5
Depuis seize ans qu'il connaissait Martial, Antoine pensait ne plus pouvoir être surpris par ses décisions et ses agissements, il en avait tellement vu !
Pourtant, ce soir, il avait du mal à croire ce qu'il venait de lire. La dépêche était là, étalée devant lui sur la table, juste sous la lampe autour de laquelle sifflaient les moustiques.
Ainsi Martial revenait ! C'était un acte à la fois dément et logique. Dément car en agissant de la sorte il mettait sciemment sa vie en jeu. Logique car Antoine connaissait la passion que son ami éprouvait pour le canal.
Il était loin de la partager en tout et avait hâte de fuir ces contrées inhumaines et ce climat si éprouvant qu'on avait toujours le sentiment d'être couvert d'une répugnante et tenace moisissure. Il lui tardait de s'éloigner de cet enfer. Malgré cela, il comprenait Martial.
Le travail ici était tellement gigantesque et démesuré qu'il pouvait soit épouvanter et décourager ceux qui n'avaient pas la force morale de relever de défi, soit grandir ceux qui osaient se mesurer à lui. Martial était de ceux-là.
Ici, il avait enfin trouvé un labeur à sa taille et à ses ambitions. Et quitte à laisser les os dans quelque coin de jungle ou au fond d'un marigot, il voulait reprendre la tâche qui lui tenait à cœur.
Antoine le comprenait. Il avait hâte, lui aussi, de se consacrer à sa passion personnelle ; hâte de retrouver toutes les terres et les friches qui l'attendaient à Tierra Caliente, à plus de cinq mille kilomètres de là. Mais peut-être que sans l'hacienda il se fût lui aussi entièrement donné au canal, comme Martial et Romain, comme David O'Brien. Et même comme ces petits ingénieurs qui, au lieu de rester tranquillement en France à tracer sans risques ni surprises quelques futures routes ou lignes de chemin de fer, avaient choisi de venir ici, pour tester leur force, leur courage, leur valeur.
Malheureusement, et cela le choquait, toutes ces expériences, tous ces choix, se déroulaient au milieu d'un abominable carnage d'hommes, d'un gaspillage d'énergie, d'un gâchis de matériel. Et tout cela l'empêchait d'adhérer entièrement à cette fantastique entreprise.
Il relut une dernière fois la dépêche et regretta de ne pouvoir en partager la teneur avec Romain. Lui aussi allait être surpris par le retour de Martial.
Mais, pour l'heure, Antoine doutait qu'il attachât une grande importance à cette nouvelle. Il avait beaucoup mieux à faire.
Il avait rejoint Clorinda à Christophe-Colomb depuis trois jours et, signe manifeste que les retrouvailles se passaient au mieux, n'avait ni reparu ni donné la moindre nouvelle. Tout au plus lui avait-il fait expédier par un porteur une longue lettre de Pauline confiée à Clorinda. Une lettre poignante, à la fois pleine d'amour et de tristesse, d'abattement même. Un véritable appel qui l'avait renforcé dans sa décision de rejoindre au plus vite Santiago où, manifestement, Pauline s'ennuyait au-delà du supportable.
Mais, en ce qui concernait Romain, son absence et son silence étaient éloquents.
« Et il a bien raison, pensa Antoine. C'est égal, il a une sacrée chance ! ah ! Si Pauline pouvait être là… Six mois sans elle, c'est pas humain ! Enfin, je vais bientôt la retrouver ! »
Cette pensée l'émoustilla.
— Faut que je prévienne le brave Joaquin, murmura-t-il, il va être fou de joie !
Il se leva, frappa contre la cloison de bois qui séparait les chambres.
— Eh ! viens ici ! J'ai quelque chose à te dire ! lança-t-il.
— Je sais, je sais ! maugréa peu après le métis en entrant dans la pièce, j'ai pas eu le temps de réparer le toit, mais demain, peut-être…
Antoine regarda la cuvette placée sous la fuite. Elle était presque pleine et tintait gravement chaque fois qu'une goutte venait s'écraser à la surface de l'eau.
— S'agit pas de ça, dit-il en riant. De toute façon, je sais bien que si tu répares là, ça coulera ailleurs ! Allez, peu importe. Écoute plutôt, M. Martial va revenir.
Joaquin le regarda avec incrédulité puis, comme pour cacher ses sentiments, empoigna la cuvette et partit la vider dehors.
— L'est complètement loco s'il remonte ici, dit-il en revenant.
Il installa minutieusement le récipient sous la fuite, puis sembla réaliser :
— Mais alors, lança-t-il en souriant, s'il remonte, on va pouvoir partir ? Rentrer chez nous ?
— Eh oui, bientôt, dès qu'il sera là.
— Ça alors ! Ça n'empêche pas que M. Martial est loco, mais, par la Vierge, je suis bien content quand même ! jubila Joaquin. Il redevint soudain grave, presque inquiet : Dites, si on rentre chez nous, le soleil reprendra sa place, hein ? Sa vraie place ?
— Bien sûr, c'est promis, assura Antoine.
Cette histoire de soleil était ce qui avait le plus inquiété le métis pendant son séjour dans l'isthme. Lui, si superstitieux et qui interprétait tous les signes de la nature, avait été frappé de stupeur, et même de panique, en observant la course de l'astre dans le ciel panaméen.
Et le pire était que même Antoine avait été incapable de lui donner des explications claires, nettes, irréfutables et surtout rassurantes. Romain aussi avait tenté de le raisonner, de lui faire comprendre que tout était normal, mais il n'avait rien compris à cet effrayant mystère.
Pendant le voyage qui le conduisait de Valparaíso à Panamá, une angoisse l'avait saisi lorsque, après avoir franchi l'équateur, il avait constaté avec horreur que le soleil ne passait plus au même endroit à midi. Il avait cru à une hallucination, à quelques mauvais sorts.
C'était la seule explication puisque, dans son esprit, il était impossible à l'astre de tracer sa route en empruntant le sud et non le nord, comme dans tous les pays normaux.
Parce que même si ces cholos de Péruviens ou de Boliviens étaient des moins que rien, ils habitaient néanmoins des pays où le soleil ne s'amusait pas à changer de trajectoire. Certain qu'Antoine allait encore rire de lui, il s'était tu.
D'ailleurs, une nuit d'escale à Buenaventura l'avait rassuré. Au soir, il avait vu le soleil plonger dans l'océan et, le lendemain matin, l'astre s'était tout aussi honnêtement comporté en se levant derrière la sierra qu'on devinait au loin. Tout se passait exactement comme au pays.
Le ciel était si nuageux sur Panamá et sur tout l'isthme, lorsque Antoine et lui l'avaient traversé, qu'il n'avait pu vérifier si là aussi tout était en ordre.
Mais une inquiétude sournoise l'avait repris au petit matin du premier jour à Colón. Immobile devant la plage, il contemplait l'océan sans bien comprendre ce qu'il faisait devant lui puisqu'il le croyait dans son dos, à quatre heures de train de là. Et ça, c'était déjà on ne peut plus suspect.
Et soudain la panique lui avait bloqué la gorge. Là-bas, dans l'océan l'horizon pâlissait, rosissait, s'illuminait de mille feux comme si… Mais non ! c'était encore une hallucination, un mirage, ou quelque affreux cauchemar ! Il n'était pas possible que le soleil se lève là où il s'était couché la veille au soir, dans l'océan !
Et pourtant… Pourtant, sous ses yeux effarés l'astre était sorti de l'eau. C'était fou ! Démoniaque ! Paralysé par la terreur, il n'avait pas bougé et Antoine l'avait trouvé là peu après, les mains devant les yeux, balbutiant des incohérences.
La gêne d'Antoine s'était accrue lorsqu'il avait compris que son vieux compagnon pleurait. De crainte, d'incompréhension devant un mystère trop grand, trop lourd à porter.
— Le soleil… Le soleil, avait-t-il geint, il se lève là où il doit se coucher ! On est perdu ! Faut rentrer chez nous…
Antoine était resté tout bête, tout piteux car il était incapable d'expliquer concrètement ce phénomène. Certes, il savait que la terre était ronde, qu'elle tournait autour du soleil ; on lui avait appris ça à l'armée, quelque vingt ans plus tôt. Il savait aussi que l'Atlantique, et non le Pacifique était devant eux. Mais de là à pouvoir rassurer le métis et surtout le convaincre !
Et d'abord, que lui dire qu'il pût comprendre ? Joaquin était persuadé qu'il n'y avait qu'un seul et unique océan, celui qui baignait les côtes chiliennes, au couchant. Et il était prêt à se faire tuer pour défendre cette certitude ! Alors, comment lui faire admettre qu'il existait un autre océan, au levant, et que c'était justement pour les réunir qu'on voulait ouvrir un canal !
— Allons, ne t'inquiète pas, avait-il dit, tout est normal, on ne risque rien.
Mais cela n'avait pas rassuré Joaquin, tant s'en fallait. La preuve, depuis six mois, il était convaincu que le soleil n'était pas à sa juste place et qu'il était donc bien logique qu'il y eût tant de catastrophes et de morts sur ce chantier maudit !
— Alors vous êtes sûr qu'on reverra bientôt notre vrai soleil, à sa vraie place ?
— Oui, on va retrouver ton pays et tout redeviendra normal, répéta Antoine. Cela dit, faudrait pas que ça t'empêche de préparer le dîner, j'ai faim !
— J'y vais, j'y vais ! dit Joaquin en sortant.
Et Antoine sourit car, pour la première fois depuis six mois, il entendait maintenant chantonner le métis.
Auréolée par la chaude lumière que diffusaient les deux chandeliers qu'elle tenait, Clorinda Santos sortit de la chambre.
Vêtue d'une robe en satin bleu tendre et tulle brodé, dont les manches et le haut du corsage laissaient deviner le ton un peu mat de sa peau, elle était resplendissante.
À sa gorge, discrètement décolletée, luisait le pectoral d'or massif que Romain lui avait jadis offert. Ainsi parée, elle semblait prête à partir pour quelque somptueuse réception.
Pourtant, dehors, dans la nuit sale, c'étaient la jungle, les moustiques, la moiteur et la pluie, et le chant lancinant et sinistre des milliers d'amphibiens grouillant dans les marais. Et personne n'attendait Clorinda.
— Qu'en penses-tu ? demanda-t-elle en virevoltant devant Romain.
— Superbe ! dit-il. Il se leva de son fauteuil, la débarrassa des chandeliers, puis l'attira contre lui : tu as encore beaucoup de surprises comme ça ?
— Qui sait… De toute façon, de quoi m'habiller pour quelques autres soirées, si toutefois tu me les accordes…
— S'il ne tenait qu'à moi ! Mais, rassure-moi, tu n'as quand même pas amené tout le stock de robes de La Maison de France ?
— Presque, plaisanta-t-elle. J'ai pensé que tu serais heureux de me voir dans différentes toilettes.
— Tout à fait. Et surtout d'avoir ensuite le plaisir de t'en dépouiller, assura-t-il en l'accompagnant jusqu'à la table.
Il lui présenta une chaise, l'aida à s'installer, prit place à son tour et appela les serviteurs.
— Si je m'écoutais, je prendrais bien mes quartiers ici, on est très bien, dit-elle peu après.
Il approuva, lui tendit une coupe de champagne.
— Oui, on est très bien. Mais, trêve de plaisanterie, nous menons une vie de patachon depuis quelques jours. C'est très agréable et, crois-moi, je n'oublierai pas toutes ces heures. Mais il va falloir que je pense à reprendre le travail et toi le chemin du retour. Tu ne peux pas rester ici.
— Tu sais ce qui nous manque ? Quelques bons musiciens, dit-elle comme si elle n'avait pas entendu. Tu te souviens de l'hôtel San Martin, de Lima ?
— Oui, c'était le bon temps…
— Oui…
Il nota qu'elle avait soudain l'air absent, lointain, et regretta ses propos.
Sous des apparences désinvoltes et enjouées, elle cachait toujours des souvenirs indélébiles. Certains étaient bons, joyeux, comme ceux qu'elle venait d'évoquer ; mais ils finissaient toujours par déboucher sur le cauchemar et l'horreur.
En elle, et jusqu'à son dernier souffle, resterait gravée à vif l'empreinte de l'épreuve endurée à Lima, en cette fin d'après-midi du 15 janvier 1881.
Souvenirs atroces de cette horde de soudards et de mégères forçant sa porte, puis envahissant sa maison. Images toujours terrifiantes de ces figures grimaçantes qui se penchaient sur elle, de ces mains qui crochetaient ses vêtements, de ces corps puants qui l'écrasaient, la forçaient, pendant que des rires ignobles couvraient ses cris.
Et, depuis, il n'était pas rare qu'elle se réveille en hurlant au milieu de la nuit, sueur au front et encore tremblante. Romain savait alors quel était son cauchemar.
Il avait eu tellement de mal à l'aider à reprendre pied après janvier 1881 qu'il avait toujours des remords lorsqu'une parole maladroite ou mal interprétée rappelait à la jeune femme des épisodes trop douloureux. C'est pour tenter de les oublier, et aussi parce qu'elle haïssait ceux qui avaient envahi et ruiné son pays, qu'elle avait refusé de revenir au Pérou tant qu'un seul militaire chilien occuperait sa patrie.
Ce n'était donc qu'après le 20 octobre 1883 et le traité d'Ancón qui amputait définitivement le Pérou de la province de Tarapacá, mais avait l'avantage de mettre un terme à la guerre, que Clorinda s'était faite à l'idée de revenir un jour chez elle.
Elle avait encore attendu une année. Puis, enfin curieuse et inquiète de savoir ce qu'étaient devenues amies et relations, sa maison de Lima et celle de Trujillo, elle avait demandé à Romain de l'accompagner.
Quand il se remémorait tout cela, il bénissait toujours le ciel de s'être trouvé aux côtés de la jeune femme pendant cette sorte de pèlerinage.
La rage avait saisi Clorinda dès qu'ils avaient débarqué à Callao. Une rage froide, assassine devant toutes les traces qu'avait laissées la guerre.
Ici, c'était les ruines noircies des entrepôts incendiés. Là, des quartiers eux aussi ravagés par le feu, maintenant reconstruits de bric et de broc et où grouillait une population affamée. Et partout, dans toute la ville, s'étalaient désormais la misère, la crasse et la tristesse qui, jadis, avant guerre, ne touchaient que les coins les plus pauvres de la cité, les plus éloignés du centre.
C'est en passant devant le grand hôtel de la place San Martin, qui lui rappelait tant de bons souvenirs, que Clorinda avait furtivement essuyé ses larmes. Et elle pleurait toujours sans bruit en débouchant sur la place d'Armes où traînaillait sans but une population brisée, vaincue.
Une dangereuse colère l'avait ressaisie quand elle avait découvert, horrifiée, ce qu'était devenue sa grande et somptueuse maison. Ce n'était plus qu'un bouge aux portes et fenêtres brisées, au toit éventré. Un taudis dans lequel pullulaient des gosses à moitié nus, des femmes au regard fuyant et quelques hommes aux yeux méchants.
Il avait eu beaucoup de mal à la retenir. Et, sans lui, nul doute qu'elle eût commis quelque folie.
— Bande de porcs ! Qui vous autorise à être là ? Je vais mettre le feu dans ce bordel du diable ! avait-elle hurlé en se précipitant dans le patio dévasté où s'accumulaient des tas d'ordures.
— Laisse ! lui avait-il dit en l'entraînant de force.
— Mais c'est chez moi ici ! Ils n'ont pas le droit !
— Bah ! la place était vide… Allons, viens.
— Non, non ! Je veux chasser cette racaille et mettre le feu, pour tout effacer !
Il avait dû l'enlever dans ses bras, la déposer de force dans la calèche et fouetter le cheval.
— Je ne veux plus voir cette ville, jamais ! Partons, avait-elle décidé peu après.
— Je croyais que tu voulais monter jusqu'à Trujillo…
— Non ! Je veux partir. Ramène-moi à Santiago, là-bas au moins j'ai quelques amis. Je ne vivrai plus jamais dans ce pays.
Promesse qu'elle n'avait pas tenue car Romain, quelques mois plus tard, profitant d'un voyage, avait été vérifier l'état de la villa qu'elle possédait à Trujillo. À son étonnement, la maison était intacte, en parfait état car surveillée depuis plus de quatre ans par des voisins honnêtes.
Cette nouvelle avait un peu consolé Clorinda. Depuis, ils avaient fait ensemble plusieurs séjours à Trujillo, en amoureux. Mais elle avait toujours refusé de revenir à Lima.
Aussi, connaissant la nostalgie que lui inspirait cette ville et tous les souvenirs qui s'y rattachaient, il évitait d'en parler. Mais ce soir, c'était elle qui remuait les cendres encore tièdes.
— Tu te souviens de notre dernière soirée au San Martin ? redit-elle. Tiens, vous aviez eu des ennuis avec votre bateau, tu étais avec Martial. C'est ce soir-là que tu me l'as présenté. Tu te le rappelles ? Nous avons dîné au San Martin, et puis…
— À quoi bon ? coupa-t-il en lui posant la main sur le bras. Réponds plutôt à ma question de tout à l'heure.
Elle sourit un peu tristement, vida sa flûte et s'ébroua.
— Tu veux savoir quand je m'en vais ? C'est ça ? Dis tout de suite que tu m'as déjà trop vue !
— Bien sûr, tu t'en rends bien compte, non ? plaisanta-t-il. Mais j'étais sérieux tout à l'heure, il va falloir que je reprenne le travail. Déjà que ce pauvre Antoine doit se demander ce que je fabrique !
— Ça, je ne pense pas qu'il se pose beaucoup de questions… Ah ! Au fait, je ne t'ai pas raconté, puisqu'on parle d'Antoine, tu sais qui j'ai rencontré à Panamá ? Ses amis, les Freeman !
— Pas possible ! Que font-ils là ?
— Comme d'habitude, toujours penchés sur leurs herbes, leurs plantes, leurs oiseaux et leurs coquillages. Ils m'ont dit que l'isthme était un véritable paradis pour les oiseaux.
Romain avait plusieurs fois vu les jeunes naturalistes américains au cours de leurs passages à Santiago, quand ils partaient étudier quelque source chaude ou quelque volcan andin.
Il conservait un excellent souvenir de ces rencontres car Andrew et Mary Freeman adoraient la France et les Français.
De plus, tout homme qui avait croisé Mary ne pouvait oublier cette troublante petite rousse aux yeux verts et au corps potelé qu'on devinait riche en coquines fossettes.
— Décidément, tout le monde se retrouve à Panamá, dit-il. Note bien que c'est très logique, c'est à la fois un couloir et un port, alors… Ils ont toujours leur magnifique clipper ?
— Sans doute, tu sais, moi, les bateaux…
— Parlons-en quand même, dit-il sérieusement, il n'est pas possible que tu restes là très longtemps. Je ne plaisante pas, le climat est pourri, on y attrape toutes les fièvres possibles. C'est plein de bêtes répugnantes et aussi d'individus très peu fréquentables.
— Je ne m'en suis pas rendu compte.
— Bien sûr, depuis que tu es là, nous ne sortons pas de cette maison de luxe ! Il y a même des moustiquaires aux fenêtres et les serviteurs passent leur temps à traquer les araignées et les fourmis ! Mais dès que tu mettras un pied dehors… Et puis je te répète, je vais devoir reprendre le travail.
— Quand ?
— Disons… Allez, je m'accorde jusqu'à lundi, Antoine comprendra.
— Ça fait encore trois jours, et trois nuits, ajouta-t-elle en souriant. Très bien. Mais moi j'ai loué cette maison pour un mois et j'entends y rester tout ce temps-là. Après tout, rien ne m'oblige à sortir d'ici ! Et rien ne t'empêche de venir me voir tous les soirs, d'accord ? De toute façon, tu peux dire ce que tu voudras, ça ne changera rien à mon programme !
— Tu seras contente si tu attrapes la fièvre jaune ou la malaria ! protesta-t-il.
— Tu n'as rien attrapé de tout ça ? Et Antoine non plus ? Quant à moi, je ne risque absolument rien, je le sais !
— Et par miracle ?
— À cause du dicton.
— Quel dicton ?
— « L'amour est le meilleur remède contre les fièvres ! » J'entends bien l'appliquer !
— Qui t'a raconté cette niaiserie ? dit-il en haussant les épaules.
— Personne, je viens de l'inventer, mais j'y crois ! C'est l'essentiel, non ?
Antoine avait toujours été un lève-tôt et plus il vieillissait moins il se supportait au lit – et surtout dans un hamac qui lui cassait le dos ! – passé une certaine heure.
Lorsqu'il était à Santiago, il aimait aller boire son café en flânant dans le jardin, quand le temps le permettait. Les massifs de fleurs et les arbustes embaumaient et même le pin parasol qu'il avait planté là après la reconstruction de La Maison de France en 1876 imprégnait les alentours d'une puissante et tenace odeur de résine. Un parfum qui lui rappelait toujours les Fonts-Miallet, son enfance et l'arbre majestueux planté jadis par son grand-père.
Quand son travail le retenait à Tierra Caliente, il aimait aussi beaucoup assister au lever du soleil en s'installant sur la terrasse de l'hacienda. Autour de lui, dans les buissons et les bois d'eucalyptus, ce n'étaient que trilles, chants et jacassements des colibris et des perruches. Et le spectacle du soleil émergeant dans le bleu noir qui nimbait les hauts sommets enneigés des Andes le ravissait chaque matin.
Ses habitudes n'avaient pas changé depuis qu'il était à Panamá. Debout alors que blêmissait à peine le ciel toujours sale du levant, il avalait le grand bol de maté de coca que Joaquin lui avait préparé. Ensuite, quel que soit le temps – c'était souvent sous une pluie tiède –, il grimpait sur la petite colline qui surplombait le bungalow et le pueblo Santa Dolores. La tranchée du canal s'ouvrait à ses pieds ; long ruban encore sombre où se devinaient çà et là les masses trapues des dragues, bateaux et chalands.
Des bords du Chagres et des pueblos disséminés dans la jungle, montait déjà – mais encore couvert par les trilles, sifflets et chants d'une multitude d'oiseaux – le bourdonnement diffus des milliers d'hommes se préparant au travail. Et pendant quelques instants encore s'entendait alentour le rappel lancinant des corcovados, ces grosses cailles bavardes – horloges des pauvres comme les baptisaient les autochtones – qui, soir et matin, vers six heures et dix-huit heures, ponctuaient de leurs cris l'apparition et la chute du soleil.
Puis la rumeur enflait avec le jour, croissait de minute en minute, s'étalait, devenait oppressante comme le mugissement souterrain qui annonce les séismes.
Soudain, alors que le premier rayon du soleil perçait à travers la brume appesantie sur les palétuviers, tout le matériel réparti sur soixante-quatorze kilomètres de chantier se mettait en branle au son des sirènes.
Et ce n'était plus que fusion de vapeur, coups sourds des pistons, grincements d'engrenages, cliquetis de chaînes et de godets, chuintements de bielles, roulements sourds des convois lancés sur les rails.
Tout grondait, ahanait, vrombissait. Et au vacarme des quelque trente énormes dragues, se mêlait celui des dix happerbarges, des seize bateaux à clapets, des vingt-six porteurs à fond fixe et des trente remorqueurs tirant plus de cent chalands.
Au tintamarre de la centaine d'excavateurs répondaient le halètement des cent soixante-dix locomotives charriant plus de cinq mille wagons sur trois cent quatorze kilomètres de voies larges et le ronronnement tout aussi bruyant de six mille wagonnets roulant sur les cent soixante-quinze kilomètres de voies étroites.
À tout cela, outre le tapage provoqué par les chaudières poussées au maximum des cent vingt locomobiles et machines mi-fixes, s'ajoutaient les borborygmes et les caverneux gargouillements de quatre cent soixante pompes lancées à plein régime et dégorgeant leurs flots de boue.
Ponctuant l'ensemble, comme un titanesque métronome rythmant la cadence d'un gong géant, retentissaient les coups de marteaux-pilons usinant les pièces dans les ateliers.
Souvent enfin, déferlant comme un orage sur la forêt et les marais, arrivait, par vagues, l'onde mugissante des lointains tirs de mine.
Et il émanait de toute cette cacophonie une si puissante et envoûtante communion de travail, de force et de puissance, qu'Antoine se laissait parfois prendre au jeu. Pas au point d'abandonner toute prudence et toute sagesse, comme se préparait à le faire Martial, ni de tout sacrifier pour la seule satisfaction de se donner à fond à une tâche phénoménale. Mais au point, quand même, de ressentir une agréable fierté à l'idée d'être un des artisans de cette si impressionnante réalisation.
Ce matin-là, Antoine atteignit le point d'observation qu'il rejoignait chaque matin, écouta et fronça les sourcils.
Le bruit qui montait jusqu'à lui n'était pas habituel. Il était plus sourd et plus atténué qu'à l'ordinaire, moins présent. Et ce n'étaient pas seulement les trombes d'eau fouettant la jungle ou chantant sur les toits de tôles des cases proches qui transformaient le son ambiant. Ni le silence relatif des oiseaux à l'abri sous les feuillages. Il y avait un autre élément. Une nouveauté encore indéfinissable mais dont l'existence était indéniable.
Il écouta avec plus d'attention, scruta l'étendue du paysage qui s'étalait sous ses pieds et qui émergeait lentement de la pénombre.
Un violent coup de vent balaya soudain les nappes de brume qui couvraient le canal et les marais. Alors il comprit.
Là-bas, de l'autre côté de la tranchée, grondait le río. Un Chagres qu'il n'avait encore jamais vu aussi gros, aussi large, aussi redoutable. Un fleuve énorme aux proportions inquiétantes et dont le bruit étouffait tout autre son. Il était déjà sorti de son lit, pourtant profondément recreusé et aménagé depuis plus de deux ans, et s'insinuait dans la jungle. Avant peu il atteindrait le tracé marron.
« Et c'est reparti ! songea-t-il. Bon Dieu, pourvu qu'il n'y ait pas quelques nouvelles catastrophes à la Culebra. Et pourvu aussi que toutes les dragues soient bien amarrées ! »
Il allait quitter l'abri que lui offraient les larges feuilles d'un plantureux bananier et redescendre vers son bungalow quand il vit David O'Brien qui grimpait jusqu'à lui.
Malgré la protection d'un gros parapluie rouge vif qu'il brandissait comme un flambeau, l'Irlandais était trempé de la tête aux pieds. Il se glissa à côté d'Antoine, s'ébroua.
— T'es pas fou de venir là par ce temps ? reprocha-t-il, heureusement que ton métis m'a dit où tu étais !
Il sortit un vaste mouchoir d'une des poches de son pantalon, s'essuya la figure et tenta même, tant bien que mal, de redresser sa moustache rousse que la pluie faisait lamentablement pendre ; il ressemblait à un vieux morse émergeant des profondeurs.
— Je croyais que c'était pas encore la saison des inondations, dit Antoine, pourtant, voilà la deuxième en moins de quinze jours ! Beaucoup de dégâts ?
— Moins que l'autre fois, faut dire qu'on n'a pas encore fini de tout réparer, alors…
— Tu crois qu'il va encore monter ? demanda Antoine en désignant le Chagres d'un coup de menton.
— J'en sais foutre rien ! Ici, on peut rien dire… T'aurais pas un peu de tabac à peu près sec, le mien est foutu. Il prit le cigarillo que lui tendit Antoine, l'alluma : Oui, ici tout devient monstrueux, fou ! Tiens, prends par exemple ce putain de río. En période sèche, c'est rien du tout, un vrai pissou. Je l'ai vu descendre à moins de treize mètres de débit par seconde, c'est dire ! Et puis ça l'attrape comme un coup de fièvre et alors là, il est foutu de monter à plus de six cents mètres seconde en quelques heures ! Je te dis, ici, tout devient monstrueux !
Il lira pensivement sur son cigarillo, essuya une nouvelle fois ses moustaches au bout desquelles perlaient de grosses gouttes d'eau.
— Vous m'aviez tous dit que les inondations n'avaient pas lieu si tôt, insista Antoine.
— Ben oui, d'habitude c'est un peu plus tard, ça doit être en ton honneur… Mais te plains pas trop, en 79, la crue a gonflé ce maudit Chagres jusqu'à presque deux mille mètres de débit à la seconde, tu te rends compte ? Tiens, tout ce que tu vois devant nous, c'était sous l'eau ! N'empêche, ça nous obligera un jour à faire du côté de Gamboa ce barrage dont on parle tant. Ça régularisera un peu. Faut dire qu'on prévoit une retenue de plus d'un milliard de mètres cubes, alors ça demande quelques travaux…
— Plutôt oui…
— Mais c'est pas tout, poursuivit O'Brien, j'ai besoin de toi et de Romain, enfin si vous pouvez. On va profiter de cette flotte pour réparer le maximum de wagons. Tu peux m'en prendre quelques-uns dans ton atelier ? Et aussi quelques locos qui ont bien besoin de soins. Et si tu peux, j'ai aussi des…
— Eh ! coupa Antoine, nous ne sommes pas le seul atelier du chantier ! Et en plus nous avons notre propre matériel à entretenir ! Nous aussi nous avons eu une sacrée casse dans l'éboulement de la Culebra ! Alors, si on peut, on te dépannera, mais à condition de ne pas trop nous en demander !
— D'accord, mais c'est parce que je vous aime bien que je vous propose du travail ! Après tout, vous êtes bien là pour gagner des sous, non ? Bon, j'aurais aussi besoin de quelques charpentiers. J'ai beaucoup de cases qui ne demandent qu'à s'envoler au prochain coup de vent. Faut dire que certaines ne sont plus toutes jeunes.
— Je sais, la nôtre prend l'eau comme une passoire !
— Ben oui… Ah ! si tu les avais vues quand on les a reçues d'Amérique, superbes ! Et faciles à monter en plus, elles étaient déjà toutes préassemblées. On dira ce qu'on voudra, ces cochons d'Américains ont quelquefois de bonnes idées ! Enfin, si tes gars peuvent venir me rajouter quelques boulons… Mais si tu veux, je demanderai à Romain. À propos, je l'ai pas vu depuis quelque temps, l'est pas malade au moins ?
— Non, non, je ne pense pas, s'amusa Antoine. Il est parti rejoindre une femme ! dit-il enfin.
— Une femme ? Tu te fous de moi, non ? grogna O'Brien en contemplant son cigarillo qu'une énorme goutte d'eau, tombant du bananier, venait d'éteindre.
— Si, si, il est avec une femme, et une belle !
— Non, raconte-moi ce que tu voudras, mais pas ça, dit O'Brien en haussant les épaules. Ton copain Romain, je le connais depuis six ans maintenant, c'est pas le genre à s'occuper des femmes d'ici. Parce que même celles qui sont pas en maison à Colón ou à Panamá, et faut voir ce que c'est, y a que les excavateurs qui sont pas passés dessus, et encore… Il ralluma son cigarillo après l'avoir tranché d'un coup de dent, secoua de nouveau la tête : Non, me raconte pas de blague !
— Parole, c'est vrai. Il est avec une femme !
— Alors elle est pas d'ici, décida O'Brien, c'est impossible ! Celles d'ici, même moi j'en ai pas voulu ! enfin, pas souvent… L'a fallu que j'aille me chercher une métisse du côté de San José de Costa Rica, c'est dire ! Et tu sais pourquoi elle est avec moi depuis plus de vingt-cinq ans – même que certains jours je me dis que ça fait beaucoup trop ! –, c'est parce que je l'ai épousée ! Oui, monsieur ! Devant un padre, et tout ! C'était le seul moyen de la garder et de l'empêcher de finir comme les autres, comme toutes les autres de l'isthme ! Romain, je le connais, quand ça le démange trop, il fout le camp. Des fois, on l'a pas revu pendant deux mois ! Il part je sais pas où, me l'a jamais dit. Mais il revient toujours, maigre, mais content !
— C'est elle qu'il va voir, la même, je crois. Oui, oui, et cette fois, c'est elle qui est venue, expliqua Antoine.
— Alors là…, fit O'Brien avec respect. Alors là, ça change tout. C'est sa bonne amie, alors ?
— Tout juste, et depuis longtemps.
— Ah bon, alors là je comprends, dit O'Brien. Très bien. Si c'est sa bonne amie, il a bien raison d'être avec elle. Mais alors pour mon travail ? demanda-t-il sans transition.
— Envoie tes wagons et tes locos, on verra ce qu'on peut faire, promit Antoine.
— C'est bien, sourit O'Brien, j'ai toujours su que je pouvais compter sur vous, les Français. Tu sais, j'aimais bien ton copain Martial aussi, ouais. On s'entendait comme des larrons ! Dommage qu'il ait pas pu rester. Bon, je te laisse, j'ai déjà trop causé. Mais si on profite pas de cette crue qui arrête le travail pour parler avec les amis…
— Il va revenir, dit Antoine alors que O'Brien ouvrait déjà son parapluie et s'apprêtait à quitter l'abri du bananier.
— Qui donc ? Martial ? fit-il en souriant. C'est ça ? insista-t-il. Eh bien, j'aurais dû parier ! Je l'aurais juré qu'il reviendrait, je le savais ! Il est fou de revenir, mais c'est quand même normal. Ton copain, il est comme moi. Tout ce travail, tout ce chantier, c'est devenu son affaire, dit-il en désignant le paysage d'un vaste mouvement du bras. Moi, c'est pareil, j'ai décidé de crever ici. Ce canal, c'est le mien. Oh ! je partage, hein ? Y a de la place pour tout le monde ! Mais ça n'empêche que c'est le mien ! Il revient quand ?
— Sans tarder, le temps du voyage.
— Alors toi tu vas repartir ?
— Oui. Moi, j'ai ma femme, mes enfants et aussi mon travail qui m'attendent là-bas, au Chili.
— C'est bien, approuva O'Brien, le principal c'est d'avoir à s'occuper sérieusement et de s'y tenir. Tiens, donne-moi un autre cigare et je m'en vais. Tu veux un coup de whisk'isthme ? proposa-t-il après avoir détaché la gourde qu'il portait à la ceinture.
— Non, surtout pas ! Il est trop tôt pour dormir ! Et comme massue, je ne connais rien de mieux que ton vitriol ! Mais dis, je pense, que feras-tu quand le canal sera fini, parce que d'après les prévisions…
Il crut que l'Irlandais allait s'étrangler avec son tord-boyaux et lui tapa dans le dos.
— Ah ! On voit bien que t'es pas ici depuis longtemps ! lança O'Brien après avoir repris son souffle. Les prévisions tu dis ? De la foutaise ! Même si tout va bien, le canal ne sera jamais ouvert à la date prévue. Tu sais ce qu'ils avaient annoncé au début, oui ? Que les bateaux passeraient à partir de 88, l'an prochain quoi ! Ça te fait pas rigoler ? Alors, maintenant, ils disent pour 90. Mais dans trois ans, à la vitesse où on avance, tu penses vraiment qu'on aura seulement enlevé la moitié de la Culebra ? Moi, je ne le crois pas ! Tu veux que je te dise ce qui va se passer ? Écoute, d'abord on va en venir à mettre des écluses, ça on en parle de plus en plus et c'est une bonne chose ! Mais ça ne suffira pas pour achever les travaux d'ici trois ans. Non, crois-moi, je suis sûr d'avoir encore au moins cinq ou six ans de boulot devant moi, et encore si tout va bien… Alors, après, j'aurai plus de soixante, le bon âge pour s'asseoir devant sa case et attendre que le soleil se couche, en regardant passer les bateaux… Mais d'ici là, crois-moi, j'ai de quoi m'occuper !