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Perlant entre deux lattes rongées par la moisissure, les gouttes serpentaient le long du chevron en suivant les fibres du bois, puis glissaient jusqu'à l'extrémité d'une écharde. Là, elles grossissaient, enflaient, scintillaient un instant sous le rayon blême de la lampe à pétrole, puis tombaient.

Régulières et monotones comme les larmes d'une clepsydre, elles s'écrasaient en clapotant dans la cuvette rouillée placée à même le plancher, entre les deux hamacs, à gauche de la table. Et au chant lancinant de leurs pleurs se mêlait celui des rafales de pluie frappant les tôles du toit.

Il pleuvait depuis des semaines et tous les vêtements suspendus çà et là dans le bungalow semblaient être aussi imbibés d'eau que la jungle environnante.

Mais, pour éprouvante et délétère que soit la touffeur épaisse et gluante qui s'appesantissait sur toute la région et que ne chassait nul souffle d'air, ce n'était pas le pire. L'insupportable, ce n'était pas ce phénomène naturel de la saison des pluies, ni la moite et répugnante viscosité qui se plaquait sur tout. L'horreur, c'était ces nuées bourdonnantes de moustiques qui, tel un insidieux brouillard, parvenaient à se glisser partout. Et leurs denses et sifflants nuages qui s'élevaient des marécages voisins harcelaient nuit et jour les hommes déjà épuisés par le climat et le travail du chantier.

Pour l'heure, dans la pièce, plusieurs dizaines d'insectes s'excitaient autour du halo de la lampe à pétrole. Souvent, les plus curieux ou les plus fascinés par la lumière s'embrasaient d'un coup, ponctuant leur crémation d'une brève et crissante étincelle.

« C'est pas Dieu possible de supporter un tel enfer ! » songea Antoine en suçotant son cigare.

Il savait depuis longtemps que l'âcre fumée éloignait un peu les bestioles. Mais il était à croire que toutes n'étaient pas gênées par l'odeur du tabac car beaucoup venaient se poser sur ses mains, son torse, son visage.

Il surveilla un moustique qui voletait au-dessus de son estomac, attendit qu'il approche un peu plus et l'écrasa du plat de la main. Une petite larme sanglante s'ajouta à la multitude de taches brunes qui mouchetaient déjà sa poitrine toute luisante de sueur.

« Et pendant ce temps, l'ami Romain dort comme un bienheureux », pensa-t-il en jetant un regard d'envie en direction du hamac voisin.

En effet, non seulement Romain dormait pesamment, mais il ronflait comme une batteuse. Et même les moustiques dont il était assailli ne parvenaient pas à le sortir de ses rêves. Simplement, en un rythme régulier, mais sans interrompre ses caverneuses roucoulades, il se donnait de grandes claques sur tout le corps, se retournait un peu et continuait à dormir.

Antoine aspira une ultime bouffée de son cigare, lança le mégot dans la cuvette où, toujours aussi monotones, tombaient les gouttes et s'extirpa de son hamac.

Il le fit avec une certaine difficulté car il avait mal au dos depuis plusieurs semaines, et sa couche suspendue et toujours vacillante n'arrangeait rien. Il aurait préféré un lit, mais il eût été imprudent de céder à ce goût du confort. Un lit, c'était à coup sûr le repaire idéal où aimaient grimper les mygales, les scolopendres géantes, les scorpions et autres immondes parasites ; un moelleux endroit qu'affectionnaient les serpents corails ou les serpents plumes à la piqûre mortelle. C'était enfin un refuge dont raffolaient les fourmis qui, en quelques heures, transformaient la literie en charpie.

Il tâtonna sous le hamac, attrapa ses chaussures et les secoua prudemment. Une énorme et velue scolopendre brune tomba de l'une d'elles et disparut prestement entre les lames humides du plancher.

— Faut être fou pour rester dans un pays pareil ! maugréa-t-il en chassant de la main les moustiques qui tournoyaient autour de son visage.

Excédé, il alluma un nouveau cigare et sortit sur le balcon de bois qui entourait la maisonnette.

Malgré la nuit, totale, et le chant de la pluie et du vent, il devina tout de suite que Joaquin était déjà là, dans l'ombre.

— Tu es sorti toi aussi ? dit-il.

— Eh oui, fit le métis en s'approchant.

— C'est moi qui t'ai réveillé ?

— Non, non.

Antoine savait qu'il mentait. Jamais il n'avait pu nuitamment venir prendre l'air sans que Joaquin soit aussitôt sur ses talons. Le métis occupait la deuxième pièce du bungalow, celle qui servait de cuisine. Mais il était à croire qu'il ne fermait pas l'œil de la nuit.

— Mais si, je t'ai réveillé, assura Antoine.

— Ben, avec tous ces voleurs et ces voyous…, expliqua Joaquin.

— Oui, tu as raison, faut être vigilant…

Il était bien vrai que le climat et la faune de l'isthme n'étaient pas les seuls à rendre le pays malsain. En effet, nombreux étaient les ouvriers du chantier qui étaient plus dangereux que les araignées, les scorpions ou même les caïmans dont regorgeaient les marigots.

Depuis maintenant sept ans qu'une poignée d'ingénieurs avaient décidé d'ouvrir un canal entre l'Atlantique et le Pacifique, une cohorte d'individus s'était abattue sur toute la région. Et, parmi ces nouveaux venus, tous ne gagnaient pas leur vie en maniant seulement la pelle ou la pioche… On ne comptait plus les vols, les entrepôts pillés, les meurtres même.

Alors, dès la nuit venue, lorsque Joaquin décelait le moindre bruit suspect aux alentours immédiats de la case, il s'embusquait, machette au poing, dans l'ombre de la véranda.

— Vous voulez du maté ? Il est encore chaud, proposa le métis.

— Pourquoi pas ? De toute façon je n'arrive pas à dormir. Allez, rentrons, les moustiques sont encore pires ici, et plus nombreux !

— Faut mettre de l'onguent, dit Joaquin en poussant la porte et en s'écartant pour laisser passer Antoine.

— Et que crois-tu que je fasse ! dit celui-ci en s'asseyant dans un fauteuil de rotin. Mais ton onguent pue tellement qu'il me gêne presque autant que les piqûres de moustiques !

— Ça fait rien, faut en mettre ! Beaucoup ! s'entêta Joaquin.

Il était toujours aux petits soins pour Antoine et veillait sur lui d'une façon si maternelle et envahissante qu'elle en devenait parfois agaçante. Mais Antoine ne pouvait lui en vouloir. Il savait que Pauline était derrière toutes les attentions que lui prodiguait son vieux compagnon de piste. Et il en était de même depuis des années. Depuis cette époque où Pauline avait clairement signifié au métis qu'elle le tenait pour responsable de la santé et du confort de son époux, en somme qu'elle le lui confiait. Enorgueilli par cette charge, Joaquin s'acquittait au mieux de son rôle et se dépensait sans compter.

Antoine l'observa pendant qu'il remplissait un bol de maté de coca et lui trouva très mauvaise mine. Il en ressentit quelque remords, car ce n'était pas la première fois qu'il notait les marques que le temps et la fatigue gravaient sur les traits du vieil homme.

« Eh oui, pauvre bougre, pensa-t-il, dire que je lui ai promis un jour qu'on ne ferait plus jamais d'expéditions aussi folles ! Qu'on ne prendrait plus la piste et qu'on s'occuperait simplement du jardin de La Maison de France et des cultures de Tierra Caliente ! C'est réussi ! Voyons, c'était en… ? En 78 que nous avons délaissé le chariot. Ensuite, nous avons eu un peu de répit en nous occupant des terres de M. de Morales. Et puis il a fallu qu'on se lance dans cette histoire de canal ! Mais il est vrai que s'il n'en avait tenu qu'à moi… »

Contrairement à Martial, Edmond, Herbert et Romain, ses amis de la Sofranco, il avait toujours éprouvé quelques craintes et beaucoup de perplexité pour une entreprise qu'il jugeait trop gigantesque et même un peu démentielle. Au fond de lui veillait et subsistait, envers et contre tout, une vieille prudence paysanne teintée de scepticisme. Et le fait qu'il ait quitté sa ferme et sa Corrèze natale depuis seize ans et qu'il n'y soit jamais revenu n'avait en rien atténué sa défiance. Il la ressentait chaque fois que les entreprises dans lesquelles se jetaient ses amis lui paraissaient trop hasardeuses ou financièrement trop dangereuses.

Son attitude était d'ailleurs un éternel sujet de plaisanterie avec eux. Ils ne manquaient pas une occasion de lui rappeler que ses sombres prévisions ne s'étaient jamais réalisées. Il avait l'honnêteté de reconnaître que, jusque-là, tout avait effectivement bien marché pour les associés de la Sofranco. Mais cela ne l'empêchait pas d'avoir des doutes quant à l'avenir du chantier ouvert par la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panamá.

— Buvez tant que c'est encore chaud ! insista Joaquin après avoir constaté qu'Antoine, songeur et lointain, n'avait pas encore touché à son breuvage.

— Oui, t'inquiète pas.

— Vous voulez un peu d'alcool dedans ? Contre les fièvres ? proposa le métis.

— Non, pas maintenant. J'ai déjà assez de mal à dormir et tu sais bien que ta gnôle me réveille !

— Keu Yang est mort ce soir. Je l'ai appris tout à l'heure à Santa Dolores…, annonça Joaquin après quelques instants de silence.

— Keu ? Le cuisinier de l'équipe ?

— Oui…

— Saloperie…, grommela Antoine.

Il n'avait pas besoin de demander de quoi était mort le Chinois. Comme tant d'autres hommes attirés par tout ce qu'offrait le chantier – du travail, de bons salaires mais aussi la possibilité de se lancer dans des trafics plus ou moins louches mais rémunérateurs –, Keu Yang avait été emporté par la malaria.

Elle frappait presque sans relâche et indistinctement la main-d'œuvre de base et les ingénieurs français. À preuve, sur les trente spécialistes qui avaient débarqué au début de l'année 1886, treize avaient rendu l'âme quelques semaines plus tard…

Et si les chiffres officiels, qui se voulaient rassurants pour ne pas décourager les ouvriers et les actionnaires, annonçaient une mortalité qui ne dépassait pas sept pour cent, Antoine tenait de bonne source que sur les quarante mille travailleurs recensés en ce mois d'août 1887, plus de vingt mille étaient indisponibles, trop malades pour tenir debout !

C'était d'ailleurs à cause de cette saloperie de malaria qu'il était là, depuis maintenant cinq mois, dans ce cloaque infâme bourré de moustiques, alors qu'il aurait été si bien à Santiago ou à Tierra Caliente avec Pauline, les jumeaux Pierrette et Marcelin et le petit Silvère.

Au lieu de quoi, il se ruinait la santé et le moral en surveillant, douze heures par jour, le travail d'une énorme drague appartenant à la Sofranco. Il veillait aussi à la bonne marche d'une scierie et d'un atelier de réparation qui, à eux seuls, employaient plus d'une centaine d'ouvriers.

Ce n'était pas que ces multiples activités soient financièrement mauvaises, tant s'en fallait. Elles étaient même très bénéfiques pour les caisses de la Sofranco. Mais, au départ, elles avaient été prévues pour fonctionner sous la responsabilité de Romain et de Martial.

Romain était toujours là, fidèle et efficace depuis maintenant six ans. Et le moins qu'on pouvait dire était qu'il ne plaignait ni son temps, ni sa peine. Il avait plus de deux cents ouvriers sous ses ordres et supervisait la marche des six excavateurs de la Sofranco.

En revanche, à son grand regret car lui aussi excellait dans son rôle, Martial avait dû abdiquer. Épuisé et rongé par un impaludisme chronique, il avait été contraint d'obéir aux ordres des médecins. Ceux-ci estimaient depuis longtemps qu'il représentait un défi aux lois naturelles. D'après eux, jamais il n'aurait dû remettre les pieds dans aucune région marécageuse après la crise qui avait failli l'emporter lors de son premier voyage à Panamá, au printemps 1880.

Il n'avait pas tenu compte des avertissements et n'avait eu de cesse, pendant plus de cinq ans, de parcourir les soixante-quatorze kilomètres de chantier. Cela lui avait permis de vendre des kilomètres de rails sur lesquels allaient et venaient des excavateurs, de fournir des masses d'outils et de machines. Enfin, il avait même installé un atelier de réparation et une scierie à Santa Dolores, minable pueblo situé au kilomètre 12 du futur canal, dans un des endroits les plus malsains qui soient, cerné par les marécages, non loin du río Chagres, à deux kilomètres de Gatún.

Mais la maladie avait fini par l'abattre. Brûlant de fièvre et assommé par les décoctions de coca, il s'était laissé rapatrier jusqu'à Santiago. Désormais, l'isthme de Panamá lui était interdit.

Aussi, parce que Romain ne pouvait remplir à lui seul tout le travail, qu'Edmond et Herbert étaient certes d'excellents financiers mais de piètres meneurs d'hommes et d'encore plus mauvais mécaniciens, Antoine était venu occuper la place vacante.

Il avait été bien entendu, au début, que c'était provisoire, pour quelques semaines, le temps de trouver un homme sûr pour remplacer Martial. Les événements avaient prouvé que ce n'était pas si facile.

Le premier contremaître embauché – un Allemand – avait été emporté par la fièvre jaune en quelques jours. Le second – un Belge – s'était révélé incapable de se faire obéir des ouvriers. Quant au troisième – un Marseillais –, il avait été retrouvé, au petit jour, saigné à blanc dans une ruelle de Colón bien connue pour ses bouges et ses tripots.

Depuis, Antoine ne désespérait pas de découvrir enfin quelqu'un pour le libérer. Mais, certains soirs, il doutait que cela fût possible. Depuis longtemps maintenant, de mauvaises rumeurs couraient sur le chantier. On parlait de crise, d'hésitation, de volte-face au niveau de la direction. On prétendait aussi que l'affaire n'était pas très saine du point de vue finances. Ce n'étaient sans doute que des ragots, mais comme ils étayaient ce qu'Antoine craignait depuis des années, cela accroissait sa mauvaise humeur. Il vida son bol de maté de coca, écrasa un moustique qui lui piquait le cou.

— Vous avez encore de l'onguent ? s'inquiéta Joaquin.

— Je t'ai déjà dit oui, assura Antoine en se levant, regarde, je suis encore tout huileux et tout puant !

Il ignorait avec quels ingrédients le métis fabriquait sa pommade et même si elle était vraiment efficace. Une seule chose était sûre : à cause d'elle, il puait comme dix boucs ! Mais parce que Joaquin et Romain s'en enduisaient généreusement, le seul moyen d'en atténuer un peu la pestilence, de s'y habituer était d'en user soi-même.

— C'est comme pour l'ail. Dans une assemblée, faut que tout le monde ou personne en mange ! plaisantait Romain lorsque, chaque matin, il se badigeonnait tout le corps avec la mixture.

— Tu connais quelqu'un qui pourrait remplacer ce pauvre Keu ? demanda Antoine. Il faut bien un homme pour la cuisine, ou alors les gars vont tout casser !

— Je me renseignerai, fit Joaquin sans grande conviction, faut comprendre… ajouta-t-il.

Il paraissait gêné.

— Comprendre quoi ?

— Ben… Ça parle sur le chantier, alors les gars se demandent si c'est prudent de venir…

— Non, non, dit Joaquin en haussant les épaules, mais… paraît que ceux de chez Kermann et aussi de chez Faulkner n'ont pas été payés depuis presque trois semaines, alors…

Kermann et Faulkner figuraient parmi la trentaine d'entrepreneurs qui se partageaient les travaux. Ils employaient environ un millier d'ouvriers et ce n'était pas la première fois qu'ils donnaient des signes de faiblesse. Mais, trois semaines de retard, c'était beaucoup car la tradition voulait que la paie eût lieu tous les dimanches.

— Ça s'arrangera, décida Antoine, alors pense à trouver un cuistot. Après tout, nous, on a toujours bien payé, fais-le savoir.

— Oui, oui, dit Joaquin d'un ton distrait. Il hésita un peu puis lança : On va rester encore longtemps ici ?

— J'espère que non, rassure-toi.

— Alors quand partons-nous ?

— C'est pas si simple… Mais tu t'ennuies tant que ça ?

— Oh oui ! Beaucoup…

— De qui ? s'étonna Antoine.

Il savait que la femme de Joaquin était décédée depuis quatre ans. Cela n'avait pas vraiment affecté le métis car ses liens avec son épouse étaient pour le moins épisodiques et peu chaleureux. Quant aux enfants qu'elle lui avait donnés, ils étaient majeurs, mariés depuis longtemps et n'entretenaient presque aucun rapport avec leur père. Antoine avait peine à croire que ce soient les « fiancées » que Joaquin connaissait un peu partout qui soient la cause de son coup de cafard. Aussi insista-t-il.

— De qui ?

— De tout. Du pays, de chez nous. Je suis vieux, je voudrais pas mourir ici…

— Allons donc ! Tu as le temps, non ? Après tout, tu n'as jamais qu'une cinquantaine d'années, pas beaucoup plus !

— Peut-être, fit Joaquin, qui le sait ? Pas moi… Mais je sais que la fatigue me gagne, voilà. Et puis je m'ennuie, c'est tout ! Il observa Antoine, sourit : Et puis vous le savez bien, quoi ! Je m'ennuie de vos petits, voilà !

Antoine connaissait l'attachement qu'il portait aux jumeaux. Il les avait vus naître, avait toujours été leur complice et souvent leur compagnon de jeux. Quant au petit Silvère, qui avait maintenant huit ans, il lui vouait un véritable culte, une espèce d'adoration, pleine de tact, d'attention, de délicatesse.

— Tu as raison, dit Antoine, je sais que les enfants te manquent. À moi aussi, mais on ne fait pas toujours ce qu'on veut ! Allez, dit-il avant de sortir, pense à chercher un cuisinier pour remplacer ce pauvre Keu. Et ne t'inquiète pas, moi non plus, je n'ai pas envie de m'installer ici !

Les moustiques étaient toujours aussi nombreux autour de la lampe à pétrole. La cuvette, maintenant pleine, débordait. Quant à Romain, il ronflait avec la même lancinante application que trois quarts d'heure plus tôt !

Antoine vida le récipient par la fenêtre, le replaça sous la fuite du toit et se hissa dans son hamac.

Il sut vite que le sommeil le fuyait toujours. Alors, mains sur la poitrine, prêt à écraser les moustiques qui s'approchaient déjà, il reprit la contemplation des gouttes d'eau qui, une à une, grossissaient au bout de la petite écharde brune, avant de tomber dans la cuvette.

Les confidences de Joaquin l'avaient troublé plus qu'il ne l'avait laissé paraître. Il avait été très touché que le métis lui parlât des enfants et s'il n'avait rien fait pour relancer la conversation c'était pour ne pas s'engager dans la narration des souvenirs.

Lui aussi s'ennuyait beaucoup et s'appliquait donc à ne pas attiser certains sentiments. Il y parvenait avec les enfants, mais beaucoup plus difficilement avec Pauline qui, elle, réussissait toujours à s'imposer dans ses pensées, sa mémoire, à s'y installer. Elle s'y glissait chaque jour et les soirs avec tant de force, de précision et d'intimité qu'il avait l'impression qu'elle était là, contre lui, amoureuse, câline ; avec au fond des yeux cette espièglerie complice qu'il aimait tant.

« Sacré Joaquin, songea-t-il en souriant, il n'a parlé que des enfants, il n'a pas osé dire que lui aussi s'ennuie de Pauline ! Enfin, il a raison, faudrait pas qu'on s'attarde trop longtemps dans ce fichu pays… »

Puis il pensa aux difficultés des entreprises Kermann et Faulkner. « Pas sain tout ça, pas sain du tout… » Mais toute cette affaire de canal avait-elle jamais été saine ? Il jugeait que non, surtout depuis qu'il était au courant des péripéties qui avaient ponctué l'ouverture du chantier. Des histoires que tout le monde connaissait et dont on s'accommodait tant bien que mal.

« Ces gens-là se sont toujours trompés ! Et certains ont menti comme des arracheurs de dents ! Quand on se souvient des estimations du début et de l'évolution des chiffres ! »

C'était simple. En 1879, Ferdinand de Lesseps qui, malgré ses soixante-quatorze ans, voulait être l'homme de Panamá, comme il avait été celui de Suez, avait évalué le coût total de l'opération à neuf cent vingt millions de francs. La somme se répartissant en six cent vingt millions pour les travaux, cent trente millions pour les dépenses d'entretien et le reliquat pour les frais divers.

Mais il ne fallait surtout pas oublier que, dans le même temps, d'autres spécialistes avaient prédit qu'on ne s'en sortirait pas à moins d'un milliard deux cents millions de francs…

C'était de Lesseps qu'on avait cru, et la Compagnie universelle du canal interocéanique s'était donc créée avec un capital de six cents millions de francs. Elle avait aussitôt opté pour le projet de de Lesseps qui prônait un canal à niveau contre l'avis de quelques ingénieurs partisans d'un canal à écluses.

Dans l'euphorie, les responsables avaient annoncé que les travaux seraient achevés pour la fin 1888. Ils estimaient que le canal serait ouvert grâce à l'extraction de quarante millions de mètres cubes de terre et de rochers. C'était peu comparé aux soixante-quinze millions de mètres cubes de déblais qu'avait nécessités l'ouverture de Suez. Là encore, il était prudent de se souvenir que, dans les mois suivants, cette estimation avait rapidement grossi, passant d'abord à quarante-cinq millions de mètres cubes, pour arriver à soixante-treize millions…

Cela n'avait rebuté personne. Pas plus que n'avaient découragé de Lesseps les lamentables résultats de la souscription d'août 1879. Elle n'avait réuni que trente millions de francs sur les quatre cents millions demandés…

Beaucoup mieux présentée au public, grâce à une excellente campagne de presse, la seconde émission de décembre 80 avait reçu un chaleureux accueil. Mais uniquement en France car, déjà, les Anglais et les Américains boudaient le projet du canal.

Tout cela n'avait pas empêché l'entreprise Couvreux et Hersant d'emporter le marché pour un prix total de cinq cent douze millions de francs. Les deux hommes, amis de de Lesseps, jouissaient eux aussi d'une solide réputation car ils avaient activement participé à l'ouverture du canal de Suez.

Leur projet était clair : ouvrir entre Colón et Panamá, sur soixante-quatorze kilomètres de long, une tranchée profonde de huit mètres, large de vingt-neuf mètres. Creusée au niveau des océans, elle rejoindrait dans un premier temps, au kilomètre 10, la marécageuse vallée où serpentait le río Chagres. La saignée franchirait ensuite la chaîne montagneuse de la Culebra au kilomètre 55, pour filer enfin vers le Pacifique.

Il s'était une nouvelle fois avéré que l'importance des travaux avait été sous-évaluée. L'ouverture dans le massif de la Culebra représentait à elle seule un labeur absolument colossal, titanesque. Il s'agissait, ni plus ni moins, d'araser sur treize kilomètres une série de collines dont la plus haute atteignait quatre-vingt-sept mètres !

« Et bien malin qui pourrait dire si on en verra jamais le fond de cette foutue tranchée ! » songea-t-il.

Il se gratta furieusement le lobe de l'oreille droite qu'un moustique venait de piquer, alluma un nouveau cigare.

« Faut bien dire aussi que tout s'en mêle pour que ça cafouille… »

Commencés le 1er février 1881 sur l'ensemble du tracé, les travaux avaient pourtant bien débuté. La paie journalière des ouvriers étant bonne, il n'avait pas été difficile de recruter deux mille hommes en peu de temps.

Puis la saison des pluies était arrivée et avec elle s'étaient abattus les moustiques. Dans le même temps, grossis par des averses diluviennes, les moindres ruisseaux s'étaient transformés en torrents de boue qui avaient emporté en quelques heures toutes les installations et les cases situées trop près de leur cours. Quant au río Chagres, il avait envahi et submergé les premières ébauches du canal.

En septembre 82, alors que la mortalité due aux diverses fièvres et à la dysenterie commençait à saper le moral des plus résistants, un tremblement de terre avait provoqué çà et là des éboulements considérables et blessé des centaines de travailleurs. Les malheureux étaient venus grossir les rangs de tous les malades qui croupissaient dans les infirmeries ou les hôpitaux de Colón et de Panamá.

Le communiqué de la compagnie avait alors assuré qu'il n'y avait aucun mort à déplorer. Malgré cela, à l'annonce du tremblement de terre, des affaissements et des glissements de terrain, les actions du canal avaient chuté à la Bourse de Paris.

Pour rassurer les actionnaires, de Lesseps avait alors solennellement promis – sans sourciller – qu'il n'y aurait plus jamais de tremblement de terre sur le chantier ! On en faisait encore des gorges chaudes dans tout l'isthme !

Mais personne n'avait ri lorsque, à la fin décembre de la même année, les entrepreneurs Couvreux et Hersant avaient annoncé qu'ils abandonnaient la partie…

Beaucoup avaient pensé que le rêve était déjà fini. Pourtant tout avait continué car une multitude de petites entreprises s'étaient jetées sur l'alléchant marché. Elles employaient beaucoup de sous-traitants, la Sofranco était du nombre et ne s'en plaignait pas ! En effet, les prix étant libres dans la zone du canal, chaque entrepreneur, maintenant débarrassé de la solide emprise que représentaient Couvreux et Hersant, pouvait agir à sa guise.

En quelques mois, les cours de la moindre denrée ou du plus petit service avaient bondi. Des fortunes s'étaient faites, des faillites étaient venues. Imperturbable, de Lesseps annonçait toujours que le coût total des travaux ne dépasserait pas six cent vingt millions de francs.

Cela ne correspondait plus du tout à ce que pronostiquait maintenant M. Dingler, l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées. Il assurait sans détours qu'il faudrait extraire au moins cent vingt millions de mètres cubes ! On était loin des quarante millions prévus en 79…

Malgré tout, le chantier avait continué. Pour aider les ouvriers chinois, très sensibles aux fièvres, et qui d'ailleurs préféraient souvent délaisser la pelle et la pioche pour ouvrir des petits commerces, s'était établi un va-et-vient maritime entre Colón, la Barbade, la Jamaïque et Cuba.

Les bateaux revenaient des îles avec des cargaisons de Nègres ravis d'échapper à leur épuisant travail de coupeurs de cannes à sucre ou de ramasseurs de patates douces. Ils abandonnaient le salaire dérisoire d'un franc vingt-cinq par jour que leur concédaient les planteurs pour la somme de six francs cinquante, voire sept francs, offerte par les entreprises du canal. Aussi arrivaient-ils par milliers, et en chantant car les recruteurs se gardaient bien de parler des fièvres et autres surprises qui attendaient les migrants…

« Maintenant, ils sont prévenus, mais ils sont toujours aussi nombreux, pensa Antoine. À croire que ça ne sert à rien d'être prévenu ! Ceux qui ont fait le coup de force sur Colón savaient ce qui les attendait, et pourtant… »

Il tenait l'histoire de Romain et de Martial ; les deux hommes avaient assisté aux événements et ne pouvaient être suspectés d'exagération.

L'un et l'autre travaillaient sur le chantier lorsque, le 30 mars 1885, une révolte avait éclaté à Colón. Conduit par le métis Carlos Prestan – qui n'en était pas à son coup d'essai en matière d'insurrection –, des milliers d'hommes s'étaient jetés sur la ville. Tuant, pillant, ils avaient réussi à incendier toute la cité avant d'être contraints de lever les bras devant les forces armées.

Les militaires avaient fusillé un certain nombre de pillards et livré les autres aux autorités, ce qui avait plongé le gouvernement dans le plus profond embarras. En effet, et pour étrange que cela pût paraître, la peine de mort avait été abolie en Colombie. Il n'était donc pas possible d'exécuter les prisonniers ; mais tout autant impossible de ne pas faire un exemple.

Un obscur officier subalterne avait soudain eu un trait de génie en proposant tout simplement de recourir à la « loi internationale ». Et, puisque la Compagnie du canal était universelle et que la ligne de chemin de fer qui reliait Colón à Panamá lui appartenait depuis 1882, c'était sur cette parcelle de terrain qu'il devenait légal d'exécuter les insurgés.

On avait donc hissé les condamnés sur un wagon plate-forme. Là, après qu'un padre de service leur eut octroyé sa bénédiction, on leur avait passé à chacun un solide nœud coulant autour du cou. Puis le train avait démarré, laissant derrière lui les incendiaires de Colón se balancer au-dessus d'un sol concédé à la Compagnie internationale du canal pour la somme de quatre-vingt-onze millions de francs (soit au moins cinq fois son prix !) et pour une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans ! Depuis, le calme régnait sur le chantier…

« Enfin, façon de parler, songea-t-il, il ne se passe guère de jour sans qu'on découvre quelques pauvres bougres égorgés comme des poulets ! Mais ça, c'est la routine, comme la malaria, la fièvre jaune, la dysenterie et les moustiques ; sans oublier les serpents, c'est le pays quoi… »

Il bâilla, fixa une dernière fois les gouttes qui perlaient au bout de l'écharde et plongea d'un coup dans le sommeil.