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Antoine grogna, tenta d'échapper à la poigne qui le secouait et chercha même à se retourner. Mais son hamac ne se prêtait pas à ce genre de mouvement.

— Qu'est-ce que c'est encore ? soupira-t-il en ouvrant les yeux.

Il vit Joaquin penché sur lui et aperçut aussi, dans la pénombre de la pièce, la silhouette de Romain qui se découpait devant la fenêtre ouverte.

— Vous êtes malade ! protesta-t-il, fait pas encore jour, alors quoi ?

— Rien que de très banal, expliqua Romain, le Chagres est en train de déborder, ainsi que toutes les petites saloperies qui l'alimentent. Paraît qu'il y a déjà plusieurs kilomètres de voie qui ont passé à l'eau, que trois dragues ont pété leurs amarres et se baladent en direction de l'océan. Avec un peu de chance, elles seront à Bordeaux ou à Saint-Nazaire dans un mois !

— Pas la Ville de Lodève au moins ?

— Non, non. Mais ce n'est pas tout. La tranchée de la Culebra a glissé sur plus d'un kilomètre. Le grave, c'est qu'il y a quelques dizaines de gars sous la gadoue, dont trois gamins… Oui, ces jeunes sots ont cru pouvoir étayer ! Je vous demande un peu ! Faut vraiment être bête pour s'essayer à ce genre d'exercice ! Moralité, on va encore en perdre quelques-uns de plus. J'entends d'ici les discours, poursuivait-il avec amertume : « Jules Durant, de l'École centrale, glorieusement mort, la pelle à la main, en voulant retenir à lui tout seul cent mille mètres cubes de boue ! » Comme si la malaria ne suffisait pas à les tuer !

— Bien sûr, approuva Antoine en s'extirpant de son hamac.

Il savait à qui Romain faisait allusion. À la fin de l'année précédente, vingt-sept élèves de l'École centrale avaient débarqué sur le chantier. La malaria et la fièvre jaune les avaient frappés, et il n'en restait déjà plus que seize… Alors si en plus ceux-là se piquaient d'héroïsme !

Romain avait raison, il fallait être stupide ou inconscient pour se hasarder dans la tranchée de la Culebra lorsqu'elle menaçait de s'effondrer. Il y avait menace dès la moindre averse. Or il pleuvait depuis des semaines et il était même surprenant que les parois n'aient pas glissé plus tôt.

En effet, la tranchée de la Culebra ne s'ouvrait pas partout dans une roche dure, solide, sur laquelle on peut s'appuyer pour établir des talus stables, invulnérables. Elle s'enfonçait souvent dans une espèce de répugnante, visqueuse et épaisse couche d'argile rougeâtre. Un matériau instable, fuyant, glissant, que tous les hommes du chantier comparaient à du savon. Aussi tenait-elle à peu près lorsqu'elle était sèche : mais la moindre pluie l'amollissant, elle coulait soudain par pans entiers en entraînant tout avec elle…

— Et vous dites qu'il y a beaucoup de monde dessous ? insista Antoine avant de se plonger la tête dans la cuvette d'eau que lui présentait Joaquin.

— Quelques dizaines, au dire du gars qui est venu nous prévenir…

— Et chez nous, des dégâts ? Je veux dire dans les ateliers ?

— Non, mais une partie de la voie qui y va est dans l'eau, elle aussi.

— Eh bien, ça promet !

— Oui. Et c'est pas tout ! Il y a aussi cinq ou six excavateurs dont un des nôtres, qui ont ripé dans la tranchée. Paraît qu'on aperçoit à peine le haut du bras ! Enfin, tout ça pour dire qu'on ne va pas manquer d'ouvrage ! De toute façon, O'Brien nous attend à la Culebra avec tous les hommes que nous pourrons emmener, sans pour autant trop dépeupler nos ateliers, car là aussi il va falloir en mettre un rude coup !

— On va y passer avant de sauter dans une navette. Il faut que toutes les forges soient prêtes à fonctionner d'ici une heure, et que toutes les chaudières soient en pression. Allez, partons, dit Antoine.

— Vous déjeunez pas ? Et vous vous rasez pas non plus ? protesta Joaquin.

— On peut déjeuner en marchant et je compte sur toi pour nous approvisionner. Quant à me raser, ça attendra.

Ils sortirent dans la nuit maintenant blêmissante. La pluie était si chaude qu'ils la sentirent à peine.

Inconfortablement installés dans le train surchargé d'hommes et de matériel qui s'essoufflait sur la ligne ouverte depuis 1855, Antoine, Romain et Joaquin perdirent presque trois heures avant d'atteindre la tranchée de la Culebra.

En temps normal, c'est-à-dire très rarement car sur le chantier tout devenait vite extraordinaire (à tel point que la normale semblait incongrue !), c'était à peu près le temps qu'il fallait pour parcourir les soixante-quinze kilomètres qui séparaient Colón de Panamá.

Mais, ce matin, la pagaille était telle que le convoi devait non seulement s'arrêter à chaque station – et elles étaient nombreuses – mais encore dès qu'il passait non loin d'un lieu touché par la crue et les affaissements de terrain.

Or la ligne suivait, à peu de chose près, le cours du río Chagres, donc le tracé du canal. Elle en était heureusement suffisamment éloignée pour échapper au sort des multiples voies installées sur les berges et qui avaient glissé dans le río par longs tronçons.

À la Culebra, le spectacle était pire que ne l'avait redouté Antoine. Ici, c'étaient par pans entiers – parfois hauts de vingt mètres et par endroits longs de cent cinquante à deux cents mètres – que les remblais avaient glissé dans la tranchée. Et au milieu de ces coulées de molle glaise rouge sur laquelle s'affairaient, telles des fourmis, des milliers d'hommes dégoulinants d'eau et de boue, se devinaient çà et là, pêle-mêle, enchevêtrés, les masses des excavateurs, des wagons et locomotives que surmontaient parfois de longs, dérisoires et torsadés rubans de rails luisants.

Serpentant dans ce bourbier, une file de brancardiers, hurlant des insultes, s'ouvraient un passage dans le troupeau de sauveteurs qui pelletaient à tout va.

Et lorsque apparaissaient soudain un bras ou un pied déformés par une gangue d'argile, les hommes se précipitaient, entouraient la découverte et, unis par un espoir insensé, extirpaient le corps de la boue. Et c'était un cadavre de plus qu'il fallait ajouter à une liste déjà longue.

— Quel bordel ! murmura Antoine en scrutant la foule. Où étaient notre équipe et notre excavateur ? demanda-t-il.

— Là-bas… enfin je crois, dit Romain en désignant une coulée de terre presque violette sur laquelle, comme partout, s'échinaient les sauveteurs.

— Faut y aller, décida Antoine en s'engageant dans la tranchée.

— Attendez, voilà O'Brien, il va nous renseigner, lança Romain.

— Salut la France ! Vous tombez bien ! grogna le nouveau venu en frottant ses mains boueuses contre sa veste maculée. Vous avez vu ce carnage ? demanda-t-il en glissant un cigare détrempé sous son épaisse moustache rousse. Il essaya en vain d'embraser le tabac, jeta son cigare et accepta celui que lui tendait Antoine.

— Vous avez vu ? redemanda-t-il. Oui ? Eh ben, vous avez encore rien vu ! ricana-t-il. C'est là-bas que ça se passe, dit-il en tendant le bras, à quatre cents pas d'ici. C'est là que sont vos compatriotes… Faut y aller, ajouta-t-il en reprenant sa marche.

— Quels compatriotes ? demanda Romain en lui emboîtant le pas.

— Les petits Français. Oui, ces gamins qui sont de je ne sais quelle école, des élèves ingénieurs quoi.

— Et alors ? insista Antoine.

— Ils se sont fait surprendre. Ils étaient là avec une trentaine de Chinois à essayer de canaliser les rigoles de flotte ! Je vous demande un peu, faut-y être bête ! Résultat, ils ont reçu tout le paquet sur la tête…

— Je vois…

— Non, tu vois rien ! rétorqua O'Brien.

Il avait la réputation de tutoyer tout le monde. On assurait même qu'il n'avait pas dérogé à son habitude lorsque au printemps 86 il avait eu l'occasion d'adresser quelques phrases à de Lesseps, en visite officielle sur le chantier.

— Et pourquoi je ne vois rien ? demanda Antoine.

— On a déjà retiré une quinzaine de Chinois, répliqua O'Brien sans répondre directement. Bon, tous morts. D'accord, c'est ennuyeux, mais quoi, c'est que des Chinois, la race est pas en perdition, hein ? Et puis on a aussi retrouvé un petit Français. Aplati comme une tortilla il était… L'a pas souffert celui-là. Mais là où ça grippe, c'est qu'il reste encore du monde à sortir. Je parle pas des Jaunes, ça presse plus, personne ne résiste sous cinq mètres de terre… Non, c'est les gosses qui posent problème… Sont pas encore morts… Dites, les gars, vous auriez pas un coup de gnôle ? J'ai séché toute ma fiole. Faut dire que je suis au boulot depuis le milieu de la nuit.

Antoine fit un signe à Joaquin qui sortit une gourde de sa musette et la tendit à l'Irlandais.

— Tu dis qu'ils ne sont pas morts ? poursuivit Antoine pendant que O'Brien buvait à longs traits.

L'Irlandais avala une dernière gorgée, rendit la gourde à Joaquin.

— L'est un peu léger, mais quand même bon ton rhum, approuva-t-il en essuyant sa moustache. Non, dit-il, sont pas morts. Pourtant ça vaudrait mieux… Sont coincés tous les deux sous un putain de wagon qui s'enfonce de plus en plus. Pris aux hanches, impossible de les arracher sans les couper en deux… Faudrait une grue pour lever le wagon. Je viens de voir si on pouvait en déplacer une. Eh ben, faut pas y compter, elle est dans la gadoue, elle aussi. De toute façon, je crois qu'elle n'aurait jamais pu s'avancer dans ce tas de merde…

— Il n'y a rien d'autre à tenter ? demanda Romain.

— Rien. Tu penses bien, si on avait pu, on l'aurait fait !

— Ils souffrent beaucoup ?

— Pas du tout. J'ai personnellement veillé à ce qu'on leur administre une dose de morphine capable de leur faire croire qu'ils ont encore cinquante ans de belle vie devant eux… Mais tu vas voir toi-même, on arrive, c'est là. Moi, je vous laisse, je peux plus rien faire pour eux…

Antoine et Romain comprirent tout de suite qu'il était impossible de sortir les deux jeunes gens du piège qui les tenait.

Écrasés sous un wagon dont la majeure partie était engloutie sous des centaines de mètres cubes d'argile, un seul des deux ingénieurs geignait un peu, haletait. L'autre était plus calme.

On leur avait gauchement et hâtivement nettoyé le visage et, dans le masque lie-de-vin que la boue avait laissé, brillait un regard à la fois si poignant et si plein d'espoir qu'il était insoutenable lorsqu'on savait que rien ne pouvait désormais changer le cours des choses.

— Bon Dieu qu'ils sont jeunes ! chuchota Romain. C'est pas possible, il faut faire quelque chose !

— Oui, mais quoi ? O'Brien a raison, ils sont foutus, murmura Antoine. Enfin, faut quand même y aller, dit-il en s'avançant.

Ils écartèrent le groupe d'ouvriers jamaïcains qui pelletaient l'argile en caquetant gaiement, comme si les deux hommes-troncs qui étaient là, entre eux, et dont la tête frôlait leurs genoux, n'existaient pas.

— Tirez-vous de là ! grogna Romain en poussant deux sauveteurs qui, inconscients de leurs gestes dérisoires et vains, attaquaient à la pelle un bloc de glaise gros comme une maison.

— Vous êtes français ? balbutia l'un des accidentés.

— Oui, de Paris, dit Romain en s'accroupissant à côté du jeune homme.

— Quelle chance ! Dites, vous allez nous sortir de là, vous ? O'Brien est parti chercher une grue, mais je ne le vois pas revenir.

Romain s'assura que l'Irlandais n'était plus dans les parages avant de répondre.

— On l'a croisé, la grue arrive. Mais vous savez ce que c'est, faut être patient dans ce pays…

Il vit que le jeune homme lui faisait discrètement signe de s'approcher un peu plus et se pencha vers lui.

— Faudrait qu'elle vienne vite, chuchota le jeune ingénieur, oui, mon collègue, là je crois qu'il a les hanches brisées, alors…

— Pensez donc ! Ni lui ni vous n'avez rien de cassé. Faut bien que cette saloperie de boue serve à quelque chose. Là, je suis sûr qu'elle a fait tampon ! le rassura Romain.

Il était persuadé du contraire car, à la hauteur de la ceinture de son interlocuteur, là où le corps disparaissait, l'argile n'était pas du même rouge qu'ailleurs…

Puis il vit qu'Antoine se relevait en haussant les épaules, l'interrogea du regard.

— L'est mort, dit laconiquement Antoine.

— Ah ! Vous voyez ! Je savais bien qu'il était blessé, murmura le jeune homme. Pauvre Édouard, pauvre Édouard… Dites, c'est bien vrai, elle va arriver la grue ?

— Mais oui, promit Romain.

— Parce qu'il ne faut pas me raconter d'histoires, je mesure très bien la situation. Après tout, c'est mon métier, n'est-ce pas ? Il n'y a qu'une grue, et une grosse, qui puisse extirper ce wagon, expliqua sérieusement le jeune homme.

— Bien sûr…

— Alors vous êtes parisien ? D'où ? De quel quartier ?

— Rue de Bourgogne, dit Romain, mais il va y avoir vingt ans que je n'ai pas vu Paris… Et vous, ça fait longtemps que vous êtes là ?

— Depuis huit mois. Je devais rester jusqu'en décembre, mais là, je crois que je vais gagner quelques congés…

— C'est bien possible, approuva Romain. Et vous vous appelez comment, si c'est pas indiscret ?

— Gaston Lebeau, et vous ?

— Romain Deslieux.

— Et vous ? demanda le jeune homme en regardant Antoine.

— Antoine Leyrac.

— C'est un nom du Midi, ça !

— Presque, de Corrèze.

— Je ne connais pas. Mais je sais où c'est naturellement ! Chef-lieu Tulle, sous-préfectures Brive et Ussel, c'est ça ? Dites, elle arrive vraiment cette grue ? Vous n'êtes pas en train de me raconter des blagues, non ?

— Non, pourquoi ? Il n'y a pas de raison…, dit Romain.

— Vous ne voulez pas une goutte d'alcool en l'attendant ? proposa Antoine en tendant sa gourde.

— Je n'en suis pas très amateur, expliqua le jeune homme. Et puis, certains médecins assurent que l'alcool favorise la fièvre jaune et la malaria. Alors comme pour l'instant j'ai très bien résisté à ces saletés…

— Mais non ! C'est le contraire ! assura Romain. Allez, croyez-moi, croyez-en un vieux comme moi qui a six ans de chantier, buvez un bon coup, ça vous évitera sûrement d'attraper la malaria… Buvez, buvez ! insista-t-il en fuyant le regard du blessé car il craignait de se trahir, de se laisser aller dire la vérité à ce gamin qui ne comprenait toujours pas qu'il était en train de mourir car il ne pouvait voir la trace sanglante qui s'élargissait autour de lui. Ce gamin, oui, car Romain était sûr qu'il n'avait pas vingt-cinq ans. Ce gosse qui attendait avec confiance une grue qui ne viendrait jamais.

— Vous fumez ? proposa Antoine lorsque le blessé lui rendit la gourde.

— Non, ça déplaît à Élise, expliqua faiblement le jeune homme en ébauchant un sourire d'excuse. Mais je n'ai pas de mérite à ne pas fumer, je n'aime pas ça. Élise, c'est ma fiancée. On se mariera en avril prochain, le 7, un samedi…

— À Paris ? interrogea Romain.

— Bien sûr. À Saint-Séverin, c'est son quartier…

— Je connais…, dit Romain.

— Oh ! C'est pour lui faire plaisir, expliqua le blessé, s'il n'en tenait qu'à moi… Moi, je suis anticlérical. Enfin, je veux dire que je ne crois pas à toutes ces histoires de femmes, elles ne sont plus de notre siècle, elles ne résistent pas devant la science. Mais ça fait plaisir à Élise qu'on se marie à l'église, alors… Il se tut, essaya son visage ruisselant de sueur. Notez bien, reprit-il, que je comprends ceux qui croient, après tout chacun est libre !

— Bien entendu, approuva Romain.

— Oui, je comprends même ceux qui veulent voir un curé avant de mourir, après tout si ça peut les aider… Mais moi je n'en voudrais pas, assura le blessé.

« Encore une chance, pensa Antoine, je ne sais vraiment pas où nous dénicherions un padre si ce pauvre bougre en réclamait un ! À Panamá, bien sûr, mais le temps d'y aller… »

— Dites, elle arrive cette grue ? s'inquiéta soudain le jeune homme.

— Faut lui laisser le temps…, expliqua Romain.

— C'est étrange comme la température s'est brusquement abaissée, dit le blessé en frissonnant.

— C'est le pays qui veut ça…, dit Romain qui ruisselait de sueur tant la chaleur était épaisse.

— Oui, c'est le pays, approuva le petit ingénieur. Ce canal, murmura-t-il après quelques instants de silence, ce canal, on dira ce qu'on voudra, c'est une fameuse réussite des hommes et des machines ! Oui, nos machines, quelle puissance, quels rendements ! C'est beau, n'est-ce pas ?

— Très, dit Romain.

— Et vous savez, avec mes camarades de promotion, nous avons même calculé que toutes ces machines qui développent une force totale de cinquante-sept mille quatre cents chevaux-vapeur représentent le travail de cinq cent soixante-quatorze mille hommes ! C'est fantastique, n'est-ce pas ?

— Oui, grimaça Romain en pensant que toute cette immense puissance était incapable de sauver un petit ingénieur, si fier de son calcul et dont la vie s'égouttait dans cette glaise rouge où s'enfonçait lentement le wagon…

— Et vous verrez, on inventera d'autres machines. Des plus belles, des plus grosses ! assura le jeune homme. Maintenant, rien n'arrêtera les machines et… Il s'arrêta, écouta attentivement et ferma les yeux en souriant : Voilà la grue, je l'entends. Je reconnais le bruit de la loco qui la tire, dit-il faiblement. Eh bien, tout compte fait, ils n'ont pas traîné pour réparer la voie… Vous entendez la grue ? Vous l'entendez ?

— Mais oui, elle arrive, dit Romain en prenant la main du moribond. Elle arrive, redit-il, elle est là… D'abord on va faire dégager tous ces Chinois et ces Jamaïcains, pour ne pas en écraser. Et puis la grue approchera. On accrochera le coin de ce wagon et, tout doucement, on le lèvera, alors vous serez libre…

Il se tut, se pencha vers le petit ingénieur, posa la main sur sa carotide, ferma les yeux du mort et se redressa :

— Voilà, tu es libre, dit-il. Vous voulez que je vous dise ? lança-t-il à Antoine, il y a des jours que j'aimerais pouvoir oublier, celui-là est du nombre.

— Et il n'est pas encore fini, dit Antoine en haussant les épaules. Bon, faut quand même qu'on aille voir si on peut récupérer un peu de notre matériel…

— Et eux ? dit Romain en désignant les corps.

— On va prévenir O'Brien, il s'en occupera, on peut lui faire confiance.

De l'avis général, David O'Brien était le Blanc qui connaissait le mieux toute la région de Panamá. Il y vivait depuis trente-sept ans, ce qui était un record.

Il était aussi, et sans discussion possible, le seul Blanc qui pouvait se vanter d'avoir tour à tour survécu au choléra de 1852, aux sanglantes émeutes de 56, à la fièvre jaune, à la malaria et à la dysenterie, au sac et à l'incendie de Colón de 85, aux agressions des caïmans, des mygales, scorpions, sangsues, moustiques, fourmis et serpents.

Il s'était également toujours bien remis de quelques méchants coups de couteau et de trois blessures par balles. Enfin, il était surtout le seul à pouvoir ingurgiter, sans être aussitôt foudroyé, l'épouvantable breuvage qu'il distillait lui-même et dont il usait sans aucune modération.

Les patates douces, les agaves, les bananes et les ananas, sans oublier le maïs et la canne à sucre entraient dans la fabrication de son tord-boyaux pompeusement baptisé whisk'isthme !

En juin 1850, alors âgé de dix-huit ans, David O'Brien, la faim au ventre, avait quitté son Irlande natale et sauté dans le premier bateau en partance pour le Nouveau Monde.

Le sort avait voulu que le trois-mâts aborde dans le petit port qui allait devenir Colón. Déjà, sous l'impulsion de William H. Aspinwall, fondateur de la Panamá Railroad Company, avaient commencé les travaux pour la voie ferrée qui relierait un jour Colón à Panamá.

Mais les conditions de travail étaient tellement effroyables que seule une soixantaine d'individus avait accepté d'entreprendre le chantier. C'était un nombre ridiculement faible, aussi David O'Brien n'avait eu aucune peine à se faire embaucher dans cette petite équipe. Il en était vite devenu le seul survivant.

Appâtée par les salaires mirobolants offerts par la Compagnie, une main-d'œuvre hétérogène n'avait pas tardé à affluer. Aussi, dès 1852, la Panamá Railroad Company employait plusieurs milliers d'individus de toutes nationalités.

Sur le chantier la mortalité approchait les vingt-cinq pour cent…

De cette période, O'Brien conservait, entre autres, le souvenir des scènes de désespoir, suivies de suicides collectifs qui avaient touché les hommes du chantier. Surtout les Chinois.

Très sensibles aux fièvres, les Asiatiques avaient néanmoins vaille que vaille résisté tant qu'ils avaient reçu leur opium quotidien. Leur contrat d'embauche stipulait en effet que la Compagnie s'engageait à les approvisionner en drogue. Mais, les stocks d'opium une fois épuisés, la Compagnie avait fait savoir qu'elle se refusait désormais à être complice de ce vice scandaleux…

Les résultats avaient été immédiats. C'étaient par centaines que les Chinois s'étaient jetés dans le Chagres ou dans l'océan ; d'autres s'étaient pendus, ouvert les veines, éventrés. Certains même avaient payé des exécuteurs qui leur tranchaient la gorge pour quelques piastres…

O'Brien, quant à lui, avait survécu à tout et travaillé sur la ligne jusqu'à la pose de la dernière traverse de cette voie ferrée baptisée la plus assassine et la plus coûteuse du monde. Un homme était mort tous les cinq mètres de rail et elle avait coûté sept millions de dollars, soit cinq cent mille francs par kilomètre ; c'est-à-dire cinq fois plus qu'un kilomètre posé à travers les États-Unis…

Le chantier terminé, David O'Brien avait résisté à la tentation qui poussait des dizaines de milliers de prospecteurs vers la Californie, à la recherche de fabuleux filons aurifères et s'était installé à Panamá.

Là, il avait placé toutes ses économies dans l'achat d'un bar où, chaque soir, se déroulaient d'infernales parties de poker et de roulette.

Ruiné deux ans plus tard à la suite de l'incendie de son établissement, il s'était présenté à la Railroad Company et avait repris un travail de contremaître chargé des travaux d'entretien.

Dès 1879, lors des études exploratoires, sa parfaite connaissance du pays et ses indéniables compétences lui avaient permis de se faire embaucher par la Compagnie universelle du canal interocéanique. Chargé de la surveillance de différents chantiers et de la répartition de la main-d'œuvre, il employait aussi, pour son propre compte, entre quatre cents et cinq cents ouvriers qu'il sous-louait aux entreprises qui en avaient besoin. De même se faisait-il quelque argent comme intermédiaire entre les grandes sociétés et les sous-traitants. Il connaissait beaucoup de monde et il était prudent de ne pas l'avoir comme ennemi.

Martial et Romain avaient très tôt sympathisé avec l'Irlandais. Quant à Antoine, il n'avait eu aucun mal à bien s'entendre avec lui.

Comme chaque après-midi à la même heure, un aguacero – lourde et chaude averse – semblait précipiter vers le sol détrempé toutes les eaux du ciel.

Habitués, blasés, pataugeant dans la fange, les sauveteurs ne cherchaient même pas à s'abriter ; d'ailleurs, beaucoup travaillaient presque nus.

Antoine et Romain aperçurent O'Brien qui, pelle en main, s'activait au milieu des hommes. Il agissait toujours ainsi lorsque les événements le nécessitaient et ce principe lui attirait l'estime de beaucoup d'ouvriers habitués à être commandés par des messieurs en habits de ville, s'abritant sous quelque vaste parapluie.

— Ah ! Vous êtes déjà là ? dit l'Irlandais en les voyant, ça a été plus vite que je le craignais…

— Tu trouves ? grogna Romain.

— Oui. J'avais peur que ces petits Français nous fassent le coup d'un ingénieur belge, il y a trois ans. Tu ne t'en souviens pas ? Il était coincé, lui aussi, sous un excavateur. Il a fallu le veiller vingt-quatre heures ! Heureusement il aimait beaucoup mon whisk'isthme, et crois-moi, la dernière cuite de sa vie a été la plus belle… Mais quand même, à la fin, j'avais envie de lui donner des coups de pelle sur la tête, pour en finir… Bon, c'est pas tout, vous voulez des gars pour dégager votre excavateur, je pense ?

— Oui, si possible, approuva Antoine, nos hommes sont déjà à l'œuvre, mais pas assez nombreux.

— Je sais, dit O'Brien, pourtant on ne doit pas être loin de trois mille dans cette maudite tranchée, depuis ce matin. Mais faudrait qu'on soit le double ! Bon, on finit de dégager ce coin et je vous envoie deux cents hommes, ça va ?

— Mets-en cinquante de mieux, dit Antoine, il y a beaucoup à faire sur notre portion.

— J'ai vu. D'accord, deux cent cinquante d'ici une demi-heure à charge de revanche…

— Naturellement, dit Romain. Et les petits jeunes, là-bas ?

— Je m'en occupe, assura O'Brien. Maintenant, ils ne risquent plus rien, on va pouvoir les arracher de là. Vous inquiétez pas, ce soir ils seront à l'abri avec les autres, tous les autres…

— Combien ? demanda Antoine.

— Sais pas encore. Peux pas dire. Mais peut-être pas loin de quarante…

— Foutu canal, il en aura tué du monde, lâcha Romain.

— Bah ! Il en tuera encore, et beaucoup ! Toi, moi peut-être, dit O'Brien. Moi, tu sais, j'en ai vu d'autres ! Et puis quoi, faut se dire que dans un siècle tout le monde aura oublié ces quarante morts d'aujourd'hui mais que le canal, lui, il sera toujours là, et bien là ! C'est ce qui compte, non ?

— Je ne sais pas, faut voir… Mais en attendant, je te rappelle que tu m'as promis deux cent cinquante hommes, et pas pour dans un siècle ! dit Antoine en tournant les talons.

— Qu'est-ce qu'il a ton copain ? demanda O'Brien à Romain.

— Il n'aime pas le gâchis…

— Bof ! Quand il aura quelques années de chantier, il s'habituera, comme toi, comme moi.

— Je ne crois pas, non, je ne crois pas, dit Romain, et il s'éloigna à son tour.

Il était plus de minuit quand Antoine, Romain et Joaquin rejoignirent Santa Dolores. Malgré l'immense fatigue qui les incitait à se jeter tout habillés dans leur hamac et à dormir, ils étaient tellement puants et recouverts de boue qu'ils durent se dévêtir entièrement et se laver avant d'entrer dans la case.

Après une accalmie de quelques heures, la pluie s'était remise à tomber, régulière, tiédasse.

Nus sous le dauphin depuis longtemps détourné du tuyau collecteur et qui dégorgeait bruyamment toute l'eau des gouttières, Antoine et Romain s'ébrouèrent longuement. Ils étaient encore occupés à gratter à la brosse les plaques de boue rouge incrustées sur leurs corps lorsque Joaquin lança :

— Y a quelqu'un qui est venu !

Soucieux de confectionner le dîner, il s'était rapidement nettoyé et, seulement ceint d'un pagne, se préparait à ouvrir la porte.

— Ils ont forcé la serrure ? s'inquiéta Antoine.

Le métis orienta sa lampe à pétrole vers un coin de la véranda.

— Non, non, le piège est toujours en place ! assura-t-il avec une once de déception dans la voix.

Excédé par l'outrecuidance de certains maraudeurs qui étaient plusieurs fois venus visiter le bungalow et avaient fait main basse sur quelques objets, vêtements et provisions, Joaquin avait décidé de prendre les choses en main.

Après en avoir scié les canons, il avait installé et dissimulé une vieille pétoire dans un coin de la véranda et relié ses détentes à la porte par un solide mais discret filin. Grâce à quoi, tout intrus forçant l'huis s'exposait à recevoir aussitôt une décharge dans les jambes.

Antoine avait dû intervenir pour qu'il charge son arme à petite dose de poudre, à petits plombs et l'oriente à ras de terre. S'il l'avait laissé faire, le métis aurait mis triple dose de poudre, bourré les canons de grosse grenaille et dirigé son piège vers la tête des pillards.

Une nouvelle fois, Joaquin s'était offusqué qu'on pût faire preuve d'une telle faiblesse, pour ne pas dire une telle bêtise, envers des voyous qui ne valaient même pas la corde pour les pendre. Mais il s'était exécuté.

— Non, le piège est toujours armé, redit-il.

— Alors comment sais-tu que quelqu'un est venu ? demanda Antoine en se savonnant la tête.

— Ben, y a une lettre sous la porte, l'est pas arrivée toute seule !

— Effectivement, dit Romain avec un certain étonnement. Bon sang, si ces feignants se mettent à livrer à domicile, va leur tomber un œil ! Ou alors, c'est la révolution ! plaisanta-t-il en se rhabillant.

En règle générale, le courrier arrivait au bureau de la Sofranco, installé à côté des ateliers de réparation, à quelque cinq cents mètres de là. Il était exceptionnel qu'un des Colombiens qui faisaient fonction de facteur prît la peine d'effectuer tout ce parcours supplémentaire.

— Il y a une ou deux lettres ? demanda Antoine.

— Une, fit Joaquin en la brandissant.

— Tu vois, si tu avais appris à lire comme on te l'a demandé, tu saurais pour qui elle est, dit Antoine.

— Trop difficile, grogna Joaquin en entrant dans la maison. Il en ressortit presque aussitôt avec une deuxième lampe qu'il suspendit à une poutre et donna la missive à Romain.

— Ne vous inquiétez pas, mon vieux, s'amusa celui-ci en reniflant l'enveloppe, elle est sûrement pour vous ; c'est votre épouse, elle embaume le parfum ! Ah ! tiens, non, c'est Clorinda ! murmura-t-il en reconnaissant l'écriture de l'adresse.

Il était très surpris car la dernière lettre de la jeune femme remontait à une quinzaine de jours. Or, contrairement à Pauline qui expédiait fréquemment des nouvelles à son époux, Clorinda écrivait peu, jamais plus d'une fois par mois, et encore…

— Et en plus, ça ne vient ni de Santiago, ni de Trujillo, du diable si j'y comprends quelque chose…, marmonna-t-il en observant la missive.

Il décacheta l'enveloppe, parcourut le message.

— Ça alors ! Mais elle est folle !

— Des ennuis ? s'inquiéta Antoine.

— Ben, à dire vrai…, fit distraitement Romain en fouillant ses poches à la recherche d'un cigare. Il en trouva un, l'alluma puis éclata de rire : Vous dites des ennuis ? Ça, il n'est pas impossible qu'il en tombe sur tout le canal avant peu ! Figurez-vous que Clorinda est à Colón depuis ce matin ! Oui, oui, elle m'explique qu'elle s'ennuyait ! Alors elle est tout bonnement montée me rejoindre. C'est le genre de coup de tête qui lui ressemble !

— Heureux veinard, dit Antoine en entrant dans la case.

— Ça, faut reconnaître que pour une surprise…

— Mais vous ne craignez pas que le climat… ? hasarda Antoine en se servant une portion de ragoût de pécari que Joaquin venait de faire réchauffer.

— Pour être franc, si. Et je redoute également l'état d'esprit qui règne ici…, avoua Romain. Vous vous rendez compte ? À part les quelques malheureuses créatures du genre filles à soldat des bouges de Colón et de Panamá, il n'y a pas de femmes dans le secteur ! Je me demande même comment Clorinda a eu le culot de traverser l'isthme sans accompagnateur. Quoique, la connaissant, les chevaliers servants n'ont pas dû lui manquer… La preuve, elle a déjà trouvé à se loger ! Enfin, c'est comme ça, elle n'en fera jamais qu'à sa tête !

— Elle est descendue dans quel hôtel ?

— L'hôtel ? Vous plaisantez mon vieux ! Aucun n'est assez bon pour elle !

— Ça…, approuva Antoine.

Il les avait lui-même essayés au début de son séjour et aurait été incapable de dire quel était le plus sale, le plus chargé en punaises, fourmis, araignées, moustiques, rats et autres parasites ! Et pourtant, comparés au Central Hotel de Panamá, ceux de Colón, qu'ils soient du Commerce, des Cent Villes d'Italie ou du Héros de Caprera, passaient presque pour des palaces ! Ils n'en restaient pas moins des taudis pour une personne comme Clorinda Santos habituée aux fastes des établissements de luxe comme San Cristobal de Santiago ou, jadis le San Martin, de Lima.

— Non, non, reprit Romain, elle n'est pas à l'hôtel. Elle m'explique qu'elle a loué la villa d'un administrateur de la Compagnie, en congé en France.

Antoine opina. C'était une pratique courante que de louer ainsi, parfois pour quelques mois, les logements très confortables et vastes que la Compagnie avait fait construire pour ses ingénieurs, géomètres et autre personnel hautement qualifié.

L'ennui était que ces villas s'élevaient loin du chantier proprement dit puisqu'elles étaient toutes regroupées soit à Panamá, soit à côté de Colón, à Christophe-Colomb exactement.

De plus, le prix moyen de location de ces petits palaces oscillait allègrement entre quatre cents et cinq cents piastres par mois, soit mille six cents à deux mille francs. À cela, il importait d'ajouter les gages d'une demi-douzaine de domestiques stylés qui, forts de leur spécialisation, ne réclamaient pas moins de soixante piastres chacun. Quant à un bon cuisinier, indispensable pour soigner dignement les invités, il exigeait un minimum de cent cinquante piastres.

Le total n'était pas négligeable pour une entreprise soucieuse du bon équilibre de son budget comme l'était la Sofranco. Aussi, Martial et Romain, dès leur arrivée sur le chantier, avaient choisi un logement plus modeste et surtout plus pratique car beaucoup plus proche de leur lieu de travail.

— Oui, oui, il y a là-bas de bien belles maisons… À condition d'y mettre le prix ! sourit Antoine.

— N'en dites pas plus ! coupa Romain en riant à son tour, je sais ce qu'elles coûtent ! Mais quoi, je ne vais quand même pas chicaner et plaindre les quelques sous que je vais dépenser pour une femme qui vient de faire plus de cinq mille kilomètres pour me revoir ! Une femme pareille mérite des bains de champagne et des lits de roses, non ?

— Vous avez raison, approuva Antoine. Il mâchouilla un morceau de viande, hocha la tête : Oui, vous avez bougrement raison et j'aimerais pouvoir en faire autant, dit-il en pensant à Pauline avec un peu de nostalgie dans la voix.