15
Malgré les facéties de Silvère, qui n'hésitait pas à braver les foudres maternelles pour amuser Armandine, le repas fut morose.
Averties du décès de de Lesseps par la cuisinière, qui tenait la nouvelle du boucher, Rosemonde et Pauline mesurèrent aussitôt la portée d'un tel événement. L'une et l'autre étaient assez au courant des affaires de la Sofranco pour comprendre à quel point l'avenir était désormais menacé. Et leur inquiétude s'accrut lorsque Antoine, à son retour, leur répéta ce que lui avait dit le gérant, à savoir que les actions avaient déjà chuté de vingt-cinq pour cent !
— Vingt-cinq pour cent ! Mais c'est énorme ! murmura Rosemonde.
— Je m'en voudrais d'être indiscrète, mais Martial en possède beaucoup ? demanda Pauline.
— J'en ignore le nombre, avoua Rosemonde, mais je me souviens qu'il avait souscrit pour près de quarante mille francs lors de l'émission d'août 86… Et dans les trente mille francs à toutes les précédentes… Je ne sais ce qu'il a fait ces deux dernières années, mais je crains qu'il n'ait investi au total pas loin de deux cent mille francs, ou plus…
— Oui, ça correspond à ce qu'il m'a dit un jour, confirma Antoine.
— Et vous ? demanda Rosemonde.
— Beaucoup moins, reconnut Antoine.
Il était un peu confus d'avoir à avouer que non content de ne pas comprendre grand-chose à toutes ces actions, obligations et autres souscriptions, il ne leur accordait qu'une confiance très limitée.
Pour lui, paysan, seul l'or ou la terre représentaient une valeur sûre, quasi invulnérable, éternelle presque. Et s'il n'avait pas encore sauté le pas en achetant, comme il l'aurait pu, quelques milliers d'hectares de grasse terre chilienne, sa cagnotte en or (en condors chiliens, dollars américains, pesos mexicains et napoléons) était bien à l'abri dans l'un des gros coffres d'Herbert Halton.
— Pour combien en avons-nous ? Tu dois bien le savoir ! insista Pauline.
— Des panamas ? Dans les vingt-cinq mille francs, guère plus. Faut comprendre, ajouta-t-il avec un petit sourire d'excuse, je me méfie de ces histoires banquières. Et puis, je n'ai pas oublié qu'Edmond a frôlé la ruine il y a un peu plus de dix ans, quand la société commerciale de M. Delmas a fait faillite, vous vous en souvenez ?
— Oui, très bien, et ce jour-là, Martial lui a enlevé une belle épine du pied ! rappela Rosemonde.
— C'est ça. Mais, moi, cette histoire ne m'a pas poussé à faire confiance aux placements miracles, c'est pour ça que nous avons peu d'actions de Panamá.
— Mais peut-être qu'on s'affole pour rien, dit Pauline pour tenter de rassurer son amie. Et puis ne me dis pas que Martial a tout placé dans la Compagnie ?
— Non, bien sûr ! Lors de son avant-dernier séjour, il m'a garanti qu'il avait investi dans du solide. J'ignore dans quoi, mais il m'a assuré que c'était ce qu'on faisait de plus sérieux, heureusement… Mais enfin, quand même, deux cent mille francs, c'est une somme !
— Elle n'est pas encore perdue, dit Antoine.
— Non, mais vingt-cinq pour cent de deux cent mille francs, ça fait cinquante mille ! répondit-elle du tac au tac.
— Bien sûr, reconnut-il. Moi, je ne peux que vous redire ce que j'ai expliqué à ce brave Granet. La Compagnie va sûrement intervenir. J'ignore dans quel sens, mais à quoi bon se mettre martel en tête avant de le savoir ! Ce qu'il nous faut maintenant ce sont des informations et, croyez-moi, j'irai en chercher dès le repas fini.
Comme le matin même, ce fut encore l'attitude des hommes qu'il croisa en se rendant rue du Couvent qui intrigua Antoine.
Mais, cette fois, au lieu de voir des passants à la mine défaite ou coléreuse, il observa que presque tous semblaient soulagés, détendus. Et ce fut en entendant, à côté de lui, deux gandins qui parlaient de Panamá en riant qu'il n'y tint plus et osa même les aborder.
— Veuillez m'excuser, leur dit-il, mais il semblerait que vous possédiez sur Panamá des informations que je n'ai pas. Or comme je suis concerné, si vous pouviez me dire…
— Vous êtes actionnaire vous aussi, je parie ? demanda l'un des hommes.
Comme son voisin, il devait avoir une trentaine d'années et semblait d'excellente humeur.
— Oui, un peu actionnaire, reconnut Antoine.
— Eh bien, laissez-moi vous dire, monsieur, et même vous l'apprendre si vous l'ignorez, que nous vivons dans un pays de voyous ! C'est une honte, monsieur, une honte !
— Parfaitement, coupa le deuxième homme, nous sommes gouvernés par des escrocs et des crapules, et le général Boulanger a raison de dire bien fort qu'il faut pendre la moitié des députés ! Il est manifeste que ces gens-là travaillent pour l'Allemagne !
— Possible…, temporisa Antoine qui regrettait déjà d'avoir ouvert le dialogue, mais ça ne me dit pas…
— Tout est lié, monsieur, reprit le partisan du général. Vous avez appris ce matin que ce pauvre M. de Lesseps était mort, n'est-ce pas ? Et toute la France, et sans doute le monde entier l'ont appris comme vous ! Eh bien, c'était une gigantesque et superbe blague ! Oui, monsieur, comme la dépêche d'Ems ! Ah, elle est belle la République ! Quel exemple pour l'étranger ! Et comme les Allemands doivent rire !
— Je ne comprends pas. Vous dites que…
— Que c'était un bobard, comme disent les jeunes, renchérit le premier homme. Un scandaleux bobard dont le seul but était de casser la souscription ! Et voilà ce que tolèrent ou fomentent les voyous qui nous gouvernent ! La braderie de l'Alsace et de la Lorraine ne leur a pas suffi ! Ils veulent maintenant déconsidérer le pays aux yeux du monde !
— Ah, les salauds ! souffla Antoine.
— Comme vous dites, reprit l'homme. Mais il va falloir que ça change, et ça changera ! Enfin, tout à votre service, monsieur. Un bobard ! redit-il en s'éloignant avec son compagnon. Et faites comme nous si vous ne voulez rien perdre, lança-t-il en riant, restez célibataire, ça vous évitera de faire des placements de père de famille et de vous ruiner en actions !
— Ah, les salauds ! redit Antoine en reprenant son chemin, il ont osé monter un coup aussi pendable, ça alors !
Il avait du mal à admettre que des hommes aient pu à ce point tomber dans l'ignominie, uniquement pour abattre une entreprise et un homme qu'ils combattaient.
« Faut-il qu'ils le détestent, ce pauvre M. de Lesseps, vrai, quelle honte ! »
— Vous avez vu ces canailles ? lança Antoine dès qu'il revit Octave Granet.
Ce dernier semblait moins abattu que le matin, mais il était loin d'être réjoui.
— Des canailles, oui, vous pouvez le dire. Et ils ont réussi leur mauvais coup ! Oui, oui ! je le sais, je viens de la banque. Certes, M. de Lesseps est bien vivant, le pauvre homme, mais c'est le fiasco total pour sa souscription…
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Parce que personne n'achète, expliqua le gérant, et pourtant tout le monde veut vendre ! Un fiasco je vous dis…
— C'était sans doute le but recherché, casser la souscription. Mais si en plus les actionnaires se mettent à vendre, c'est la faillite garantie !
— Et que voulez-vous que nous fassions ? Qu'on attende passivement d'être ruinés ? demanda Octave Granet.
— Vous aussi, vous allez vendre ?
— Je… Je ne sais pas…, avoua le gérant d'un ton pitoyable. Mais vous, que feriez-vous ? Vous devez le savoir ! Vous êtes un spécialiste, vous connaissez le canal, vous devez savoir ! Vous croyez que je dois vendre ? Non ? Il faut que je garde mes actions, alors ?
— Je ne peux vous dire qu'une chose, soupira Antoine, j'ignore totalement ce qu'il faut faire… Mais c'est à croire que ceux qui ont lancé cette vilaine affaire connaissent bien Panamá, eux aussi ! Oui, cette histoire ressemble au chantier, elle est pourrie. On est en plein marécage, en pleine boue et au milieu des caïmans et des sangsues ! Alors, pour savoir ce qu'il faut faire…
Il comprit qu'il venait de décevoir son interlocuteur, mais n'en eut cure et ajouta même :
— Je ne peux pas vous donner de réponse. Je ne me pardonnerais pas de vous diriger dans une mauvaise direction. Et croyez-moi, même si j'avais mes actions sous la main, j'ignore ce que j'en ferais…
— Vous parlez comme mon banquier, lui aussi refuse de s'engager, soupira Octave Granet en haussant les épaules.
— Moi, je ne refuse pas, je ne sais pas, c'est tout.
À cause de la distance, du décalage horaire et des problèmes de transmission, Martial apprit presque en même temps la mort de Ferdinand de Lesseps puis sa subite résurrection. Et s'il ne crut à la première nouvelle que pendant moins d'une heure, elle le choqua, l'assomma.
Pour lui aussi la mort de Ferdinand de Lesseps sonnait le glas du chantier. Déjà, depuis plusieurs semaines, il avait du mal, chaque samedi, à recevoir des entreprises pour qui il travaillait la totalité des sommes qui lui était dues.
— Ça devient dur, la Compagnie demande des délais de plus en plus longs, expliquaient les comptables.
Alors, de Lesseps mort, c'était à tout coup la cessation de paiement, donc l'arrêt des travaux.
Puis était arrivé le démenti, mais il n'avait pas suffi à lui redonner espoir. Lucide, il estimait que si des hommes avaient eu la bassesse d'annoncer la mort de de Lesseps pour lui nuire, rien ne les arrêterait désormais pour l'abattre définitivement.
Découragé par de telles nouvelles, il l'était aussi par tous les autres coups que le sort s'acharnait à porter au chantier et à la Sofranco depuis quelques temps.
D'abord, une semaine plus tôt, Lino Pelligrino avait failli se faire arracher la main droite dans un engrenage d'excavateur. L'amputation avait pu être évitée, mais la main n'était pas belle, la plaie pas franche. Et le pauvre Lino qui souffrait beaucoup avait le plus grand mal à tenir son rôle, malgré son courage et sa bonne volonté. Martial abattait donc tout le travail d'un homme en très bonne santé, ce qui était loin d'être le cas.
Ensuite, une fois de plus, ravinées et minées par les incessantes pluies, plusieurs portions des talus de la Culebra avaient glissé, emportant tout sur leur passage, renversant les installations, les rails et les engins. Les coulées d'argile avaient ainsi presque réduit à néant au moins un mois de travail.
Enfin, et cela inquiétait beaucoup Martial et l'attristait, O'Brien était malade. Taraudé par une incoercible et tenace dysenterie, il ne tenait plus debout. Et même son épouvantable tord-boyaux se révélait tout à fait impuissant à le remettre sur pied. Il feignait d'avoir bon moral, mais Martial devinait qu'il crânait et que la dysenterie n'était pas la seule à lui nouer les tripes, la peur aussi s'en mêlait…
Ce fut donc au milieu de tous ces soucis qu'il prit connaissance, début juillet, des résultats de la souscription de juin. Ils étaient plus catastrophiques que les pires estimations !
Choqués par la fausse nouvelle de la mort de Ferdinand de Lesseps, influencés par les on-dit assurant que la Compagnie était financièrement à bout de souffle, impressionnés par la chute des actions de Panamá, les acheteurs avaient boudé. Et sur les deux millions de titres qui auraient dû être écoulés pour couvrir l'emprunt, huit cent mille seulement avaient trouvé preneurs.
Quant aux titres cotés trois cent soixante-dix francs le 23 juin, ils étaient tombés à deux cent quatre-vingt-six francs le 28 du même mois. Tout laissait à penser qu'ils n'en resteraient pas là…
Antoine savait qu'il lui serait impossible de revenir en France l'année suivante. Aussi, au risque d'effectuer une visite qui pouvait paraître prématurée, décida-t-il d'aller voir l'École d'agriculture de Montpellier où il comptait inscrire Marcelin à la rentrée 89.
Il tenait à savoir dans quel cadre son fils allait apprendre son futur métier et voulait aussi fournir à M. de Morales tous les détails qu'il aimerait sûrement connaître.
Pauline ne fut pas du voyage. Elle prétexta une légère indisposition de Silvère – il s'était gavé de cerises, prunes et pêches tiédasses – et resta à Bordeaux.
Elle estimait que la présentation de son fils au directeur de l'école était une affaire d'hommes et que sa présence risquait de gêner aussi bien Antoine que Marcelin. De plus, elle redoutait de découvrir un cadre, des bâtiments et un règlement austères, rudes, et préférait donc ignorer l'environnement dans lequel Marcelin allait vivre. Elle le pressentait sinistre malgré les assurances de Rosemonde qui lui garantissait que Montpellier était très agréable.
— Non, non, décida-t-elle, ça ne m'intéresse pas. Quand je penserai à lui, il sera ici, chez toi, comme pendant les vacances. Son école d'ici ou celle de Montpellier, ses études, tiens, c'est comme s'il faisait son armée. Je n'ai pas envie de visiter ces casernes ! D'ailleurs, il écrira pour m'en parler, ça suffira.
Gardant donc Pierrette et Silvère, elle laissa partir ses deux hommes seuls pour effectuer ce court voyage.
— D'ailleurs, je serai seul dans deux mois, le jour de la rentrée à Bordeaux, alors autant m'habituer tout de suite, dit Marcelin dès qu'ils furent installés dans le train qui descendait vers Toulouse.
— Tu as raison. Mais tu sais, ta mère a beau crâner, elle a le cœur gros, dit Antoine.
— Je sais.
— Pourtant, ce n'est pas le bagne qui t'attend !
— Bien sûr que non.
— Et puis ça passera vite, insista Antoine comme pour se convaincre lui-même. Je ne parle pas de l'année qui vient où tu vas être gâté par ta marraine ! Après, tu seras à Bordeaux à toutes les vacances et je suis certain que tu y verras Martial. Il faudra bien qu'il revienne un jour ou l'autre, sa santé l'y contraindra. Tu ne resteras jamais seul très longtemps.
— Ce n'est pas ça qui m'inquiète, avoua Marcelin.
— Ah bon ? Quelque chose t'inquiète ?
— Oui, un peu. À l'école, surtout cette année à Bordeaux, j'ai peur qu'on me prenne pour un étranger. Tu te souviens de ce qu'a dit le vieil homme qu'on a rencontré avant d'arriver aux Fonts-Miallet ? Il a dit que ça se voyait qu'on n'était pas d'ici…
— Allons, allons, le rassura Antoine, ne prête pas trop attention à ce qu'a dit le père Delmas. Après tout, moi aussi, il m'a traité d'Américain !
— Oui, mais toi tu as pu lui répondre que tu étais né aux Fonts-Miallet, en France…
— Et alors, c'est pas une tare d'être né à Santiago ! Et puis, ajouta Antoine, si on te pose trop de questions, tu pourras toujours répondre : « Mon père est corrézien, ma mère parisienne et nous avons toujours de la terre en Corrèze ! » Mais, bien sûr, tu n'es pas obligé d'expliquer qu'il n'en reste qu'une cartonnée ! Ou alors, dis-le en espagnol !
Les inquiétudes qui assaillaient Marcelin fondirent très vite et cédèrent la place à une assurance qui réjouit Antoine.
Une heure d'entrevue avec son futur directeur et la visite des terres et des bâtiments de l'école suffirent à son fils pour découvrir que sa position d'« étranger », loin de le défavoriser, lui donnait des atouts dont il entendait bien faire le meilleur usage.
D'abord, il venait d'un pays si éloigné qu'il était encore légendaire, mythique, passionnant. Ensuite, il avait traversé les océans et même franchi le détroit de Magellan, lui aussi chargé d'histoire, de mystère. Enfin, il avait de l'agriculture une notion qui bouleversait totalement les données auxquelles le directeur était habitué.
Certes, cet homme d'un niveau supérieur et d'une compétence indéniable connaissait l'existence des haciendas et leur taille. Mais il n'avait jamais quitté la France et avait du mal à imaginer une exploitation de presque trente mille hectares.
Antoine, qui avait tout de suite ressenti la sorte de déférence avec laquelle on les avait reçus – ils venaient d'Amérique ! –, se garda bien de trop intervenir dans la conversation. Mais il ne put dissimuler un sourire lorsque le directeur voulut se faire préciser un chiffre qu'il jugeait excessif.
— Non, excusez-moi, dit le directeur, lorsque je vous demande la surface de l'hacienda dont votre père a la charge, je parle en hectares. J'ignore quelle est la mesure en vigueur au Chili, mais ici c'est l'hectare.
— Au Chili, on mesure en cuadra, ça représente un hectare soixante-quinze ares, expliqua Marcelin. Mais, moi aussi, je parle en hectares de dix mille mètres carrés, ajouta-t-il en riant. Nous en avons dans les quinze mille en exploitation, dont environ deux mille cinq cents en vigne. C'est bien ça ? demanda-t-il en regardant son père.
— Exactement, approuva Antoine, mais j'avais signalé tout ça dans une de mes lettres…
— C'est exact, la voici, dit le directeur, mais j'avoue que… Enfin, bref, ici nous ne sommes pas accoutumés à de telles surfaces, alors je me demandais…
Il les regarda l'un et l'autre, puis revint sur Marcelin :
— Vous avez beaucoup de chance, jeune homme, beaucoup. J'espère que vous en êtes conscient ? Quiconque aime la terre, et vous l'aimez, autrement vous ne seriez pas ici, oui, quiconque aime la terre rêve d'en exploiter une telle surface, surtout si elle est bonne !
— Elle est très bonne, dit Marcelin.
— Eh bien, vous allez faire des envieux ! Ici, vos camarades les plus riches en terres en possèdent, au plus, quelques centaines d'hectares, mais bien plus souvent quelques dizaines… Un seul se flatte d'avoir deux mille trois cents hectares, mais c'est en Algérie. Alors vous… Enfin, soyez sûr que nous, vos professeurs, ferons tout pour que cette hacienda devienne encore plus belle qu'elle ne l'est, si toutefois c'est possible.
— Oui, c'est possible, intervint Antoine, il y a encore beaucoup à faire à Tierra Caliente et c'est pour cela que mon fils est là. Ou plutôt viendra là, enfin j'espère…
— Ne vous inquiétez pas, le rassura le directeur, au vu de ses notes, je ne doute pas une seconde qu'il fasse une excellente année scolaire à Bordeaux. Il sera donc le bienvenu parmi nous l'année prochaine.
— Tu avais tort d'avoir peur, dit Antoine lorsqu'ils quittèrent l'école.
— Oui, reconnut Marcelin, mais je ne pouvais pas deviner que la terre était… comment dire ? Il s'arrêta, réfléchit un instant : était un tel passeport, dit-il enfin.
— Eh oui, c'est comme ça. Tu vois, j'ai fini par comprendre comment j'ai pu un jour accepter le travail que me proposait M. de Morales. Et surtout comment je n'ai pas trop mal réussi, enfin, je crois.
— Je sais, c'est à cause du père Damien dont je ne peux pas me souvenir parce que j'étais trop petit la dernière fois qu'il est passé à la maison ! récita Marcelin d'une traite et en riant.
— Vas-y ! dis tout de suite que je radote ! protesta Antoine en lui envoyant une amicale bourrade sur l'épaule. Blague à part, c'est bien grâce au padre. Il avait tout compris. Tout de suite. Lui aussi aimait la terre, il en était fou. C'était son vice, le seul sans doute. Il a tout de suite deviné qu'on avait la même passion. Il a tout de suite su que je m'entendrais bien avec les péons, parce que la terre, qu'elle soit chilienne ou corrézienne, c'est partout la même. Et ceux qui la travaillent finissent toujours par employer le même langage. Toi, dans ton école, tu vas beaucoup apprendre. Mais, aujourd'hui, tu as peut-être appris le plus important : qu'ils aient vingt-huit mille hectares ou une cartonnée, tous les paysans du monde se ressemblent. Mets-les ensemble et trois minutes après ils parlent de la terre. Cela dit, tant qu'à faire, il est toujours préférable d'avoir vingt-huit mille hectares plutôt qu'une cartonnée !
Ce ne fut pas du tout pour effectuer une sorte de pèlerinage, mais pour rendre service à Rosemonde, qu'Antoine fit un crochet par Lodève.
Martial avait en effet conservé sa petite maison, située à la sortie de la ville, sur la route de Montpellier. Louée depuis son premier départ au Chili, la bâtisse n'en exigeait pas moins un entretien et des travaux que Rosemonde, à la demande de son époux, faisait faire sans rechigner.
Ainsi, récemment, avait-elle dû faire recouvrir une partie du toit arraché par un orage. Comme toujours, elle avait confié la surveillance des travaux à un notaire du pays, mais estimait qu'il était de bonne politique – vu les prix demandés – de superviser l'exécution.
Il ne serait pas venu à l'idée d'Antoine de refuser un service aussi minime.
— Et si j'évoque mes souvenirs, tu n'es pas obligé de dire que je suis gâteux ! lança-t-il à Marcelin lorsqu'ils arrivèrent en ville.
Ici, comme à Brive, rien ou presque n'avait changé. Seules quelques grosses demeures bourgeoises, aux façades cossues et prétentieuses et aux vastes jardins, étaient implantées à la sortie de la ville. Mais le centre n'avait pas bougé, les étals des boutiques proposaient les mêmes produits et Antoine pensa même reconnaître plusieurs commerçants.
Quant à la Lergues, elle chantait toujours en rabotant les quais et, non loin d'elle, la maison de Martial – en très bon état – était toujours nichée dans un jardinet rempli de légumes.
C'est en franchissant le pont qu'Antoine s'arrêta.
— Tu vas encore dire que je radote, dit-il à son fils, mais tu vois, c'est là, exactement à cet endroit qu'on s'est retrouvés, ta mère et moi…
— Eh oui, je sais, un dimanche matin, plaisanta Marcelin, maman nous l'a racontée cent fois cette rencontre ! Il comprit que son père était plus attendri qu'il ne le laissait paraître et ajouta : Mais tu peux recommencer, c'est une belle histoire !
— Petit voyou ! Et ensuite, avec ta sœur, vous vous moquerez de nous, hein ? dit Antoine en riant. Et là-bas, expliqua-t-il un peu plus tard, c'est chez M. Jules. Parole, s'il est là, nous allons le saluer. C'est un très brave homme. Il sera heureux de nous revoir et d'avoir des nouvelles de Martial. Et, crois-moi, son muscat est fameux !
Le chai était toujours aussi chargé de barriques et, dans la cour pavée, deux jeunes gens passaient vigoureusement une chaîne à gratter dans un demi-muid.
Ils tombèrent des nues lorsque Antoine leur demanda où était M. Jules.
— Quel M. Jules ? demanda l'un des employés.
— Le propriétaire…
— Faites erreur, le propriétaire ici, c'est M. Lamotte, Jean.
— Ah ? fit Antoine, dépité.
— Mais vous parlez peut-être de l'ancien propriétaire ? Je savais pas qu'il s'appelait Jules. Mais lui, il est mort, ça fait peut-être bien vingt ans, ou plus…
— Pas tant ! Quinze peut-être, mais pas vingt… Pauvre M. Jules, murmura Antoine en s'éloignant.
— Tu vois, dit-il un peu plus tard à son fils, quand on revient, même après longtemps, dans un endroit qu'on a bien connu, on croit que rien n'a changé, que tout est pareil et qu'on retrouve la vie telle qu'on l'a laissée. Mais ce n'est pas vrai, plus rien n'est comme avant. Ce qu'on croit voir, c'est un mirage.
Depuis qu'il travaillait au chantier, jamais Martial n'avait autant souffert de l'humidité et de la pourriture qu'elle engendrait. Il est vrai que jamais non plus une saison des pluies n'avait à ce point mérité son nom. Elle était pire que toutes celles qu'il avait déjà endurées.
« Ou alors, c'est que je ne supporte vraiment plus ce foutu climat et qu'il est temps que je mette les pouces ! » pensait-il.
Suintant d'un ciel toujours bas, cotonneux et sale, les averses se succédaient en un rythme immuable. Tout ruisselait, gargouillait. Et de la jungle sursaturée d'eau s'élevaient des nappes opaques et gluantes de brouillard dont les mèches grises et rampantes s'étalaient et voilaient le lit du Chagres et du canal.
Entretenue par une touffeur lourde et moite, la moisissure gagnait tout, s'insinuait, posait partout sa lèpre verte. Tout pourrissait dans les bungalows.
Les aliments se gâtaient en quelques heures, devenaient immangeables et pestilentiels. Les vêtements eux-mêmes, imbibés par la fétide humidité, se couvraient de taches grises, floconneuses, envahissantes et puantes.
Même la peau prenait des teintes malsaines, cadavériques. La moindre plaie, la plus petite égratignure devenaient chancres en quelques jours et se gorgeaient d'une suintante purulence.
Au dire de tous les médecins, les miasmes brumeux et microbiens qui planaient sur l'isthme étaient plus que jamais chargés de fièvres, d'épidémies, de mort.
Pour les éloigner, il était recommandé, malgré la chaleur ambiante, d'entretenir des feux dans les cases et les bungalows. Mais le bois était tellement spongieux, tellement gorgé d'eau, qu'il ne se consumait qu'à grand-peine, en bavant avec bruit un jus nauséabond.
Fait étrange, ce n'était pas la fièvre qui épuisait Martial depuis plusieurs semaines. La malaria le laissait dans une paix sans doute éphémère, mais réelle.
En revanche, il souffrait beaucoup des plaies que la transpiration et le frottement de la chair contre le cuir des bottes avaient ouvertes sur ses orteils et ses talons. Et à la douleur qui sourdait sans cesse, s'ajoutaient les reproches qu'il se faisait d'avoir non seulement favorisé la naissance des premières blessures, mais encore de les avoir laissées s'envenimer.
Il s'en voulait d'avoir eu la sottise de continuer à enfiler ses bottes alors que le bon sens le plus élémentaire ordonnait de chausser les sabots de bois dont usaient les ouvriers du chantier. Car si l'eau rentrait dans les socques, elle en ressortait aussitôt et surtout la sueur n'y macérait pas, ne s'y transformait pas en un venin corrosif, générateur de gerçures, puis d'œdèmes et de plaies.
Négligeant les premières ampoules qui boursouflaient ses talons – ce qui était déjà impardonnable sous un tel climat –, il avait continué à mettre ses bottes. Ce n'était pas par coquetterie, tant s'en fallait ! Mais il redoutait tellement les piqûres de scolopendres, de serpents, d'araignées – partout et toujours à l'affût et qui frappaient aux jambes – qu'il préférait souffrir un peu dans ses bottes et éviter ainsi les morsures.
Raisonnement qu'il jugeait maintenant stupide car il pâtissait à un tel point des plaies ouvertes de ses talons et des crevasses qui se creusaient entre ses orteils, qu'il en était réduit à ne plus pouvoir supporter que de mauvaises savates de toile, toujours gorgées d'eau.
Malgré cela, parce que la blessure de Lino Pelligrino le rendait de plus en plus incapable d'accomplir sa part de travail, Martial, boitant bas et se maudissant, se rendait chaque jour sur le chantier. Il avait aussi à cœur d'aller visiter O'Brien toujours tenaillé par la dysenterie et qui s'affaiblissait à vue d'œil.
Martial se redressa dans son hamac. Il regarda dans la direction de la fenêtre, vit que la nuit était encore complète et ne comprit pas ce qui venait de le réveiller en sursaut.
Et brutalement ce fut l'odeur qui l'alerta. Infecte, écœurante, elle empuantissait tellement la chambre qu'il crut qu'un animal quelconque était venu crever sous le plancher du bungalow ou même dans un coin de la pièce.
Puis il entendit gémir à l'endroit où était suspendu le hamac de Lino, comprit et sauta à terre. Il grogna lorsque les plaies qui creusaient ses pieds réagirent au contact du sol. Claudiquant jusqu'à la table, il alluma la lampe à pétrole, se pencha vers Lino, grimaça.
Cerné par un vol de moustiques repus, défiguré par la douleur et la fièvre, l'Italien le regardait fixement, tandis qu'entre ses lèvres entrouvertes et gercées fusait une petite complainte, presque un vagissement d'enfant malade.
Mais ce ne fut pas cela qui inquiéta Martial. Ce fut la main blessée dont le pansement défait et souillé était tombé. Une main énorme, boudinée, à la teinte lie-de-vin, marbrée de noir.
Déjà, tout l'avant-bras était gonflé, congestionné, infecté jusqu'au coude… Et l'odeur était si forte, si répugnante qu'il dut se détourner et serrer les dents pour ne pas vomir.
« Bon dieu de bon dieu, cette fois, c'est vraiment la gangrène ! pensa-t-il en allumant un cigare. Ah, la saloperie ! »
Il s'en voulait d'avoir été incapable de convaincre Lino de rester à l'hôpital de Colón. Une fois soigné, après son accident, le jeune Italien n'avait pas voulu passer une seule journée à l'hôpital. Persuadé que les médecins étaient tous des bouchers qui s'étaient entendus entre eux pour lui couper la main – ils lui avaient fait comprendre sans détour qu'il faudrait sûrement en arriver là si le membre s'infectait –, il s'était presque enfui de la salle d'opération.
Depuis, parce qu'il n'avait pas la moindre confiance dans le corps médical, il avait apporté à sa blessure des soins qui le faisaient hurler de douleur mais qui, d'après lui, étaient souverains. Il trempait trois fois par jour ses doigts écrasés dans un bol d'alcool chaud, puis les enduisait ensuite d'un onguent jaunâtre et gras que lui avait vendu un vieux guérisseur jamaïcain.
— Vous verrez, ça sera vite guéri ! disait-il à Martial. Quand je pense qu'ils m'auraient sûrement coupé la main, ces charognards de médecins ! Et comment j'aurais caressé les filles ensuite, hein ?
Et maintenant la gangrène était là, indiscutablement là. Elle seule pouvait donner à la peau cette couleur violet sombre. Elle seule surtout expliquait l'abominable odeur de charogne qui flottait autour du blessé.
— Tu m'entends ? demanda Martial en le secouant légèrement.
— Oui.
— Tu crois que tu pourras marcher ? Tchang et moi, on t'aidera, mais est-ce que tu pourras marcher ?
— Pour quoi faire ?
— Il faut qu'on t'emmène à l'hôpital. Il faut tout de suite soigner ta main.
— Non, non ! Pas l'hôpital ! Ils veulent me couper le bras ces gallinazos de malheur !
— Mais non ! Allez, lève-toi si tu peux et partons vite, ça urge ! insista Martial.
— J'irai pas à l'hôpital, décida Lino, j'irai pas ! C'est moi qui pue comme ça ? demanda-t-il soudain en fronçant les narines. C'est moi, hein ? redit-il en voyant le léger haussement d'épaules de Martial.
— Tu pourras marcher ? redemanda celui-ci.
— Oui, mais donnez-moi d'abord un coup de gnôle. Ensuite, on ira chez Toussaint, le guérisseur. C'est pas loin, ajouta-t-il en descendant de son hamac.
Il était tellement brûlant de fièvre et affaibli qu'il tituba. Il se serait écroulé sans l'aide de Martial.
— Je vais appeler Tchang et on ira à l'hôpital, décida Martial, en attendant, rallonge-toi, si tu veux. On va faire une civière et on partira. Tiens, bois un coup, ajouta-t-il en lui tendant la bouteille de rhum.
— Ça ira, assura Lino en s'appuyant sur la table.
Il but quelques gorgées, toussa, puis observa sa main difforme, monstrueuse.
— Si on va à l'hôpital, ils me couperont le bras, dit-il.
— Pas sûr…
— Si ! Et alors je serai plus bon à rien ! À rien du tout ! Qu'est-ce que je vais faire sans mon bras droit, hein ? Je veux pas qu'ils me le coupent !
— Tu n'en es pas encore là, assura Martial. Bon, j'appelle Tchang, dit-il en marchant vers la porte.
— Je ne veux pas qu'on me coupe le bras ! entendit-il encore en sortant.
Il était en train d'expliquer à Tchang qu'il fallait préparer une civière et réveiller au plus vite quatre hommes solides pour transporter Lino jusqu'à Colón lorsque la déflagration claqua.
Quand Tchang et lui entrèrent en trombe dans la chambre, la fumée de la poudre auréolait de volutes bleues la grosse lampe à pétrole posée sur la table.
À terre, crâne fracassé, Lino Pelligrino serrait encore contre lui, grâce à son bras valide, le gros fusil dont Tchang se servait pour aller à la chasse et améliorer l'ordinaire.
— Quel âge avait-il ? demanda O'Brien.
— D'après ses papiers, vingt-quatre ans. C'est trop bête, trop bête ! répéta Martial. Tu vois, j'aurais dû…
— Allons donc ! coupa l'Irlandais, fous-moi la paix avec tes j'aurais dû ! Tu aurais dû quoi ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Rien ! Tiens, au lieu de dire des bêtises, prends donc plutôt un bon coup de whisk'isthme et oublie toute cette histoire !
Dès les brèves formalités réglées et une fois la fosse du cimetière de Santa Dolores refermée sur le corps de l'Italien, Martial avait boitillé jusqu'à la case d'O'Brien.
Déjà très touché et abattu par la mort de Lino, il était maintenant prêt à découvrir le pire et s'attendait presque à apprendre le décès de l'Irlandais. Il l'avait trouvé en très piteux état lors de sa dernière visite, quatre jours plus tôt, et se préparait à voir un moribond, dans le meilleur des cas !
Or, à sa grande surprise, c'était O'Brien lui-même qui lui avait ouvert la porte. Il était pâle, très amaigri et encore un peu titubant, mais il était debout et avait joui de la stupéfaction de son visiteur. Son ricanement avait cessé dès que Martial avait parlé.
— Allez, bois un coup, redit-il, et oublie tout ça !
— Pas facile…
— Je sais. Mais quoi, regarde les choses en face. De toute façon, ce pauvre Lino était foutu. Jamais il n'aurait résisté à une amputation, jamais. Regarde, regarde cette salope de pluie ! Elle tombe encore, elle pourrit tout. Regarde les brouillards qui montent ! Ils sont pleins de pus et de toutes ces charogneries qui tuent !
— Oui, mais quand même…
— Tais-toi ! Ton Lino, au lieu de sauter le pas, vite fait, bien fait, comme il a choisi de le faire, il aurait mis huit jours, peut-être même quinze à crever… À pourrir doucement, morceau par morceau, en souffrant comme un damné, à puer, à tomber en lambeaux ! Crois-moi, il s'en sort bien !
— Façon de parler, dit Martial en se versant un demi-verre de tord-boyaux.
Il l'avala d'un coup, suffoqua et les larmes lui montèrent aux yeux.
— Bon Dieu ! C'est de la nitroglycérine, ton breuvage ! hoqueta-t-il.
— Reprends-en, faut plusieurs doses pour lui trouver bon goût et être à l'aise…
— Mais toi, comment se fait-il que tu sois debout ? Je t'ai laissé presque mort l'autre jour, alors ?
— Ben oui, ça sera pour une autre fois, dit O'Brien. Mais c'est vrai que je me suis vu crever. Tu comprends, des attaques de dysenterie, j'en ai subi d'autres ! mais jusque-là, je les avais toujours maîtrisées au riz et au whisk'isthme. Mais cette fois, rien à faire. Alors j'ai tenté le banco…
— Tu as appelé un médecin ?
— Pas fou, non ? Si j'avais fait cette connerie, je serais plus là pour te le dire ! Non, non, je savais depuis longtemps que les Chinois coupent net la dysenterie en mâchant de l'opium.
— Oui, je l'ai aussi entendu dire.
— Moi, j'avais pas encore essayé. Faut quand même faire attention avec ces chinoiseries, c'est pas franc, ça peut te foutre en l'air comme un rien ! Et puis j'avais ni la dose ni l'opium ! Bon, ma vieille en a quand même trouvé, du fameux, paraît-il. Elle m'a fabriqué des boulettes, mélangées à de la coca et macérées dans la gnôle, ça fait des chiques extra ! Et tu vois, je suis debout !
— J'en suis heureux, soupira Martial.
O'Brien comprit qu'il avait du mal à se remettre de la mort de Lino et qu'il se sentait, à tort, responsable.
— Rebois un coup ! insista-t-il, et oublie ton Italien. Tu n'y es pour rien ! Oh, et puis merde ! Dis-toi qu'il aurait pu aussi bien partir de la fièvre jaune ! Ou d'un serpent corail ! Ou encore se faire bouffer par les caïmans ! Bon Dieu, c'est pas le premier que le chantier avale ! Et c'est pas le dernier non plus. Et ça empêche pas le soleil de se lever ! Demain, ce sera peut-être toi ou moi qui prendrons le coup de faux ! Alors ne pense plus à ce gamin et dis-moi plutôt comment tu vas le remplacer. Tu rappelles Romain ?
— Certainement pas, dit Martial en se resservant à boire.
Il vida son verre et trouva que le breuvage avait, tout compte fait, plutôt bon goût.
— Non, non, dit-il, je me débrouillerai tout seul.
— Dans ton état ? s'esclaffa O'Brien en se tapant sur les cuisses. Dans ton état ? Avec tes pieds en compote et qui pourrissent et la fièvre qui te guette ? Tu te fous de moi ?
— Je me débrouillerai, répéta Martial en contemplant son verre vide, oui, je m'arrangerai. D'ailleurs, ce n'est l'affaire que de quelques mois, décida-t-il en se servant une solide rasade.
— Bon Dieu, tu dis n'importe quoi ! Le chantier est loin d'être fini !
Martial approuva gravement, vida son verre et fit claquer sa langue.
— Oui, il est loin d'être fini, dit-il enfin. Il alluma un cigare, étouffa discrètement un renvoi dans sa main. Mais pour nous, ça sent la fin ! assura-t-il en se mettant soudain à rire. J'ai lu le journal avant de venir, expliqua-t-il dans un fou rire. Tu connais pas la dernière nouvelle, hein ? Dis-le que tu ne la connais pas ! Hein ? Eh ben… la sous… cription de, de… de Lespèce, de Lésepe, eh ben, il espérait ramasser sept cents millions, ouais, c'est ce qu'il voulait ce brave de… de Lessépe, parfaitement !
— Et alors ?
— Alors ? Il a tout juste récupéré deux cent soixante millions, pas plus ! Foutus qu'on est, mon salaud, foutus ! dit-il dans un grand rire. Avant six mois, fini le canal ! Je veux dire, fini le chantier ! Parce que le canal, hein, c'est pas demain la veille qu'on le parcourt en barcasse, hein ?
— On se débrouillera autrement. Moi je te dis que le canal sera ouvert ! décida O'Brien.
— Rien du tout ! hoqueta Martial. Avant six mois, plus de sous. Alors, c'est pas la peine que je réclame du renfort ! Bon Dieu, je tiendrai bien le coup tout seul, pas vrai ? Et puis tu m'aideras, hein ?
— Mais oui. Et à nous deux, tu verras, on le finira ce foutu canal.
— Chiche ! Allez, on trinque, lança Martial en se levant. Mais il titubait tellement qu'il dut se rasseoir. On trinque quand même, décida-t-il. On trinque à cette saloperie de canal qui restera la plus belle… la plus belle couillonnade que j'aie jamais connue !
Il regarda pensivement son verre vide, le reposa et ajouta en se mettant soudain à sangloter :
— Et aussi la plus pourrie, la plus pourrie de toutes… Alors dis-moi pourquoi on peut plus s'en passer, hein ? Dis-le !