblable avant cinquante ans ! Et, d'ici là, on aura sûrement inventé de quoi éviter la grêle !

— Et puis dans cinquante ans, nous deux, hein…, dit Pedro de Morales en ébauchant un sourire. Bon, vous avez raison, décida-t-il soudain, on va faire front. Vous commencez la tournée cet après-midi ? Très bien, nous la ferons ensemble. Après tout, il est bon que mes péons me voient sur mes terres.

Depuis trois jours qu'ils découvraient les champs saccagés, les vignes et les vergers broyés, Pedro de Morales, Antoine et Joaquin pensaient avoir pris l'exacte mesure de la catastrophe. Mais ils comprirent que le pire restait peut-être encore à voir en approchant du pueblo de Cerro Verde.

C'était un des villages les plus éloignés de l'hacienda. Situé dans une zone au relief accidenté, donc peu propice aux labours, il abritait une trentaine de familles d'éleveurs. L'herbe qui poussait dans les collines était abondante, elle produisait d'excellents moutons et des bœufs succulents.

Antoine savait qu'il y avait très peu de cultures dans la région et sans doute ne l'aurait-il point visitée sans l'insistance de Joaquin.

Les trois hommes traversaient une riche plaine céréalière maintenant aux deux tiers détruite, lorsque le métis tendit le bras en direction des lointaines collines.

— Faut aller là-haut, dit-il en arrêtant sa monture.

— À Cerro Verde ? Il n'y a rien là-bas que la grêle ait pu détruire, sauf l'herbe, mais elle repoussera toute seule ! dit Antoine en haussant les épaules.

— Si, il faut y monter, je suis sûr qu'il y a des dégâts, assura Joaquin.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ? intervint Pedro de Morales en essuyant son front ruisselant de sueur.

— Les condors et les urubus, dit Joaquin.

— Qu'est-ce qu'il chante là ? demanda Pedro de Morales en regardant Antoine.

— Bah ! S'il nous affirme qu'il voit des charognards, c'est sûrement vrai, il a la vue la plus perçante qui soit ! Et s'il y a des charognards, c'est qu'il se passe quelque chose ! dit Antoine avec fatalisme.

— Je défie quiconque de repérer des condors à cette distance ! dit le Chilien en haussant les épaules.

— Ne pariez pas avec Joaquin, dit Antoine.

— Facile à vérifier, décida Pedro de Morales en puisant une paire de jumelles dans ses fontes. Il les braqua vers les collines, siffla entre ses dents : Bon sang ! s'exclama-t-il enfin, il a raison, ce bougre ! Je n'ai jamais vu un tel rassemblement de vautours ! Impossible de voir ce qui les attire, mais c'est sûrement un fameux charnier ! Vous croyez que nous devons y aller ?

— Au point où nous en sommes… dit Antoine.

Il aurait volontiers rejoint l'hacienda et sa fraîcheur car la chaleur l'incommodait. De plus, sa blessure à la tête le gênait beaucoup.

— Alors allons-y, lança Pedro de Morales en poussant sa monture vers Cerro Verde.

Ils comprirent en atteignant les premières collines et les pacages.

Ici, ce qui choquait, ce n'étaient pas les arbres et les buissons déchiquetés ni la prairie à l'herbe écrasée et noircie. C'étaient les bruyants attroupements d'urubus et de condors, les bourdonnants nuages de mouches bleues, et les coyotes à l'échine basse et au ventre pesant qui fuyaient à l'approche des hommes. C'était surtout l'odeur douceâtre et écœurante de cadavres en décomposition.

— Je savais bien qu'il y avait dés dégâts…, dit Joaquin.

— Tu te souviens ? On se croirait dans ce pueblo perdu, du côté d'El Transito…, dit Antoine.

— Oui, approuva le métis, et, après, on avait retrouvé le padre. Mais là-haut, c'était la maladie qui avait frappé, pas ici, dit-il en dirigeant son cheval vers un rassemblement d'urubus.

Les oiseaux sautillèrent lourdement à son approche, s'éloignèrent enfin à regret en criaillant.

— Des moutons, dit Joaquin en revenant, tout ça ce sont des moutons crevés, expliqua-t-il en désignant les groupes de vautours.

— Vous pensez que c'est la grêle ? demanda Pedro de Morales en regardant Antoine avec incrédulité.

— Sûrement, n'oubliez pas les grêlons que nous ont montrés les péons de Santa Ana, certains pesaient encore plus d'une livre et ils avaient déjà beaucoup fondu…

— Alors après les cultures, les troupeaux…, dit le Chilien en soupirant.

— Et les hommes aussi ! intervint Joaquin. Regardez là-haut, ajouta-t-il en tendant une nouvelle fois le bras vers les collines.

— Qu'est-ce que tu racontes ? grommela Antoine en se tournant vers la direction indiquée.

Il découvrit alors le pueblo et ses cases accrochées sur un petit promontoire rocailleux. Il vit surtout la piste qui serpentait vers un minuscule champ clos. Une piste de terre brune toute écrasée de soleil sur laquelle progressait lentement une foule bigarrée.

— Tu es sûr que c'est… ? demanda-t-il à Joaquin.

— Oui, un enterrement, et il y a beaucoup de cercueils, assura le métis.

— Il a encore raison, dit Pedro de Morales en reposant ses jumelles, j'ai compté au moins six ou sept caisses, dont cinq vraiment petites…

— Des petites ? Vous êtes certain ? insista Antoine.

— Oui.

— Normal, murmura Antoine, ici comme partout, ce sont les enfants qui gardent les troupeaux… Alors si la grêle a pu tuer des moutons, pourquoi pas des gamins… Enfin, puisque nous sommes là, même si nous savons presque tout, autant finir d'arriver à Cerro Verde.

Ce fut un vieillard au regard morne, assis dans la poussière devant sa case, qui leur expliqua tout, d'un ton presque indifférent.

Ici aussi, le drame s'était joué en quelques instants.

— Si j'avais été dehors, j'aurais pas eu le temps de rentrer, dit le vieux en crachant un jet brunâtre entre ses pieds.

C'est ainsi que les enfants qui gardaient les troupeaux dans les collines avaient été surpris. On en avait retrouvé cinq le crâne fracassé. Quatre autres, qui avaient eu l'astuce, ou le temps de se rouler en boule dans leur poncho, n'étaient que blessés. Mais deux vieilles femmes qui gardaient leurs chèvres à deux cents pas du pueblo, n'avaient pas eu le temps de l'atteindre et étaient mortes, assommées par des blocs de glace plus gros que le poing. Des grêlons si lourds que certains avaient traversé le toit de plusieurs cases.

— Jamais vu ça, et pourtant je suis vieux, le plus vieux d'ici ! Jamais vu ça. Même les plus forts terremotos n'ont jamais fait ça ! marmonna le vieillard en suçotant sa chique d'acullico entre ses gencives édentées.

— Et les troupeaux ? demanda Antoine.

Il se sentait un peu gêné d'aborder un sujet aussi dérisoire comparé aux sept morts qui endeuillaient le pueblo, mais il fallait qu'il sache.

— Les troupeaux, fit le vieux, vous savez pas regarder ? Vous avez pas vu dans les pacages ?

— Si, mais je veux savoir combien de bêtes sont crevées, dit Antoine.

— Sais pas, beaucoup, beaucoup, dit le vieux, des moutons, des veaux aussi, beaucoup…

Puis il haussa les épaules, ferma les yeux et se désintéressa des trois hommes.

Ils surent un peu plus tard, quand les péons revinrent du cimetière, que la perte s'élevait à au moins cent cinquante brebis et agneaux et à une bonne trentaine de jeunes veaux. Beaucoup de bestiaux, pris de panique et aveuglés par les éclairs, s'étaient tués en sautant dans les ravins.

Et ce bilan n'était que provisoire car d'autres troupeaux, affolés par l'orage, avaient fui devant lui et s'étaient éparpillés dans toute la région. Déjà quelques gros rassemblements d'urubus et de condors, aperçus loin vers le nord, donnaient à penser que beaucoup d'autres bêtes avaient péri.

— De quoi avez-vous besoin ici ? demanda Pedro de Morales.

L'homme qui venait de parler eut un geste évasif, tourna son chapeau entre ses doigts et baissa la tête. Il n'était pas habitué à ce qu'on lui pose ce genre de question. Et surtout, c'était la première fois qu'il rencontrait Pedro de Morales et il était paralysé de timidité.

— Il vous reste des légumes ? demanda Antoine en venant à son aide. Des pommes de terre, des haricots, des fèves, des courges ?

— Non, plus rien…

— Et le maïs ?

— Plus rien…

— Et l'orge ?

— Plus rien…

— Descendez à l'hacienda dès demain, on vous donnera ce qu'il faut, dit Antoine.

— On a de la viande, beaucoup ! assura l'homme d'un ton soudain plus ferme, comme s'il voulait faire comprendre que les habitants de Cerro Verde n'en étaient pas à quémander la charité. Oui, insista-t-il, beaucoup de viande, on va en faire du charqui, avec ce soleil, il sera vite sec ! On n'allait quand même pas tout laisser aux condors ! Alors, on a pris toute la viande qu'on a pu sur les bêtes tuées, on va la faire sécher…

— Très bien. Mais si vous voulez des légumes et du maïs, descendez à l'hacienda. Dis-le aux autres… Maintenant, si vous voulez qu'on arrive avant la nuit, il faut rentrer, ajouta Antoine en se tournant vers Pedro de Morales.

Ils lancèrent leurs montures dans les pacages où grouillaient les urubus. Les charognards, lourds de viande et de tripailles, ne daignèrent même pas s'envoler à leur passage.