7

Plus le vapeur approchait de sa destination, plus Martial se sentait revivre. Il en avait presque honte, comme si le fait d'être là, à quelques dizaines de milles de Panamá, était un plaisir défendu.

Il y avait maintenant sept ans qu'il n'avait pas ressenti une telle allégresse, un tel goût de vivre, d'agir. Exactement depuis qu'il avait enfin pu revenir au Chili, dans ce pays à sa mesure.

Certes, à l'époque, il avait un peu de remords à l'idée de laisser derrière lui, à Bordeaux, Rosemonde et Armandine, et cela atténuait légèrement son plaisir. Il n'avait plus ce genre d'écharde. Les nouvelles de sa femme et de sa fille étaient excellentes et ni l'une ni l'autre ne se plaignaient beaucoup de son absence. Dans ses lettres, Rosemonde vantait même souvent le charme de son existence bordelaise et s'étonnait qu'il n'ait pas envie d'en profiter plus souvent.

Elle ne pouvait comprendre qu'elle lui proposait un genre de vie qui n'avait rien de commun avec celui qu'il allait retrouver à Panamá. Là, son temps ne s'écoulerait plus d'une façon monotone, comme à Santiago depuis six mois. Elle n'aurait surtout pas ce parfum un peu douceâtre et lénifiant de ses brefs séjours bordelais. Ils étaient toujours immanquablement ponctués de visites aux relations commerciales, de dîners à subir et d'hypocrites amabilités aux amies de Rosemonde, femmes hautaines qu'il n'aimait pas.

Désormais, pour quelque temps, si sa santé ne le trahissait pas une fois de plus, il allait se jeter à fond dans le travail. Déjà, il supputait l'avancement des travaux, imaginait la physionomie des paysages transformés par six mois de terrassement. Et l'idée d'avoir à surveiller de très près les marchés et les entrées de capitaux était d'autant plus excitante que la situation de la Compagnie universelle du canal donnait quelques signes de faiblesse.

Ils n'étaient décelables qu'à des détails. Par exemple, le soudain abandon de certaines entreprises qu'on croyait inébranlables et qui se retrouvaient presque ruinées, en manque de liquidités du jour au lendemain. Bien entendu, elles étaient aussitôt remplacées puisqu'il y avait toujours une trentaine de sociétés au travail. Mais la défection de certaines – et pas des moindres – apparaissait néanmoins comme l'annonce d'un possible grippage dans cette énorme organisation.

À cela, et c'était inquiétant pour les actionnaires avertis, s'ajoutait le très important retard qui s'accumulait sur l'ensemble du chantier.

Loin de le démoraliser, tout cela le stimulait. Il détestait de plus en plus les opérations faciles, les affaires toutes faites : elles l'endormaient, l'ennuyaient.

Debout à la pointe du gaillard d'avant, le visage fouetté par les embruns, Martial contemplait le paysage qui se précisait devant lui de minute en minute. Il observait la côte depuis plus d'une heure, reconnaissait avec plaisir des sites connus.

Là-bas, à tribord derrière le vapeur, s'éloignaient les îles San José et San Miguel. Par chance, le soleil était là, illuminant l'archipel des Perles. Il reconnut a bâbord la pointe de Chame, toute noyée par le vert sombre de la jungle qui venait mourir là, au bord des vagues.

Et, droit devant, auréolés d'un blanc mouvant par les milliers d'oiseaux de mer qui tournoyaient dans le ciel, le port de la Boca et la ville de Panamá.

« Le temps de finir d'arriver et de débarquer, il sera trop tard pour rejoindre Santa Dolores, ce soir », pensa-t-il avec un peu de dépit. Il connaissait trop le Central Hotel pour envisager avec plaisir d'y passer une nuit ! C'était pourtant, assuraient les Panaméens, le meilleur établissement de la ville ! Tous ceux qui l'avaient fréquenté estimaient que c'était tout au plus le moins répugnant, et encore…

Gros bâtiment carré dont les chambres ouvraient sur une cour intérieure, hélas couverte et donc toujours pleine de remugles, tout l'hôtel suait la crasse. Il n'était pas plus rare, avant de se mettre au lit, d'avoir à débusquer quelques gros rats gris qui aimaient se tapir sous la literie. Quant aux mouches, punaises et moustiques, ils étaient aussi nombreux qu'en pleine jungle ! Alors, sortant de la cabine de première classe qu'il occupait depuis Valparaíso, il redoutait beaucoup la nuit à venir.

« Je me coucherai tard et me lèverai tôt, décida-t-il, ça limitera les mauvaises heures à passer dans ce “ fameux ” meilleur hôtel ! »

Il abandonna son poste d'observation et rejoignit sa cabine pour s'assurer que le serviteur chinois attaché à sa personne pour la durée de la traversée avait bien bouclé toutes les malles.

Pour renouer les contacts et annoncer qu'il était de retour, Martial rendit visite aux quelques relations qu'il avait en ville.

Il passa aussi à la banque pour changer quelques centaines de pesos en piastres et vérifier l'état du compte que la Sofranco avait ouvert à Panamá dès 1881. Il le trouva excellent et en nette augmentation par rapport aux chiffres qu'il possédait au départ de Santiago, trois semaines plus tôt.

— Arrêtez-moi si je raconte des bêtises, dit-il au banquier, mais vous faites bien toujours l'escompte à quinze pour cent ? Et si je veux recevoir ou expédier des capitaux hors du pays, vous me prendrez dix pour cent ? Ce sont toujours les cours ?

— Ah non, sourit le vieil homme en ajustant ses besicles, nous sommes maintenant à dix-huit et demi et douze et demi pour cent ! Mais, pour vous, je veux dire pour la banque de M. Halton, nous…

— N'en dites pas plus, le coupa Martial, vous savez très bien que nous ne passons pas par vous pour ce genre d'opérations. C'était juste pour savoir et me faire une idée de la situation ici… Je vois qu'elle est bonne ! Allez, dites-moi tout, quel est votre sentiment ? L'avenir est bon lui aussi ?

Le vieil homme hocha la tête, se frotta les mains, puis essuya ses besicles pour se donner une contenance.

— Bah, tout dépend des secteurs…, dit-il enfin.

— Je ne parle pas du vôtre ! On sait très bien que vous gagnez tous des fortunes avec le canal ! Je parle du mien.

— Il faut profiter des jours au jour le jour, dit le banquier en souriant finement, et parfois même heure par heure, voire minute pour minute… C'est en fonction des opportunités, et certaines sont fluctuantes…

— Je vois, dit Martial en souriant à son tour, merci du renseignement, j'aurai l'œil sur ce qui se présentera…

— Toujours à votre service.

— Je n'en doute pas. Et je ne doute pas plus que M. Halton va sérieusement augmenter les intérêts de tout ce qu'on vous laisse en dépôt dès qu'il connaîtra vos nouveaux cours !

— Mais il est déjà prévenu ! Vous pensez bien qu'on ne va pas se faire de misères entre confrères ! dit le banquier d'un ton vexé.

— Ben pardi, vous vous gêneriez ! dit Martial en riant. Allez, content de vous avoir revu en bonne santé, monsieur Ruffenach, et content de voir que vos affaires sont aussi prospères !

Il serra la main du vieil homme et sortit.

La nuit était maintenant tombée sur Panamá, et dans les rues régnait une bruyante et joyeuse animation. Ici, en ce lieu de passage et de rencontre unique au monde, se côtoyait un vaste échantillonnage de races et d'individus. Et de cette foule bigarrée où se mêlaient des dockers et des terrassiers noirs, des matelots des cinq continents, des commerçants chinois et toute une faune, souvent interlope, de voyageurs en transit, s'élevaient une bruyante cacophonie, un brouhaha discordant.

Fusant de l'ensemble, jaillissait le rire gras des filles de joie interpellant les hommes. Tous les bars étaient pleins, et à la clientèle assoiffée, sans cesse abordée par les entraîneuses, s'ajoutaient les amateurs de poker, de roulette ou de dés.

Martial ne détestait pas cette frairie. Certes, elle était souvent trouble, équivoque, voire malsaine, mais elle prenait corps dans une foule en activité dont il aimait l'exubérance.

Bien sûr, cette foule recelait sa part de danger. Des rixes éclataient souvent, brutales et rapides comme des orages tropicaux. Les coups pleuvaient et touchaient quiconque était pris dans la tornade !

Mais ce n'était pas cela qui le gênait le plus. Depuis que Romain et lui travaillaient dans l'isthme, il leur était maintes fois arrivé d'avoir à faire le coup de poing. Non par plaisir, loin de là, mais par nécessité lorsque, pris dans les bagarres, ils cherchaient à s'en échapper avant que ne surgissent les couteaux. De plus, un brin d'habitude permettait généralement de s'esquiver avant la tempête.

En revanche, il ne pouvait s'habituer à l'odeur. Déjà écœurante et tenace dans la journée, elle devenait méphitique lorsque s'y ajoutait la puanteur d'œufs pourris que dégageaient en sifflant les réverbères à gaz mal réglés. Et plus le temps était bas et couvert, plus l'infecte chape stagnait sur la ville.

Par chance, ce soir, le ciel était découvert et la brise qui venait du large chassait une partie des miasmes. Malgré cela, rendu prudent par l'expérience, il fumait cigare sur cigare. Eux aussi étaient redoutables, roulés à partir d'un rude et noir tabac chilien, mais, au moins, ils masquaient les autres odeurs !

Arrêté devant la porte d'une taverne, il était en train d'allumer un nouveau cigare lorsqu'une violente altercation entre deux hommes attira son regard.

Elle n'avait pourtant rien d'exceptionnel et les antagonistes qui échangeaient force horions à quelques pas de lui n'avaient rien d'extraordinaire. Leur tenue fripée et en très piètre état indiquait à coup sûr qu'ils appartenaient à la marine, ce qui était banal à Panamá. Les coups qu'ils échangeaient étaient classiques ; quant aux chapelets d'insultes et de jurons, ils étaient eux aussi dépourvus de toute originalité. D'ailleurs, nul passant ne s'arrêtait pour arbitrer ce qui n'était qu'une vile querelle d'ivrognes.

Un détail pourtant retenait son attention ; il ne savait trop quoi. La voix d'un des pugilistes, peut-être ? Son visage dont les traits lui étaient vaguement familiers ?

— Nom d'un chien ! Fidelicio Pizocoma ! Espèce de salopard, je te retrouve enfin ! lança-t-il en reconnaissant soudain un des combattants.

Surpris, l'interpellé tourna la tête vers lui, ce qui permit à son adversaire de lui porter un sévère coup à la mâchoire qui l'expédia à terre.

— Vous connaissez ce voyou ? demanda le vainqueur d'un ton rogue.

Martial le sentit tout prêt à reprendre le combat avec quiconque se rangerait du côté de sa victime, mais il n'en tint aucun compte.

— Je pense bien que je le connais, assura-t-il, c'est le capitaine Pizocoma ! Il m'a volé pour cent quarante-sept mille pesos de marchandise en automne 80 ! Et je m'étais promis de l'étriller si je le retrouvais !

— Vous dites capitaine ? ironisa l'homme, vous rigolez ? Ce maudit borracho ne serait même pas foutu de faire un quart de mille sur un canot ! Et par temps calme encore ! Mais faut pas que ça vous empêche de le tuer si ça vous fait plaisir ! grasseya-t-il. Allez-y ! Qu'est-ce que vous attendez, il est à portée de main, non ?

Martial observa Pizocoma. Il était en train de reprendre ses esprits et, assis sur les pavés, se tâtait douloureusement le menton et les gencives. Il regarda Martial, fronça les sourcils, parut chercher dans sa mémoire puis abandonna et, sans même se détourner, vomit longuement entre ses jambes écartées.

— L'est beau, votre capitaine, non ? dit l'homme. Allez, vous me ferez jamais croire que cette épave a eu un jour cent quarante-sept mille pesos entre les mains ! Les seules choses qu'il sache tripoter, ce sont les cartes, la bouteille et les putes !

— Ça n'a pas toujours été le cas, dit Martial en s'approchant de Pizocoma.

— Vous allez le tuer ? demanda l'homme.

Il semblait ravi de l'aventure et attendait la suite avec beaucoup d'impatience et de gourmandise.

— Tenez, allez donc boire un verre à ma santé et laissez-nous, dit Martial en lui jetant une piécette.

— D'accord, je comprends, pas de témoins, hein ? dit l'homme, mais saignez-le pas trop vite, ce salaud mérite de souffrir ! Il lança vicieusement un dernier coup de pied dans les côtes de sa victime et s'éloigna d'un pas chaloupé.

— Allons ! relève-toi ! ordonna Martial.

Malgré la fermeté de son ton, qui pouvait faire illusion, il était complètement décontenancé par sa rencontre. Pendant plusieurs années, il avait espéré remettre la main sur son voleur pour lui faire rendre gorge, bon gré mal gré. Puis sa rage s'était peu à peu apaisée.

Mais sans doute eût-elle repris avec violence s'il avait retrouvé le capitaine Fidelicio Pizocoma tel qu'il l'avait vu disparaître un matin, en port de Callao ; c'est-à-dire fier, arrogant, sûr de lui et content du mauvais coup qu'il venait de jouer.

Au lieu de ça, il n'avait plus à ses pieds, vautré dans les immondices, qu'un vieil ivrogne manifestement ruiné depuis longtemps et qui, comble de l'ironie, semblait ne même pas le reconnaître.

Il faillit s'esquiver, mais la curiosité le retint, et aussi la colère. Elle revenait maintenant, non plus au souvenir du vol dont la Sofranco avait été la victime, mais à l'idée que cet espèce d'imbécile de Pizocoma avait réussi à dilapider une aussi confortable fortune en si peu d'années !

— Tu vas me dire comment tu as fait, espèce de porc ! Après tout, j'ai bien le droit de savoir ce que sont devenus nos pesos ! lança-t-il à l'ancien capitaine.

Celui-ci avait réussi à se relever. Il titubait encore, mais semblait un peu plus conscient. Il fouilla dans ses poches, tâtonna, sortit enfin de sa vareuse un méchant bout de tabac à chiquer qu'il glissa contre sa joue gauche.

— Qu'est-ce que tu fous là ? Je te croyais à Santiago ! dit-il enfin.

— Ah ! Tu me reconnais quand même ! dit Martial.

— C'te blague ! Un pigeon pareil, suis pas à la veille de l'oublier ! ricana Pizocoma. Et ton couillon de copain, l'autre andouille, l'est plus avec toi ?

— Ne me parle pas sur ce ton ou je vais te corriger !

— Bah ! Ça m'arrive deux fois par jour ; quand c'est pas trois ! Alors si tu savais ce que je m'en fous ! Qu'est-ce qu'on boit ?

— Rien !

— Alors salut ! Si tu me casses pas la gueule et si tu paies pas à boire non plus, on n'a rien à se dire !

— Si ! Explique-moi comment tu as fait pour tout perdre ! lança Martial.

— Je peux pas parler sans boire, et comme j'ai plus de sous pour boire, je peux plus parler ! déclara Pizocoma en rotant gravement.

— D'accord, soupira Martial, je t'offre un verre. On va là-bas ? dit-il en désignant un établissement bien éclairé, situé de l'autre côté de la place, juste en face de la cathédrale.

— Tu parles du Fénix-salon ? s'amusa Pizocoma. Impossible, j'y suis interdit de séjour ! Pourtant, avec tout ce que je leur ai laissé à cette bande d'escrocs !

Le Fénix-salon était un des nombreux établissements de jeu de Panamá. Son alcool n'y était pas trop frelaté et ses verres pas trop sales, raisons suffisantes pour que Martial l'ait choisi.

— Bon, alors entrons là, décida-t-il en montrant le bistrot le plus proche.

— Ah non ! Là non plus ils m'aiment pas !

— Où alors ? soupira Martial.

— Là-bas, fit Pizocoma en se dirigeant vers une taverne chichement éclairée dans laquelle s'enivrait systématiquement une clientèle du monde entier.

Ils s'installèrent à la terrasse.

— Je t'écoute, dit Martial après avoir rempli le verre de Pizocoma d'un breuvage honteusement baptisé whisky et qui puait comme un boisseau de punaises écrasées.

— Je vous ai bien eus, hein ? sourit Pizocoma.

— Je ne te parle pas de ça, coupa Martial, je veux simplement savoir comment tu as fait pour en arriver là ! Bon sang, cent quarante-sept mille pesos, c'est une somme, ça ne fond pas comme ça ! Alors explique !

— Et c'est pour ça que tu me paies à boire ? T'es vraiment le roi des connards ! Comment j'ai fait avec tes pesos ? J'ai fait la belle vie, tout simplement ! D'abord les palaces, les plus grands, avec des femmes naturellement ! Superbes, les femmes ! Ah ! les fines garces, quelles lascardes ! Bon dieu, qu'est-ce que j'ai bien joui ! Qu'est-ce que j'ai bien baisé ! Et puis surtout le jeu ! Ah le jeu ! Parole, c'est encore mieux que les putes ! Des coups terribles ! Des bancos de cinquante mille pesos d'un coup ! Des tapis de poker où je faisais tomber des vingt mille dollars ! Fantastique ! Une vie de rêve, avec tes sous, c'est surtout ça qui est marrant, non ?

— N'en rajoute pas trop, conseilla Martial. Alors c'est le jeu qui t'a mis dans cet état ?

— Et quand bien même, puisque c'est mon plaisir ? dit Pizocoma dont les yeux s'étaient mis à briller à la seule évocation des parties effrénées qu'il avait jouées. Tu sais pas ce que c'est toi, reprit-il. T'es juste un gagne-petit, un bricoleur ! Tu vendais des armes et je ne sais quelle autre salopette ! C'est rien, ça, pas excitant ! Tiens, en ce moment, je parie que tu es comme tous ces pauvres connards qui travaillent au canal ! Tu fais des trous, hein ? Toi aussi ? Les pieds dans la boue, la tête sous la pluie, des moustiques plein le dos et les fièvres en prime ! Je l'aurais juré ! Pauvre jobard ! Moi, pendant ce temps, heureux comme le roi d'Espagne, je joue ! C'est quand même mieux que de piocher la gadoue en se faisant bouffer par les sangsues, non ? C'est une occupation d'homme au moins, pas de taupe !

— Tu joues, et tu perds…

— Mais, je peux regagner ! Ce soir, demain ! Tout regagner ! Et même plus ! Alors à moi la belle vie, les jolies garces et le bon whisky !

— Et tu as mis combien de temps pour dilapider tout notre argent ?

— Trois ans, dit Pizocoma en haussant les épaules. Mais pendant trois ans, crois-moi, qu'est-ce que j'ai bien vécu ! Plus et mieux que toi pendant toute ta vie d'honnête homme ! De foutu honnête homme ! Tiens, je parie que t'as jamais fait un tapis de trente mille pesos avec simplement une paire de dix dans la main ! Je parie que t'as jamais eu non plus quatre femmes en même temps dans ton lit ! Je parie que…

— Non, et je m'en fous, coupa Martial en se levant.

— Tu me laisses ? Sans même me casser la gueule ? s'étonna Pizocoma.

— Tu ne vaux même plus un cassage de gueule !

— Ah ! C'est ça, grinça Pizocoma, on méprise ! On joue au gringo. Mais tu as tort de partir si vite, j'ai pas tout dit ! Allez, un autre verre et je raconte la suite… Juste un autre verre.

— Non, dit Martial en secouant la tête, il n'y a pas de suite et même s'il y en avait une, elle ne m'intéresserait pas ! Il fouilla dans son gousset, sortit une pièce qu'il lança sur la table : Pour boire ! dit-il en allumant un cigare.

Pizocoma attrapa vivement la pièce, la contempla avec incrédulité et siffla :

— Bon Dieu ! Vingt piastres ! Y a longtemps que j'en avais pas vu autant !

— Regarde-la bien, tu ne la verras plus longtemps, dit Martial en tournant les talons.

— Eh ! Attends ! lui lança Pizocoma. Martial s'arrêta, se retourna.

— Tu veux que je te dise, poursuivit l'ivrogne, eh ben vous, les Français, vous voulez toujours avoir le dernier mot ! C'est juste pour ça que tu m'as fait l'aumône, hein ? Pour me faire honte, hein ? Pauvre con ! Mais vous êtes trop naïfs, les Français, beaucoup trop naïfs ! On vous possédera toujours ! La preuve, je viens de gagner vingt pesos et ça me fait pas honte, ah non alors ! Allez va, je t'ai encore eu ! dit-il en faisant sauter la pièce dans sa main.

— Ne crois pas ça, dit Martial doucement, c'est peut-être bien moi le plus salaud des deux. Oui, c'est toi qui es possédé et je vais te dire pourquoi.

— Cause toujours ! s'amusa Pizocoma en appelant le serveur.

— Possédé comme un gamin ! poursuivit Martial. D'abord tu vas prendre une solide cuite, ça c'est sûr. Ensuite, tu regretteras d'avoir gaspillé tes sous. Mais il t'en restera. Alors je sais qu'avec ça tu vas aller rejouer. Pas vrai ? Rejouer, et regagner peut-être, pour tout reperdre ensuite… Et si je te retrouve un jour, je te donnerai peut-être une pièce ou deux, que tu rejoueras. Et un soir tu regagneras tout ! Cent mille, deux cent mille pesos, plus peut-être ! Mais souviens-toi qu'à ce moment-là, je serai peut-être derrière toi pour récupérer tout ce que tu nous as pris, plus les intérêts, naturellement !

— Tu me retrouveras pas, jamais !

— Qui sait ? Alors, ce jour-là, une fois de plus, adieu la belle vie ! En attendant, bonne nuit au Fénix-salon. Je suis sûr qu'ils vont maintenant t'accueillir à bras ouverts, te soûler et te plumer, comme d'habitude…

Après avoir déplacé et mis en action ses deux excavateurs dans la portion indiquée par O'Brien, Antoine et ses mécaniciens entreprirent de réparer la troisième machine.

Sa remise en état dura six jours et six nuits au cours desquels les hommes se relayèrent autour de l'engin immobilisé. Conscient que chaque heure perdue représentait au moins quatre cents francs de manque à gagner, Antoine promit à ses hommes de doubler leur salaire et fit installer de gros projecteurs à pétrole. Dès la nuit venue, et jusqu'au petit jour, ils diffusèrent leur lueur blanchâtre et crue dans l'immense bras de la machine et permirent aux hommes de travailler dans ce fouillis et cet enchevêtrement d'engrenages, d'essieux, de chaînes, de dents et de mâchoires.

Pour encourager encore plus son équipe, Antoine confia à Joaquin le soin de préparer la cuisine et lui recommanda de ne pas lésiner sur les quantités. Il lui demanda aussi d'avoir toujours au feu un grand fait-tout de haricots et de bœuf et des bassines de maté de coca et de café.

Joaquin s'exécuta mais en rechignant ouvertement. Depuis qu'il savait que Martial était sur le chemin du retour et qu'Antoine et lui allaient bientôt rejoindre Santiago, il comptait les jours et ne faisait rien pour dissimuler l'exécration qu'il portait au canal, au pays et à tous ceux qui étaient assez fous pour travailler là. Seuls Antoine, Romain et Martial trouvaient grâce à ses yeux. De plus, comme chaque fois qu'il était de méchante humeur, il se mettait à voir de funestes présages tout autour de lui.

À l'en croire, on pouvait par exemple s'attendre au pire puisque la veille, une de ces saloperies de caïmans, tapi dans quelque proche marigot, avait vagi à midi ! De plus, on courrait droit à la catastrophe si les affreux gallinazos continuaient à venir se poser sur la cabine de l'excavateur, comme ils le faisaient depuis deux jours !

— Faut faire partir ces oiseaux de malheur ! geignait-il à longueur de journée.

— Fous-moi la paix et occupe-toi de ta cuisine ! grondait Antoine. Les gallinazos ne sont jamais que les cousins des urubus ! Et tu n'as pas peur des urubus, non ?

— C'est pas pareil ! Les urubus ils sont de chez nous, d'un pays normal ! D'un pays de chrétiens où le soleil ne tourne pas à l'envers ! Ces gallinazos, c'est le diable ! rétorquait le métis avec une mauvaise foi renversante.

— Tais-toi donc ! Tout ça c'est vautour et compagnie, pas plus ! Et ne t'avise pas d'y toucher ! Tu sais qu'il en coûte une piastre à quiconque tue un gallinazo !

— Pays de fous ! grognait Joaquin qui connaissait très bien le règlement.

Les charognards étaient effectivement sévèrement protégés dans le pays car ils le nettoyaient gloutonnement de toutes les immondices. Aussi proliféraient-ils, affichaient une arrogante impudence et n'avaient peur de rien. Joaquin les haïssait et trouvait dans leur présence une solide justification à ses ronchonnements. Cela ne gênait pas Antoine, depuis longtemps habitué au caractère de son vieux compagnon.

— Mais quand tu auras fini de marmonner, tu nous serviras à tous du café et un coup de rhum, tu ne l'a pas volé ! lui lança-t-il à l'aurore du septième jour, quand fut resserré le dernier boulon.

Déjà la grosse chaudière de l'excavateur était sous pression. Bientôt l'impressionnant engin rejoindrait les deux autres machines qui, là-bas, à quelque quatre cents mètres, rongeaient inlassablement la montagne.

— Et prépare aussi un bol pour M. O'Brien ! lança Antoine en apercevant l'Irlandais qui venait vers eux.

— Oh ! lui, il peut bien crever de soif ! ronchonna Joaquin en filant vers ses fourneaux.

— Ça y est, c'est réparé ? demanda O'Brien en arrivant.

— Oui, d'ici une heure nous aurons trois machines au travail, dit Antoine en bâillant.

Il avait passé la majeure partie de la nuit à remonter la colossale chaîne à godets et était épuisé.

— Bravo, dit O'Brien en lui tendant sa fiasque d'alcool, tiens, prends un coup de whisk'isthme, rien de tel pour se laver les dents et se remettre en forme !

Antoine goûta prudemment une toute petite gorgée et se racla la gorge en grimaçant.

— Bon sang ! Comment fais-tu pour boire une saloperie pareille ! Je suis sûr qu'elle titre au moins 65° !

— Tu me prends pour un gamin ? C'est mon brûlage d'hier soir, je l'ai sorti à 72°… Deux fois distillé en serrant au maximum ! Un chef-d'œuvre ! Alors comme ça tu vas tourner à trois machines ?

— Oui, mais n'oublie pas de m'envoyer une loco supplémentaire et ses wagons, rappela Antoine en prenant le bol de café que lui tendait Joaquin.

— Pas de problème. Bon Dieu, si toutes les entreprises travaillaient comme toi, le canal serait ouvert depuis longtemps et nous aurions en ce moment des bateaux au-dessus de la tête !

— Oui, et la Compagnie serait ruinée ! plaisanta Antoine. Moi, c'est parce qu'on me paie un prix fou que je travaille comme un fou, pas plus !

— Allons, allons, ne me raconte pas d'histoires, ne me dis pas que ça te déplaît ! Je ne dis pas que tu le ferais gratuitement, mais je ne crois pas non plus que tu ne travailles que pour l'argent ! Tiens, je parie même qu'il te sert souvent d'excuse pour te lancer dans une bonne bataille ! Avoue ! Depuis que tu es au Chili, ou ici, je suis certain que tu as fait une pelote qui te permettrait de vivre tranquille, comme un rentier, à l'aise ; la tête à l'ombre, le ventre au soleil, un verre à la main et une mignonne petite femme pas trop loin, je me trompe ?

— Qui sait…, éluda Antoine. Mais toi aussi tu dois avoir une fameuse galette ! Tu pourrais te reposer ! Tu veux du café ? Joaquin ! lança-t-il, alors, le café de M. O'Brien, ça vient ? Oui, reprit-il, tu dois avoir un sacré magot !

— Eh oui, pourquoi pas ? Mais moi, je le dis tout, je m'ennuie à ne rien faire ! Tu vois, je file tous les ans ou presque jusqu'à San José, au Costa Rica, et j'y fais une bombe terrible, fantastique ! À l'arrivée, je me dis toujours : « Cette fois, je reste au moins trois mois, j'ai de quoi ! » Penses-tu, après trois semaines je trouve déjà le temps long, le champagne trop sucré et les filles trop bavardes ! Le canal me manque, et aussi le boulot ! Alors je rentre ! Et toi, je crois que tu es pareil ! Crois-moi, tu es bien comme tes copains, tu aimes surtout la bataille ! Au fait, comment va l'amoureux ? demanda-t-il en grimaçant car Joaquin venait vicieusement de lui poser entre les mains un bol de café tellement brûlant qu'il avait du mal à le tenir.

— Romain ? De mieux en mieux, il m'a promis d'être au boulot lundi matin.

— Tu le verras d'ici là ?

— Oui, demain soir, on reçoit des amis communs de passage dans l'isthme, pourquoi ?

— Alors dis-lui de ne pas garder sa femme ici… Oui, ça ne se raconte pas trop, mais je sais qu'il y a une sacrée épidémie de fièvre jaune depuis quinze jours… Paraît qu'elle est pire et encore plus foudroyante qu'en 84…

— Pourquoi ? 84 était spéciale ?

— C'est vrai, t'étais pas là. Oui, 84, c'est l'année où l'ingénieur en chef, M. Dingler, a perdu en un rien de temps sa femme, son fils, sa fille et le fiancé de sa fille… Oui, une rude année, pleine de méchantes brumes, comme en ce moment. Enfin voilà, on dit qu'entre les hôpitaux de Colón et de Panamá les fiévreux affluent de plus en plus. On compte entre quarante et cinquante morts par jour…

— Pas tant quand même !

— Si, si, parole. Je rigole jamais avec ça. Tiens, l'épidémie a même touché les bonnes sœurs. Tu sais, celles qui sont à Ancón. Elles tombent comme des mouches, les pauvres. Sur vingt-quatre nouvelles arrivées, vingt et une sont déjà enterrées… Alors préviens Romain. Dis-lui surtout de ne pas garder sa femme ici.

— La commission sera faite, et plutôt deux fois qu'une !

— Et surtout, perds pas de temps. Sa femme, elle n'est pas habituée, tu comprends. Nous, ça va, on a la couenne dure, mais une femme, c'est tendre, fragile… Dis-le à Romain. Et Martial, il arrive quand ?

— D'un jour à l'autre. Il a embarqué sur le Silbermöwe de la Kosmos.

— Il a accosté hier après-midi.

— Vrai ? sourit Antoine. Alors il sera là ce soir ! Ben voilà, dit-il d'un air songeur, je vais pouvoir passer la main, c'est pas trop tôt !

Il était à la fois ravi et un peu dépité. Car sa joie à l'idée de retrouver Pauline, les enfants, les amis de Santiago et Tierra Caliente était imperceptiblement ternie lorsqu'il songeait à l'œuvre qu'il allait délaisser. Une tâche contre laquelle il s'était insurgé presque chaque jour, mais qui lui tenait à cœur malgré tout. Il avait un peu le sentiment de fuir, de baisser les bras et, parce qu'il détestait ça, son bonheur s'en trouvait moins complet.

« Bon sang, faudrait savoir ce que je veux, pensa-t-il, j'ai quand même mieux à faire au Chili qu'ici, dans cette gadoue, ces moustiques et toutes les autres saloperies de ce foutu pays ! »

— Alors tu vas repartir ? Et ça te dérange pas de laisser tout ça ? plaisanta O'Brien en désignant la tranchée où creusaient des milliers d'hommes et de machines.

Antoine l'observa, comprit que seule sa voix se voulait taquine et enjouée, comme pour masquer des sentiments plus sérieux, plus vrais ; pour O'Brien, partir c'était déserter !

— Et comment que je vais repartir, c'était prévu et attendu !

— Sans doute…, approuva O'Brien en versant une généreuse rasade de gnôle dans son café. Il but quelques gorgées, essuya ses moustaches. Mais raconte pas d'histoire au vieux singe que je suis, l'alcool m'a pas encore rendu aveugle, poursuivit-il d'une voix grave. Ce canal tu vas le regretter, il te manquera. Et ne dis pas le contraire, je le sais ! Le canal, c'est comme le chanvre indien, cette saloperie d'herbe que fument certains. Paraît que la première fois qu'on y touche, ça rend malade, mais si on insiste, on aime et on y revient. Regarde ton copain Martial… Il a besoin de sa drogue, et sa drogue, c'est le canal !

— Tu as sans doute raison, reconnut Antoine. Mais tu as tort aussi. Moi, je me passerai très bien du canal, t'inquiète pas. Parce que vois-tu, au Chili, j'ai une autre drogue, meilleure que celle d'ici, bien meilleure ! lança-t-il en grimpant sur l'excavateur. Allez ! dit-il au chauffeur, assez perdu de temps, on rejoint les autres !

Martial avait si souvent effectué le trajet Panamá-Colón qu'il le connaissait par cœur. Pourtant, ce matin-là, loin de s'intéresser à la lecture du Star and Herald – épais quotidien panaméen d'une trentaine de pages, édité en trois langues – il ne se lassait pas de regarder le paysage, guettant l'instant où le train atteindrait le río Grande.

C'était à partir de là que la voie rejoignait le tracé du canal et qu'elle longeait le chantier jusqu'à Buena Vista. Elle le quittait alors pour aller vers Bahio Soldado et Tiger Hill, puis le retrouvait à Gatún et ne le quittait plus pour les dix derniers kilomètres.

Curieux de mesurer l'avancement des travaux, dès qu'apparaîtrait la tranchée, il luttait contre l'insidieux sommeil qui alourdissait ses paupières. Comme prévu, il avait passé une nuit épouvantable. Assailli par les moustiques, les puces et les punaises parfaitement insensibles à l'odeur du tabac et de l'eau de Cologne réunis, agacé par les rongements de quelque rat occupé à percer la penderie qui se trouvait au pied du lit, il avait entendu sonner toutes les heures gravement égrenées par les carillons des huit ou dix églises que comptait la ville. Aussi avait-il été très tôt sur pied et parmi les premiers à prendre place dans le train.

Et maintenant, malgré la fatigue, il était presque aussi fébrile et impatient qu'un gamin attendant un cadeau. Il avait conscience d'être un peu ridicule, mais s'en moquait. De plus, il avait besoin de s'occuper l'esprit pour tenter d'oublier sa rencontre de la veille.

Il en conservait un très désagréable souvenir et se reprochait maintenant d'avoir été beaucoup trop faible avec Fidelicio Pizocoma. Mais que faire d'autre ? Il n'eût servi à rien de le traîner à la police puisqu'il était impossible d'étayer les accusations relatives à un vol vieux de sept ans ! Et comme de toute façon l'ex-capitaine n'avait plus un sou, tout espoir de récupérer même une infime partie des cent quarante-sept mille pesos était vain.

« Sauf s'il regagne au poker, songea-t-il sans croire un instant à une telle éventualité, c'est égal, il s'en tire décidément à bon compte ce salopard ! Enfin, je suis certain que tout cela amusera beaucoup Romain, il m'avait prédit que Pizocoma dépenserait tout ! »

Il sentit que le convoi ralentissait, tandis qu'un bruyant grincement de freins faisait vibrer tout le wagon. Il se pencha par la fenêtre, aperçut la petite gare de Río Grande et, juste là, à gauche, épousant le lit rectifié du río, il vit enfin la tranchée du canal.