2
Pendant les deux mois qui avaient suivi son retour à Santiago, Martial avait été tellement fatigué par ses accès de malaria qu'il n'avait pas bien mesuré leurs conséquences. Aussi ce fut d'abord avec tristesse, ensuite avec colère qu'il découvrit la gravité de son état au fur et à mesure qu'il reprenait quelques forces et que lui revenait le goût du travail et de l'action.
Son abattement fut profond lorsqu'il comprit que toute son existence risquait désormais d'être grevée par ce handicap.
Pour lui, ne plus pouvoir participer à ce gigantesque chantier de Panamá était la pire des punitions. Il s'était tellement passionné pour cette aventure depuis six ans et il y avait tellement participé qu'il ne put admettre que tout cela lui soit maintenant interdit. Interdites ces épuisantes mais exaltantes journées au cours desquelles, dirigeant le travail des équipes de terrassiers, il voyait avec fierté s'allonger les rails luisants où, bientôt, allaient gronder les convois de Decauville. Des rails, des machines et des wagons fournis par lui, pour le compte de la Sofranco, bien sûr, mais d'abord vendus par lui. Parce que c'était lui, Martial Castagnier, l'ancien petit négociant en vins, qui avait emporté certains marchés, de haute lutte. Qui les avait gagnés devant dix ou vingt concurrents prêts à tout pour vaincre ; ouverts à toutes les compromissions, les bassesses et les pots-de-vin, les trafics.
Oui, fierté d'avoir été le meilleur négociateur, le plus sérieux, celui dont la réputation n'avait cessé de grandir et avec qui traitaient les plus grosses sociétés du chantier. Et c'était de tout cela que sa mauvaise santé risquait de le priver. Et aussi de toutes ces heures passées dans les ateliers de réparation où, à la chaleur des forges et des chaudières à vapeur, s'ajoutait la moite et mortelle touffeur qui suintait de la jungle et des marécages.
Heures exténuantes, mais combien excitantes puisqu'il s'agissait, là encore, de gagner contre le temps, en réparant au plus vite et au mieux la machine cassée, la pièce défectueuse.
Interdite aussi maintenant l'organisation des chantiers de minage concédés à la Sofranco dans certaines portions du massif de la Culebra où, d'un souffle, les charges de dynamite pulvérisaient des milliers de mètres cubes de roche !
Interdite également l'attentive surveillance de la Ville de Lodève, cette énorme drague de la Sofranco qui ouvrait goulûment son chemin dans les marécages. Une machine inquiétante, toute grondante du fracas de ses chaudières, du cliquetis de ses chaînes à godets. Un engin titanesque qui, dans une gargouillante succion, avalait dans le lit du canal jusqu'à trois mille mètres cubes de boue par jour, qu'il revomissait bruyamment sur la berge ou dans les trains de wagons qui sillonnaient sans cesse les flancs de la tranchée.
À elle seule, la Ville de Lodève abattait par jour le travail de mille hommes ! Et c'était également cette fantastique puissance des machines modernes qui le passionnait, le comblait. C'était elle aussi qui l'avait retenu pendant six ans dans la zone du canal, malgré un climat épouvantable et dans des conditions de vie terribles.
Certes, comme promis un jour à Rosemonde, il était ponctuellement revenu en France tous les quinze ou dix-huit mois. Et s'il ne s'était jamais ennuyé pendant les quelques semaines passées avec sa femme et sa fille, il n'avait pas eu non plus beaucoup de peine à les quitter à la fin de ses congés.
Ce n'était pas que Rosemonde soit devenue acariâtre, loin de là. Simplement, comme elle l'en avait prévenu, sa principale préoccupation était l'éducation de leur fille. Elle ne vivait que pour Armandine, qui d'ailleurs le lui rendait bien. C'était une gracieuse enfant de onze ans qu'il aimait beaucoup mais avec qui il avait conscience d'agir gauchement lors de leurs brèves retrouvailles. En fait, il avait vite compris qu'il était étranger à la complicité qui liait Armandine à sa mère et que toutes les deux se passaient très bien de sa présence.
De plus, Rosemonde ne partageait pas sa passion pour le canal et ne comprenait pas qu'on pût s'enthousiasmer pour une telle entreprise.
— C'est stupide, lui avait-elle dit un jour, passe encore que tu veuilles vivre à Santiago, je veux dire au Chili, là au moins tes amis et toi avez des affaires sûres, des mines qui rapportent, des marchés assurés, bref une situation solide ! Alors pourquoi diable t'es-tu entiché de ce maudit canal ? Tu me dis toi-même que la vie y est infernale et dangereuse et même que certains clients paient très mal !
— Les affaires réussies d'avance et qui fonctionnent toutes seules ne m'intéressent pas ! lui avait-il alors lancé. Seules me plaisent celles qu'il faut faire, qu'il faut gagner ! Celles-là sont excitantes, les autres m'ennuient ! Je les laisse volontiers aux ronds-de-cuir !
Et c'était vrai. Vrai au point de l'avoir peu à peu détaché des marchés trop faciles que la Sofranco traitait au Chili ou au Pérou ; ceux-là, il les abandonnait à Edmond, Herbert, ou même Antoine.
En revanche, il se réservait tous ceux qui se rattachaient à Panamá ; le canal était devenu sa raison d'être de se battre.
Et c'était de tout cela dont voulait le priver la maladie ? C'était impossible, inadmissible ! Ou alors, si vraiment la zone du canal lui était définitivement défendue, mieux valait tout abandonner et rentrer en France, pour toujours.
Il se sentait incapable de poursuivre l'existence qui était la sienne depuis son retour à Santiago ; elle était trop stérile et surtout trop monotone.
Dès que Martial le put, c'est-à-dire après deux mois de repos complet, il recommença à fréquenter les bureaux de la Sofranco et la banque d'Herbert Halton. Mais il comprit vite que ses amis ne tenaient pas à être responsables d'une éventuelle rechute de sa santé et faisaient tout pour le ménager. Il ne traita donc que de modestes et routinières affaires dont le cadre ne dépassait pas le port de Valparaíso ou le comptoir de Concepción.
C'était peu attrayant et il dut se fâcher pour pouvoir suivre Edmond lors d'une de ses tournées d'inspection dans les mines de l'Atacama.
— Et ne me dites pas que le climat y est malsain pour moi ! lança-t-il, c'est un des plus secs et plus chauds du monde !
Mais ces quelques rares expéditions ne suffirent pas à meubler tout son emploi du temps.
Alors, parce qu'il s'ennuyait et se rongeait à l'idée d'être inutile, il descendit jusqu'à Tierra Caliente. Là, bien qu'il ne connût pas grand-chose à l'agriculture, il parcourut toutes les terres mises en valeur par Antoine. Accompagné par Pedro de Morales, ravi de sa visite, il regarda et nota tout, persuadé qu'Antoine serait heureux d'avoir des nouvelles fraîches de cette hacienda qui lui tenait tant à cœur. Et il put même lui écrire au sujet des vignes – car là il était dans sa partie –, qu'elles étaient superbes, bien entretenues, bien travaillées et que la vendange s'annonçait plantureuse.
— Vous pensez que votre ami pourra bientôt revenir ? lui demanda incidemment Pedro de Morales.
— J'espère, oui j'espère, éluda-t-il.
— Oh ! Notez qu'il a formé d'excellents chefs d'équipe et que moi-même je veille, mais enfin…
— Je comprends…, murmura Martial qui se savait seul responsable de l'absence d'Antoine.
De retour à Santiago, il s'empressa d'aller voir le docteur Portales pour lui demander s'il était vraiment dangereux de retourner à Panamá.
— Vous n'y songez pas, j'espère ? Ou si oui, ôtez-vous vite cette idée de la tête, elle est stupide !
— Mais pourquoi ? Bon sang, j'ai passé six ans là-haut sans gros problèmes. D'accord, j'avais périodiquement des accès de fièvre et…
— Et le dernier a bien failli vous tuer ! Alors oubliez Panamá comme j'ai moi-même oublié le plaisir que peut procurer un bon bain de pieds, plaisanta le docteur en tapotant ses prothèses du bout de ses béquilles.
Martial attachait beaucoup d'importance à ce que disait le docteur. C'était un homme très compétent et la façon dont il avait surmonté l'épreuve vécue lors de la guerre du guano forçait le respect. Nombreux étaient ceux qu'il stupéfiait par sa bonne humeur et sa façon de faire oublier qu'un obus lui avait emporté les jambes…
— Mais dites-moi au moins pourquoi vous m'interdisez Panamá ! insista Martial qui connaissait pourtant la réponse.
— Pas uniquement Panamá, mon cher, mais tous les marais qui engendrent la malaria ! Ou l'impaludisme, si vous préférez ; du préfixe latin im et de palus, paludis, marais. Cela dit, on ignore ce qui, dans les marécages, provoque les fièvres, qu'elles soient jaunes, paludéennes ou bilieuses. Le jour où on le découvrira, on vaincra la maladie. Voyez-vous, il faudrait que votre grand Pasteur se penche sur ce problème, je suis sûr qu'il trouverait !
Le docteur Portales portait un profond attachement à la France et ne manquait jamais d'en faire état.
— Et que se passera-t-il si je remonte dans l'isthme ? insista Martial.
— C'est simple, votre cas est chronique, mais rien ne l'empêche de devenir aigu et mortel lors d'une rechute. Ou alors il restera ce qu'il est, mais la fièvre s'installera et débouchera sur la cachexie palustre. Celle-ci déclenchera une anémie profonde, avec hypertrophie de la rate, et même du foie, des œdèmes multiples, des scléroses pulmonaires, des épistaxis répétées et même des hémorragies rétiniennes. Pour la suite, le premier croque-mort venu vous renseignera…
— Très drôle…
— Écoutez, mon cher, vous m'avez posé une question, je vous ai répondu. Maintenant, libre à vous de tenter le diable !
L'entrevue le découragea beaucoup et ce fut sans aucun enthousiasme qu'il reprit le petit train-train journalier des médiocres et reposantes affaires que lui confièrent Edmond et Herbert.
Ses journées étaient monotones et réglées comme celles d'un tabellion.
« Il ne me manque que les manchettes de lustrine ! » pensait-il avec amertume.
Tôt levé, par habitude, il quittait l'hôtel San Cristobal où il logeait toujours lors de ses séjours à Santiago. Il flânait ensuite dans la ville en suivant un parcours bien établi.
D'abord la place d'Armes où il achetait son journal. De là, il remontait jusqu'au sommet du cerro Santa Lucia où il soufflait quelques instants avant de redescendre vers les bureaux de la Sofranco.
La lecture des cours de la Bourse et de quelques dossiers l'occupait jusqu'à onze heures trente. Il reprenait alors sa canne et allait saluer Herbert Halton dans sa banque. Edmond les rejoignait vers treize heures et les trois amis déjeunaient ensemble.
Une courte sieste suivie d'une partie de billard l'occupait jusqu'à seize heures. Il partait alors attendre son filleul Marcelin et son frère Silvère à la sortie de leur école. Tous les trois filaient ensuite jusqu'au cours fréquenté par Pierrette puis regagnaient La Maison de France où les attendait Pauline.
Au soir, selon son humeur et sa fatigue, il allait musarder dans les fumoirs du théâtre et y rencontrait quelques relations qui l'aidaient à meubler son ennui. Mais, plus souvent, il s'asseyait à la table qui lui était réservée à La Belle Hélène. C'était un café-concert qui n'avait rien à envier aux établissements français et son propriétaire se flattait, avec raison, d'y offrir des spectacles aussi riches, chatoyants et variés que ceux de Paris. Il est vrai que l'orchestre exécutait allègrement et avec brio tout le répertoire d'Offenbach et que les élégantes n'y manquaient pas.
Il y avait toujours là quelques superbes et pulpeuses créatures dont la conversation n'était certes pas le principal atout mais qui ne refusaient pas, pour autant, d'amorcer le dialogue.
Il rentrait à son hôtel vers une heure. Et, chemin faisant, il en venait toujours à se répéter qu'il était stupide de gâcher ainsi son temps. Il savait surtout que le pire allait être de chercher le sommeil en se disant que la journée du lendemain serait aussi morne que celle qu'il venait de vivre et que seul un temblor en romprait peut-être la monotonie. Mais ce n'était quand même pas à souhaiter.
Ce n'était pas parce qu'elle avait trente-quatre ans depuis le 12 mai que Pauline se sentait vieille. C'était en contemplant ses enfants.
Marcelin était devenu un jeune homme en moins de six mois et il était maintenant aussi grand que son père. Pierrette, sa jumelle, s'était elle aussi métamorphosée. Plus petite que son frère, elle était une gracieuse jeune fille, au visage ouvert qu'animait un vivace regard noir. Et de même que Pauline soupçonnait Marcelin de se servir parfois d'un des rasoirs de son père – histoire de favoriser et d'accroître la pousse de ce qui n'était encore qu'un duvet ! –, elle était persuadée que sa fille n'hésitait pas à essayer les plus belles toilettes du magasin lorsqu'elle se croyait seule…
Quant à Silvère, fort de la fraternelle complicité dont l'entouraient ses aînés et de la dévotion que lui vouaient Jacinta, Arturo, Joaquin et tout le personnel de La Maison de France, il se disait prêt à conquérir le monde dans les plus brefs délais.
Contrairement à son frère aîné qui, à âge égal, détestait l'école, il y brillait sans peine et avait grand-soif d'apprendre. Ce n'était encore qu'un petit garçon, mais il ne manquait jamais une occasion de proclamer qu'il avait huit ans.
Et ces huit ans eux aussi vieillissaient Pauline. Comme la vieillissait beaucoup la pensée d'avoir bientôt à se séparer de Marcelin. Certes, il était encore là pour quelques mois, mais Pauline, qui connaissait la lenteur avec laquelle se traînent les jours qui vous séparent d'un événement que l'on espère, savait aussi à quelle vertigineuse vitesse coulent ceux qui vous précipitent vers une issue que l'on appréhende.
Et s'il était intolérable de se répéter qu'il y avait presque six mois qu'Antoine était absent, il était aussi angoissant de constater que Marcelin n'en avait plus que douze à passer en famille.
Bien entendu, il était réconfortant de savoir que la séparation qu'elle redoutait permettrait un jour à son fils de jouir d'une magnifique situation et de pratiquer un métier qui lui plaisait. Mais Dieu qu'elle se sentait vieille en y songeant !
Il lui semblait entendre Marcelin, alors rebelle à l'instruction, annoncer rageusement que son seul désir était d'être llamero, c'est-à-dire gardien de lamas. Et que son rêve était de posséder le plus grand troupeau de lamas de la Corrèze !
Il disait la Corrèze comme il aurait dit l'Europe entière car, pour lui, ces lointaines contrées étaient aussi légendaires et mythiques que les aventures du Petit Poucet ou du Chat botté qu'elle leur lisait le soir à Pierrette et à lui !
Mais Marcelin ne serait jamais gardien de lamas, il serait beaucoup mieux ! Il s'était pris de passion pour l'agriculture au cours d'un de leurs longs séjours à Tierra Caliente, en 1884. Il n'y avait là rien d'étonnant quand on connaissait l'attirance que son père ressentait pour la terre. Et puis ses ancêtres paternels n'avaient-ils pas, eux aussi, passé tout ou partie de leur vie à s'échiner sur les quelques lopins caillouteux de leur minuscule propriété des Fonts-Miallet, sise en Corrèze, à quinze kilomètres au sud de Brive ?
Ce n'était pourtant pas de ces champs lointains et qu'il n'avait jamais vus que Marcelin était tombé amoureux. C'était des vingt-huit mille hectares de Pedro de Morales, de cette hacienda dont son père avait la gérance et qu'il tendait à rendre superbe. Il avait ainsi arrêté son choix et compris, presque du jour au lendemain, que le seul moyen d'atteindre son but était de devenir le plus assidu des élèves, le meilleur. Et son but était simple, remplacer un jour son père à la tête de l'hacienda, si toutefois M. de Morales voulait de lui. Et, s'il n'en voulait pas, les terres ne manquaient pas au Chili…
Voilà pourquoi il allait devoir quitter sa famille. Car si M. de Morales avait été impressionné et intéressé par le choix du jeune garçon, il avait néanmoins posé quelques conditions. À savoir qu'il fallait vivre avec son temps et qu'il n'était plus possible, à l'aube du XXe siècle, de gérer vingt-huit mille hectares sans une solide formation.
Antoine, qui avait conscience de ses propres faiblesses, avait approuvé. Aussi avait-il décidé, en accord avec Pauline, que Marcelin ferait sa dernière année d'humanités en France. Pour être moins dépaysé, moins perdu, il irait à Bordeaux où Rosemonde pourrait le loger, le choyer. Ensuite, il se présenterait au concours d'entrée de l'École d'agriculture de Montpellier. Là-bas, on étudiait entre autres tous les secrets de la vigne et du vin.
C'était M. de Morales qui avait insisté pour que Marcelin suive cette voie de préférence à celle qu'il aurait pu aborder en restant au Chili. Il était en effet possible d'y recevoir un bon enseignement supérieur agricole en fréquentant les cours de l'école d'agriculture Quinta Normal.
— Mais il est toujours bon de découvrir d'autres pays, d'autres cultures, avait expliqué M. de Morales. Et après Montpellier je ne doute pas que Marcelin ira plus haut. Il me plairait beaucoup d'avoir un ingénieur agronome à la tête de Tierra Caliente.
Ingénieur agronome ! Rien de tel que ces mots pour rappeler à Pauline que son fils marchait vers sa seizième année… Et que Pierrette aussi courait vers l'âge adulte ; que dès l'an prochain, sa formation scolaire achevée, elle allait travailler à plein temps à La Maison de France. Ensuite, très vite, viendraient les prétendants, le mariage…
Et la roue continuerait à tourner et Pauline à mesurer son âge en regardant grandir ses enfants et ses petits-enfants…
— Faut qu'on se parle, parrain ! lança ce soir-là Marcelin dès que Pierrette, ses cours terminés, les eut rejoints.
Comme tous les jours, Martial était venu les chercher dans leur école respective et tous les trois redescendaient maintenant vers La Maison de France.
— Oui, faut profiter de ce que Silvère est un peu malade et n'est pas venu à l'école, renchérit Pierrette en glissant son bras sous celui de Martial.
Il contempla, sourit :
— Tu deviens de plus en plus mignonne. Tu ressembles de plus en plus à ta mère ! Pas quand je l'ai connue, car elle était alors maigre comme un passe-lacet, mais plus tard, après son séjour à Lodève, quand elle a enfin retrouvé votre père.
— Justement, c'est de maman qu'il faut qu'on parle, dit Marcelin.
Martial les regarda l'un après l'autre, nota leur air grave et insista :
— Eh bien, allez-y, mais je devine ce que vous allez dire…
— Ah ? fit Marcelin.
— Oui. Tu vas me dire qu'il faut absolument que ton père revienne, car ta mère se lasse d'attendre.
— Oui, c'est ça, dit Pierrette, comment le sais-tu ?
— Je ne suis quand même pas idiot, soupira-t-il, tu sais, je vois votre mère tous les jours et je constate beaucoup de choses. Tiens, pas plus tard qu'hier, elle m'a reproché d'être là à ne rien foutre, alors que votre père me remplace là-haut…
— Maman ne t'a pas dit ça ! protesta Pierrette, j'ai tout entendu, j'étais dans le salon pendant que vous parliez dans la salle à manger !
— D'accord, elle ne l'a peut-être pas dit comme ça, mais ça revient au même, dit-il.
— Bon, alors tu as une idée ? demanda Marcelin. Parce que nous aussi on aimerait bien revoir un peu notre père !
— Une idée ? Oui, peut-être, je vais voir… Allez, ne pensez plus à tout ça, dit-il en s'efforçant de sourire, je vais chercher une solution. Et vous savez bien, quand on prospecte, on trouve.
— D'accord, mais il faudrait quand même faire vite, insista Marcelin.
— Oui, renchérit Pierrette, parce que, crois-moi, quand maman est de mauvaise humeur, eh bien, c'est pas drôle à la maison… Tu comprends, même l'idée d'aller bientôt en France pour accompagner Marcelin n'arrive pas à la rendre joyeuse ! Elle ne nous en parle même plus ! Pourtant, ça va être un beau voyage !
— Avant, elle faisait plein de projets, nous racontait tout ce que nous allions voir, insista Marcelin. Mais, maintenant, elle n'en parle plus. Il faut faire quelque chose, et vite !
— Oui, approuva Martial, et je vais faire vite.
Edmond d'Erbault de Lenty donna distraitement sa canne et son chapeau à un vieux serviteur indien tout déformé par l'âge et entra directement dans la salle de réunions.
— Tiens ? Déjà là ! Vous êtes joliment matinal ! dit-il avec un certain étonnement en découvrant la présence de son collaborateur et ami Herbert Halton.
L'Anglais acquiesça, sourit et tapota de la main un vaste graphique aux courbes colorées et aux chiffres multiples.
— Oui, je suis venu vérifier quelques données et mettre les résultats à jour.
Edmond s'approcha, parcourut le tableau des yeux, soupira :
— J'ai beau le connaître par cœur, je n'arrive pas à le trouver pleinement satisfaisant…
— Ça pourrait être pire, mais enfin…
— Oui, on assure que l'espoir fait vivre, mais l'attente fatigue…
— Les bruits courent que la relance ne va pas tarder.
— Depuis le temps qu'on entend ça ! dit Edmond en essuyant méticuleusement son lorgnon.
Depuis quatre ans, le prix du nitrate stagnait lamentablement, voire baissait comme en 1884. Cette situation avait contraint tous les propriétaires de gisements, soucieux de leur chiffre d'affaires, à augmenter le volume des productions dans de fortes proportions. Cela n'avait pu s'obtenir qu'en accroissant la main-d'œuvre et surtout en modernisant à grands frais tout le matériel d'extraction et de traitement. Malgré tout, les bénéfices restaient faibles, parfois même inexistants.
— Tout ça, c'est la faute de vos compatriotes ! lança Edmond, et surtout de votre maudit North ! Que le diable emporte ce soi-disant colonel !
— Je sais, vous me dites ça depuis des années et tous les jours ! Mais North est vraiment colonel, assura Herbert en souriant.
— Possible. Mais je répéterai aussi longtemps qu'il le faudra que c'est lui le responsable du marasme actuel ! Bon sang, ce n'est quand même pas moi qui décide des cours ! Je n'ai pas le bras assez long pour ça, ni assez d'amis dans le gouvernement ! Ce n'est pas moi qui casse les prix, lorsque besoin est, pour ruiner les petites sociétés comme la nôtre et tenter ensuite de racheter les gisements pour une poignée de haricots ! Ce sont vos compatriotes qui se conduisent de cette déplorable façon, pas les miens ! D'ailleurs, c'est bien le colonel North qu'on surnomme « le roi du nitrate » !
— Bien sûr, bien sûr, temporisa Herbert en s'asseyant dans un profond crapaud de cuir fauve. Il se glissa discrètement une prise dans chaque narine, claqua le couvercle de sa tabatière d'argent.
— Pour l'heure, ce n'est pas le nitrate qui m'inquiète le plus, dit-il enfin.
— Ah ? fit Edmond. J'ai pourtant vu les cours de l'or, de l'argent et du cuivre, eux au moins tiennent le coup. Et on n'a pas de problèmes avec nos mines, que je sache ! Quant au marché des cuirs et peaux il est excellent et notre vieux Rosemonde vient d'en décharger de très beaux lots à Valparaíso.
— Je sais tout ça, fit Herbert en haussant les épaules.
— Alors c'est Panamá ? Mais là encore ça pourrait être pire ! En France, la presse est superbe, à fond pour le canal !
— Je sais tout ça, redit Herbert avec un peu d'agacement dans la voix. Moi aussi je sais lire les câbles ! Je pourrais même vous citer les articles du Gaulois, de La République française ou du Figaro, tous très louangeurs. Malgré cela, il faudra que nous parlions de Panamá, mais plus tard…
— Alors venez-en aux faits, mon vieux, vous êtes en train de tergiverser comme un banquier allemand devant une demande de crédit !
— C'est notre ami Martial qui m'inquiète, voilà.
Il vit qu'Edmond fronçait les sourcils et poursuivit :
— Nous avons dîné ensemble hier soir et je vous assure que ça ne va pas…
— Sa santé ? J'ai rencontré le docteur Portales pas plus tard qu'avant-hier et il m'a assuré que Martial était rétabli. Bien sûr, il ne faut pas qu'il fasse d'imprudence, mais pourquoi en ferait-il ?
— Et voilà ! Justement ! Il s'est mis en tête de retourner à Panamá pour permettre à Antoine de revenir…
— Quoi ? Mais il est fou ! Le moindre séjour là-haut peut le tuer ! protesta Edmond.
— C'est ce que je lui ai dit ! Mais vous le connaissez, et depuis plus longtemps que moi, plus têtu que lui…
— Mais pour quelles raisons ?
— Pauline…
— Quoi ? Qu'est-ce que vous me chantez là ! Pauline ? Quel rapport avec Martial ? hoqueta Edmond. Il alluma nerveusement un cigarillo, se laissa tomber dans le canapé. Mais qu'est-ce que vous racontez ? insista-t-il. Ne me dites pas que Pauline et lui… Ça, je ne le croirai jamais ! Et quand bien même on me le prouverait, je le nierais encore !
— S'agit pas de ça ! fit Herbert en haussant les épaules. Non, c'est autre chose. D'après Martial, Pauline accepte de plus en plus mal l'absence d'Antoine, il est vrai que ça va faire six mois qu'il est parti, alors… Bref, vous connaissez Martial, l'histoire de sa femme l'a marqué, vous vous souvenez ?
— Bien entendu. Ça fera bientôt dix ans que Rosemonde est repartie en France, mais quel rapport avec Pauline ?
— C'est simple, Martial a fini par se persuader qu'elle risquait de faire comme Rosemonde. À mon avis, il exagère beaucoup, mais allez le lui faire entendre ! Enfin, les faits sont là, il se sent coupable vis-à-vis de Pauline et ne se le pardonnerait pas si elle flanchait !
— Tout cela est grotesque ! protesta Edmond. Pauline n'est en rien comparable à Rosemonde, c'est une femme inébranlable, solide, un roc !
— Je sais, je sais, mais… Enfin bref, si je demeure moi aussi persuadé que Martial se trompe et que Pauline est loin d'être dans l'état où avait sombré Rosemonde, il n'en reste pas moins qu'elle s'ennuie beaucoup, dit Herbert. Ma femme m'en avait touché deux mots, voici huit jours. Vous savez que Pauline et elle sont très amies et qu'Ana l'a souvent aidée à La Maison de France avant la naissance de notre petit Wilson. Eh bien, il paraît qu'elle l'a trouvée très abattue lors de sa dernière visite. Cela expliquerait les réflexions qu'elle a faites à Martial et qu'il a prises comme des reproches. D'où son idée stupide d'aller remplacer Antoine !
— Quelles réflexions ?
— Il paraît qu'elle lui a dit que ce n'était pas la peine qu'Antoine et elle aient trouvé une solution depuis plusieurs années au sujet de Tierra Caliente, si c'était pour qu'un maudit canal mette tout en l'air ! Vous vous souvenez ? Il est vrai qu'Antoine et elle étaient tombés d'accord sur une sorte de modus vivendi qui leur permettait de ne pas être séparés trop longtemps. Ça marchait bien. Alors là, évidemment, elle a quelques raisons de trouver le temps long.
— D'accord, mais ça ne justifie pas que Martial aille se suicider là-haut ! Il faut l'en empêcher ! décida Edmond. Et si vous voulez mon avis au sujet de Pauline, rien de tout cela ne serait arrivé si Clorinda Santos était restée là ! Elles s'entendent à merveille, et depuis des années ! Et Clorinda réussissait très bien à La Maison de France. Mais voilà, l'envie l'a prise de reprendre un peu l'air, comme elle dit ! Croyez-moi, ça correspond. Elle est partie depuis une vingtaine de jours et, comme par hasard, Pauline vide son sac sur ce pauvre Martial. Bon sang ! Clorinda aurait bien pu rester là !
Il avait toujours eu du mal à s'habituer au caractère fantasque, aux attitudes parfois provocantes – voire déconcertantes – et au langage direct de l'amie de Romain. Certes, il lui reconnaissait beaucoup de charme, de grâce et comprenait très bien que Romain soit attaché à une aussi séduisante jeune femme. Mais, pour l'heure, il la tenait presque pour responsable de la situation qu'Herbert venait d'exposer.
— Oui, redit-il, elle aurait bien pu rester à Santiago, celle-là ! Ne serait-ce que pour tenir compagnie à Pauline ! Enfin, peu importe, ce n'est pas elle qui résoudra notre problème. Ce qu'il faut, c'est trouver un moyen de dissuader Martial. Et là, ce ne sera pas simple.
— Et d'autant moins que Martial m'a semblé bien décidé…
Edmond opina, médita quelques instants :
— Voyez-vous, reprit-il, je me demande si Pauline n'est pas un alibi, une sorte de détonateur si vous préférez. Notre ami n'aime pas les échecs et lorsqu'il en essuie un il n'a de cesse de relancer la mise. Il a été très humilié de devoir abandonner Panamá. Le canal, c'était son affaire, alors il cherche à y revenir, par tous les moyens.
— On ne va quand même pas le laisser se tuer là-haut pour effacer une éventuelle vexation !
— Bien sûr que non ! Mais si on veut éviter qu'il ne nous fausse compagnie sans nous demander notre avis, il faut lui trouver une occupation sérieuse qui le stimulera, l'excitera. Ah ! Quel dommage qu'il n'y ait plus de guerre dans le secteur ! On l'aurait expédié chercher des armes en France et l'affaire était réglée !
— Façon de parler, grinça Herbert qui n'avait pas oublié le fiasco ruineux d'une précédente expédition. Trêve de plaisanterie, je propose que nous tentions de le raisonner. Dans le même temps, je veux dire immédiatement, prévenons Antoine. Il faut absolument qu'il revienne au plus vite, lui seul est capable de dissuader Martial, et encore…
— Oui, peut-être… Mais qui va le remplacer sur le chantier ? Croyez-moi, s'il y reste, ce n'est pas pour son plaisir, mais parce qu'il n'a toujours trouvé personne pour faire son travail. Et comme Romain ne peut assumer seul toutes les tâches…
— Tant pis, prenons le risque.
— Essayons, approuva Edmond. Mais même si tout va bien et en supposant qu'Antoine puisse embarquer dès la réception de notre câble, il ne pourra être ici avant un mois. Et tel que je connais Martial, s'il a décidé de partir, nous ne le retiendrons pas ici tout ce temps.
— Si, mais à condition de mettre Pauline de notre côté. Et elle s'y rangera si on lui annonce le prochain retour de son époux.
— Bonne idée. Mais que Dieu vous prenne en pitié si cette nouvelle n'est pas promptement confirmée, sourit Edmond.
— Vous voulez dire nous prenne en pitié ! Il n'est pas question que j'aille seul rendre visite à Pauline ! D'autant que l'idée est de vous ! ajouta Herbert avec une telle mauvaise foi qu'Edmond en resta coi.