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Si les éprouvants accès de fièvre qui l'assaillaient trop souvent n'étaient venus lui rappeler que chaque jour supplémentaire passé à Panamá minait de plus en plus sa santé, Martial aurait été un homme heureux.
En effet, malgré les informations plutôt dubitatives qu'Edmond et Herbert lui expédiaient régulièrement au sujet de la Compagnie, il avait confiance dans l'avenir.
D'abord, fait rare, il y avait près de trois mois qu'aucun des quatre excavateurs de la Sofranco encore en état de marche n'était gravement tombé en panne. Ils étaient donc en service entre Emperador et la Culebra où ils faisaient un excellent travail.
Quant aux deux autres machines, trop usées pour s'accommoder de quelques réparations, il ne désespérait pas de leur appliquer sous peu le système qui avait ressuscité la Ville de Lodève.
À cela s'ajoutaient des nouvelles qui prouvaient que les timorés, les sceptiques et les pessimistes n'étaient pas toujours de bon conseil.
Ensuite, et c'était très important, longtemps officieuse, l'annonce de l'installation des écluses était officielle depuis le 1er mars. Elle avait été proclamée par Ferdinand de Lesseps en personne et cette sage décision avait rassuré bien des actionnaires.
Désormais, c'étaient donc neuf écluses qui allaient être construites. Larges de dix-huit mètres, longues de cent quatre-vingts mètres, elles devaient permettre d'ouvrir le canal à la navigation avant la fin 1890. Eiffel, chargé de leur réalisation, s'était pour sa part engagé à les avoir terminées le 1er juillet de la même année.
L'ensemble de l'opération allait coûter six cent cinquante-quatre millions de francs, qui devaient être couverts par le nouvel emprunt que de Lesseps se préparait à faire.
Autre bonne nouvelle, l'autorisation tant attendue de lancer une émission d'obligations à lots venait enfin d'être obtenue par la loi du 8 juin.
Jusqu'à ce jour, les autorités gouvernementales, par les voix de MM. Rouvier et Tirard, s'étaient opposées à cette émission. De Lesseps avait encore emporté cette victoire, grâce à une remarquable campagne d'information au cours de laquelle il n'avait ménagé ni sa peine ni sa force de conviction.
— Tu vois que j'avais raison de vouloir aller de l'avant ! dit Martial en agitant le journal sous le nez de Romain.
— Peut-être…
— Je te dis qu'on tient le bon bout !
— Espérons…, dit Romain en détachant délicatement un grand lambeau de peau morte de son bras droit.
Depuis la morsure du serpent, son bras se recouvrait périodiquement d'une mince pellicule qui, d'abord rougeâtre, virait ensuite au gris avant de tomber. Ce n'était pas douloureux, mais agaçant. De plus, cela rendait les zones atteintes beaucoup plus sensibles au soleil et surtout aux piqûres de moustiques. Or, avec le temps chaud et humide, les insectes proliféraient plus que jamais.
— Tu n'as pas l'air très convaincu, insista Martial en se servant un verre d'un punch léger et délicieusement parfumé que Tchang fabriquait.
— Faut voir à l'usage…, dit Romain en tendant son verre.
— Cette fois, ça me semble sans gros problème. Regarde ce que dit le journal. Dès la semaine prochaine, on va offrir au public deux millions de titres à trois cent soixante francs, remboursables à quatre cents ! Et surtout, et crois-moi ce n'est pas rien, avec des lots ! Six tirages de lots annuels, les plus faibles d'une valeur de mille francs, et un gros lot de cinq cent mille francs ! Si avec ça les gens ne se précipitent pas ! Alors, tu doutes toujours ?
— Moi, tu sais, la loterie…, dit Romain en humant son verre que Martial venait de remplir : Faudra absolument que Tchang me donne sa recette exacte, et surtout les proportions, rhum, citron vert, cannelle, sucre de canne. Mais il y a autre chose…, dit-il.
— Gingembre ! Méfie-toi, c'est aphrodisiaque ! Blague à part, je te parle affaires tu me réponds punch ! C'est tout ce que t'inspire ce que je t'annonce ?
— Non, non ! Moi, je ne demande qu'une chose, que tout marche au mieux.
— Cette fois, ce devrait être le cas.
— Il n'empêche que, si les informations d'Herbert sont bonnes, tout est moins clair que tu ne le dis, ou plutôt que ton journal le prétend…, poursuivit perfidement Romain.
— Tout le monde sait que les Anglais et les Américains cherchent à nous dégoûter par tous les moyens. Herbert tient peut-être trop compte de ce que lui racontent ses compatriotes !
— Possible. Mais, si ses chiffres sont exacts, ils nous incitent à redoubler de prudence… Parce que, entre nous, il n'est guère rassurant de savoir que la Compagnie qui ne dispose plus, paraît-il, que d'une centaine de millions de francs, se lance dans des travaux qu'elle estime elle-même à presque sept cent millions ! Et tout ça avant même de savoir si son émission sera couverte… Tu feras ce que tu voudras, mais avec de tels équilibristes on devrait exiger de se faire payer au jour le jour ! Saloperie de moustique ! grogna-t-il soudain en se claquant vivement la joue.
— Oui, ils sont spécialement virulents ce soir, reconnut Martial.
— Sans aucun rapport, dis-moi maintenant franchement ce que tu penses de Pelligrino, demanda Romain.
En vue de son proche départ pour Santiago, il avait cherché quelqu'un capable de le remplacer. Car pour autant que Martial ait meilleur moral depuis quelque temps, son état de santé ne lui permettait pas d'assurer seul la surveillance des différents ateliers et chantiers de la Sofranco.
À force de se renseigner un peu partout, il avait fini par entrer en contact avec un jeune Italien. Dans l'isthme depuis six mois, il était chef d'équipe dans une entreprise américaine spécialisée dans la vente et l'installation des grands bâtiments de bois où logeaient les ouvriers du chantier.
Romain lui avait fait vite fait comprendre que la Sofranco pouvait lui assurer un travail beaucoup plus intéressant et des revenus plus importants que ceux concédés par les Yankees !
— Ces gens-là sont des rustres ! Ils vous exploitent honteusement, vous méritez beaucoup mieux ! avait-il doctement assuré. Et puis, entre Européens, on doit toujours se soutenir, n'est-ce pas ?
Il savait bien, mais n'en avait cure, que ce n'était pas ce dernier argument mais l'assurance d'un salaire supérieur qui avait convaincu Lino Pelligrino. Pour le jeune Italien, l'Europe, et plus précisément la région des Pouilles où il était né, était synonyme de misère et de faim. Il travaillait pour la Sofranco depuis maintenant une semaine et Romain, dont l'opinion était faite, voulait connaître celle de son compagnon.
— Lino ? Il devrait faire l'affaire, dit Martial. Il paraît compétent et surtout très ambitieux. Je veux dire par là qu'il a manifestement envie de réussir, et vite !
— C'est exactement ça. Je pense même que ma place ici sera vite prise si je reste un peu trop longtemps absent…
— Je le pense aussi, s'amusa Martial, et il ne faudrait pas le pousser beaucoup pour qu'il prenne aussi la mienne ! Enfin, tu peux partir tranquille, je suis certain qu'il fera l'affaire. Il sait diriger les hommes et surtout il s'entend plutôt bien avec O'Brien, donc ça ira.
Si Antoine avait été un peu peiné de la réaction des enfants devant les Fonts-Miallet, leur joie et celle de Pauline en retrouvant Rosemonde lui furent un bonheur.
Pour les jumeaux, leur marraine était un peu comme une tante lointaine, mais toujours aimée, qu'ils évoquaient souvent. Elle les avait jadis tant gâtés, leur avait raconté tant de belles histoires et chanté tant de comptines, qu'ils n'avaient jamais oublié ses attentions et sa gentillesse.
Ils lui sautèrent au cou, comme jadis, et faillirent presque la renverser car ils n'avaient plus leur taille d'enfants !
Silvère qui ne la connaissait pas resta distant, prudent. Il se méfiait toujours des dames d'un certain âge dont les attentions l'agaçaient beaucoup. Elles le prenaient toutes pour un bébé, voulaient l'embrasser, le câliner, le caresser ; il avait horreur de ça.
Son attitude fut en tous points semblable à celle qu'adopta Armandine vis-à-vis d'eux. Partie très jeune du Chili, elle n'en conservait aucune impression, aucune vision. De plus, elle était habituée à vivre en fille unique, donc à monopoliser l'attention de sa mère et des trois autres femmes attachées au service de la maison. Pour elle, les nouveaux venus étaient donc des intrus.
Les plus heureuses de ces retrouvailles furent sans aucun doute Rosemonde et Pauline. Elles avaient tant de souvenirs communs, tant d'histoires à se raconter, de nouvelles à se donner, qu'Antoine comprit tout de suite que les semaines qu'elles allaient passer ensemble seraient certainement trop courtes.
S'il fut lui aussi content de revoir Rosemonde après tant d'années, il fut surtout étonné. Il avait en mémoire l'image de Rosemonde lorsqu'elle avait quitté le Chili. C'était alors une femme à qui la trentaine conférait une grâce et un charme très attachants. À l'époque, bien des hommes se seraient même laissés aller à la courtiser sans vergogne si elle leur avait laissé entrevoir la plus modeste chance de réussite. Ce n'était pas le cas, mais il était quand même évident qu'elle était heureuse et flattée des regards qui se portaient sur elle.
Or, en moins de dix ans, elle était presque devenue une vieille dame. Élégamment, mais sévèrement vêtue, elle affichait de surcroît un air sérieux, respectable mais austère qui contrastait beaucoup avec celui qu'elle avait dix ou quinze ans plus tôt. Mais il est vrai qu'en ce temps-là elle vivait avec Martial et ne dissimulait pas le plaisir qu'elle en éprouvait.
Ce qui surprit aussi Antoine fut le peu de cas qu'elle semblait désormais faire de son époux. Son absence ne paraissait pas lui peser outre mesure, elle donnait l'impression d'être tout à fait habituée à son état, et même heureuse. Manifestement, ce qui lui importait le plus était l'éducation et l'avenir d'Armandine.
Elle fut certes très contente d'avoir des nouvelles de Martial, mais demanda peu de détails sur son existence et pas beaucoup non plus sur son état de santé. En fait, elle semblait se contenter des lettres qu'il lui expédiait régulièrement.
Antoine fut cependant presque choqué qu'elle ne cherchât même pas à savoir si son époux avait quelques projets de voyage en France. Il y avait maintenant deux ans qu'il n'était pas revenu, mais cela ne paraissait guère émouvoir Rosemonde. Elle en plaisantait même, et dès le soir de leur arrivée.
— Je me demande si je le reverrai avant le mariage d'Armandine ! déclara-t-elle en riant. À mon avis, ce canal l'a rendu fou, il m'en parle dans toutes ses lettres. Ou alors ce sont les femmes de Panamá qui le retiennent ! Mais sont-elles belles au moins, qu'en pensez-vous, Antoine ?
Ils s'étaient installés au jardin après le dîner et goûtaient le calme et la fraîcheur qui venaient avec la nuit. Dans le ciel d'un bleu encore lumineux, des dizaines de martinets se poursuivaient en sifflant et en rasant les toits. Sous une tonnelle de glycine qui embaumait, les jumeaux disputaient une partie de jacquet. Quant à Silvère et Armandine, ils jouaient au croquet en trichant sans pudeur ni discrétion.
— Les Panaméennes ? dit Antoine en hochant la tête, non, croyez-moi, ce ne sont pas elles qui le retiennent ! Pour être franc, les femmes qu'on rencontre là-bas sont plutôt du genre à faire fuir tout homme un brin civilisé !
— Alors pourquoi s'entête-t-il à rester dans ce pays, au risque d'ailleurs d'y perdre la santé ! Il n'a même pas besoin de ça pour vivre ! Nos rentes et la succursale bordelaise de la Sofranco nous suffiraient maintenant à elles seules pour passer une existence tranquille, alors ?
— Alors, c'est le canal, dit Antoine, le canal, c'est… comment dire ? Oui, c'est fou et inexplicable ! Vous parlez d'existence tranquille ? Mais là-bas c'est exactement l'inverse ! C'est la bataille journalière, contre tout ! Parce que, si on ne bataille pas à chaque instant, on est perdu ! Le canal dévore tout, absorbe tout, digère tout ! Mais il représente une si formidable aventure qu'elle mérite d'être vécue, malgré les dangers, ou peut-être à cause d'eux… Cela dit, je ne pense pas que vous puissiez bien comprendre. Pour cela, il faut avoir travaillé là-haut, sur le chantier…
— On dirait que vous plaignez votre part ! s'amusa Rosemonde. Tu n'as peur qu'il fasse un jour comme Martial ? demanda-t-elle à Pauline. Méfie-toi et crois-en mon expérience : quand les hommes commencent à parler de ces aventures qui ne se font pas en compagnie de quelques gourgandines, ils ne sont pas loin de partir, et pour plus longtemps qu'avec des filles !
— Je sais, mais l'important c'est qu'ils reviennent ! Oh ! excuse-moi, dit Pauline en rougissant un peu dès qu'elle eut mesuré la portée de sa phrase.
— Ne t'inquiète pas, la rassura Rosemonde en lui posant la main sur le bras. Tu as d'ailleurs raison, l'important c'est de savoir qu'ils reviennent. Même Martial reviendra un jour. Mais lui, depuis plus de vingt ans que je le connais, je l'ai toujours vu prendre son temps. C'est pour ça que je suis devenue très patiente. Patiente, redit-elle en les regardant tous les deux, mais pas indifférente…
Antoine était venu en France pour accompagner Marcelin et non pour s'occuper des affaires de la Sofranco. Malgré cela et le désir qu'il avait de rendre le séjour le plus agréable possible à Pauline et aux enfants, il eût trouvé stupide, sous prétexte de vacances, de se désintéresser du commerce. Il profita donc de son séjour bordelais pour jeter un coup d'œil sur la succursale de la Sofranco que Martial avait créée en 1879.
Deux faits le surprirent agréablement lorsqu'il se rendit aux bureaux de la rue du Couvent. D'abord la compétence de Rosemonde et le sérieux dont elle faisait preuve pour superviser les opérations traitées par la société. Il était évident qu'elle suivait tout de très près et que Martial n'avait pas exagéré son rôle quand il en avait parlé à ses amis de Santiago.
Ensuite, il fut satisfait de découvrir que le gérant, Octave Granet, choisi par Martial pour le remplacer, était un homme sérieux, très bon commerçant et à qui on pouvait faire toute confiance.
Heureux de prouver que la Sofranco avait raison de s'appuyer sur lui, et aussi qu'il ne volait ni salaire ni les pourcentages qu'elle lui versait, il ouvrit tous les livres de comptes et de commandes. Cela fait, il brossa un tableau très réconfortant des mois à venir et assura que l'utilisation en France des nitrates et du guano du Chili ne pouvait aller qu'en augmentant.
— Les prix ont tendance à reprendre et je crois que nous tenons là un de nos meilleurs atouts, après Panamá, bien entendu, s'empressa-t-il d'ajouter. Mais le chantier sera bientôt fini, donc les bénéfices qui en tombent s'épuiseront.
— Sans aucun doute, approuva Antoine. Mais dites-moi, que pense-t-on du canal ici ?
— Oh, c'est une opération qui dérange certains, éluda Octave Granet, enfin je veux dire certains politiciens. Vous savez bien, il en est toujours de frileux, de timorés ou de jaloux. À les entendre, le travail entrepris là-bas est trop grand pour nous… Bref, ça embrouille les données du problème. Vous savez ce que c'est, quand la politique se met partout, on peut être sûr que c'est au détriment des affaires.
— C'est évident.
— Et il y a aussi des opposants plus sournois car on ne sait trop qui les manipule… Il n'est qu'à lire le torchon qu'ils publient pour comprendre que notre présence à Panamá et l'œuvre que nous y menons ne plaisent pas à tout le monde !
— Vous faites allusion à cette petite feuille baptisée Le Panamá ? demanda Antoine.
Depuis qu'il était en France, il avait eu l'occasion de lire cette publication farouchement ennemie de de Lesseps. Tout dans ce libelle ruisselait de fiel, de méchanceté, de fausses nouvelles, d'insultes même. On y assurait que la corruption et même la concussion étaient aussi répandues sur le chantier que la malaria et les fièvres et qu'elles gangrenaient tout.
— Le Panamá, oui, dit Octave Granet, c'est un méchant torchon qui nous fait beaucoup de mal. On assure même qu'il est édité par les Allemands, c'est dire…
— Pas impossible… Mais vous, que pensez-vous personnellement, insista Antoine.
— Moi ? Ah ! mais moi, monsieur, je me flatte d'avoir souscrit à toutes les émissions lancées par la Compagnie depuis 1883. Oui, avant, je manquais un peu de liquidités… Et puis il faut bien dire que le krach de l'Union générale n'était guère encourageant…
— C'est le moins qu'on puisse dire, approuva Antoine.
Bien que peu intéressé par les problèmes boursiers, il se souvenait de l'affaire. Elle remontait à 1882 et avait fait grand bruit en France, et même à l'étranger. À l'époque, les spécialistes avaient estimé que le krach avait coûté cinq milliards de francs aux épargnants ! De quoi les dégoûter à jamais, et pourtant…
— Mais, depuis cette date, j'investis, poursuivit Octave Granet. Et je ne serai pas le seul à souscrire à la prochaine émission !
— Vous n'avez pas longtemps à attendre.
— Non, encore deux jours. Et si j'en crois mon banquier, tout sera vite réglé. C'est un vrai placement de père de famille ! La preuve, ajouta Octave Granet en souriant, j'ai acheté mes premières obligations l'année de la naissance de ma fille. Elles sont pour elle. Chaque titre de cinq cents francs, payé quatre cent vingt-cinq à l'époque, me rapporte vingt-cinq francs par an ! Avec ça elle aura une jolie dot à ses vingt et un ans ! Et même, si elle le désire, une rente à vie !
— Je pense bien, approuva Antoine.
En fait, il comprenait de moins en moins et ne savait trop qui, d'Octave Granet ou d'Herbert et d'Edmond, était en train de se tromper.
Il avait encore en mémoire les pessimistes prévisions de ses amis et leur prudence de plus en plus marquée pour tout ce qui touchait au canal. Or, devant lui, un homme qui, sans être banquier, n'en était pas moins au courant des affaires et le prouvait, affichait un optimisme inébranlable. Il se préparait même à placer ses économies dans une opération qu'Herbert et Edmond jugeaient de moins en moins sûre !
« Quelqu'un est en train de faire fausse route, pensa-t-il, mais je serais bien incapable de dire si c'est ce brave homme, et avec lui des centaines de milliers d'autres souscripteurs, ou les amis… »
— La seule chose qui me chiffonne un peu, poursuivit Octave Granet, c'est qu'on ait contraint M. de Lesseps à installer des écluses. Vous qui avez travaillé là-bas, dites-moi franchement si c'était indispensable ?
— Indispensable, non, mais beaucoup plus pratique et moins onéreux, sans aucun doute ! Mais pourquoi dites-vous qu'on a contraint de Lesseps ?
— Parce qu'il s'est toujours opposé aux écluses ! Moi, je lis tout ce qui s'écrit sur ce sujet. M. de Lesseps refusait ce système, et avec raison, je crois ; après tout, Suez n'en a pas ! Non, non, je pense que c'est son entourage qui lui a forcé la main.
— Je l'ignore. Mais vous avez tort de comparer Suez à Panamá. Souvenez-vous, Suez n'a demandé l'extraction que de soixante-quinze millions de mètres cubes. Pour Panamá, les dernières estimations parlent de cent cinquante millions, ou plus… Alors, même si c'est l'entourage de de Lesseps qui lui a un peu forcé la main, il a eu raison. On aurait dû venir beaucoup plus tôt au principe des écluses !
— Ah bon ? Vraiment ? Eh bien, vous me rassurez. Oui, je craignais que ces machineries ne soient surtout pour certains une façon de gagner rapidement beaucoup d'argent. Vous comprenez, on raconte que M. Eiffel va toucher près de vingt millions de francs pour fabriquer les écluses, ça fait beaucoup, non ? Mais enfin, si vous dites que c'est utile…
— Oui, très utile.
— Alors on peut maintenant être sûr que le canal sera ouvert en 90 ?
— Il n'est pas interdit de l'espérer…, dit Antoine en se doutant bien que sa gêne était visible.
Ouvert en 90 le canal ? Soit dans deux ans ? Ça non, il ne pouvait y croire. Il y avait encore tellement à faire là-bas, à creuser, à niveler, à draguer !
— Vous n'avez pas l'air très convaincu, reprocha Octave Granet, vous ne croyez pas qu'on pourra l'ouvrir en 90, comme l'affirme M. de Lesseps ?
— Si, mais alors, pour cela, il faudrait tout doubler : le matériel, les hommes et le coût ! Et ça, je ne suis pas du tout certain qu'on puisse le faire.
Tout à la joie de revoir Clorinda avant trois semaines et assuré d'avoir trouvé en Lino Pelligrino un homme apte à le remplacer, Romain quitta Santa Dolores sans regrets.
Il était d'autant plus heureux de fuir le pays qu'il laissait derrière lui une saison des pluies maintenant bien installée et toujours aussi éprouvante, des moustiques qui proliféraient par millions, de la vermine et des parasites de plus en plus envahissants et un Chagres qui allait déborder avant peu !
« Grand bien leur fasse à tous, mais moi, je commence à trouver ce pays tout à fait invivable ! » pensa-t-il en arrivant à Panamá.
Il avait largement le temps d'embarquer car le vapeur ne levait l'ancre que le soir. Malgré cela, il héla un porteur, le chargea de ses bagages et se fit accompagner jusqu'à sa cabine. Sa malle une fois en sûreté, il redescendit à terre et partit vers le centre ville.
Il avait trois heures à perdre, un bel appétit et connaissait non loin de la cathédrale un restaurant dont la cuisine était à peu près comestible et la vaisselle pas trop répugnante. Lorsqu'il en ressortit, il était rassasié mais également de plus en plus persuadé que Tchang était un véritable artiste !
La grosse pluie avait cessé, remplacée par un désagréable et tiédasse crachin qui collait à la peau.
« Autant filer au bateau, j'y serai au moins à l'abri », pensa-t-il en rasant les murs pour tenter de s'abriter.
Il buta soudain sur un pavé, trébucha, faillit s'étaler dans la boue, jura et se rattrapa enfin au tronc d'un gros hévéa.
— Faut moins boire ! lui lança de loin un gamin hilare.
Il était vêtu de haillons immondes et grattait frénétiquement les croûtes sanguinolentes qui maculaient son crâne rasé.
— Petit couillon ! jeta Romain en se frottant le coude car il s'était cogné contre l'arbre.
— Dites, vous voulez pas des filles ? proposa le gamin en s'approchant. J'en connais de belles, et pas chères ! Elles sont pas loin, je vous y conduis pour dix centavos…
— Eh ben, si elles ont ta dégaine ! grogna Romain.
— Belles, et pas chères ! insista le gosse.
— Tu vas prendre une calotte, oui ! J'en ai une là, toute chaude, belle et pas chère non plus ! proposa Romain en agitant la main.
— Faut pas vous fâcher ! Tout le monde est pas comme vous ! dit le gamin. Vous voulez pas me donner quand même dix centavos ? Juste pour manger, j'ai si faim ! insista-t-il avec une mine si poignante et d'un ton tellement grandiloquent que Romain se mit à rire.
— Au lieu de chercher des clients pour tes sœurs, tu ferais mieux de te faire embaucher par une troupe théâtrale, tu y ferais fortune ! dit-il en fouillant dans son gousset.
Il en sortit une piécette qu'il lança au gosse.
— C'est pas mes sœurs, c'est mes tantes, dit le gamin en attrapant l'obole. Mais ça empêche rien, elles sont belles ! Vous voulez pas y aller, vrai de vrai ?
— Vrai, allez, file maintenant ! Rien que de te voir te gratter ça me donne des démangeaisons !
— Vous travaillez au chantier, hein ? demanda le gamin maintenant peu pressé de partir.
— Oui.
— Mon père dit que vous arriverez jamais à l'ouvrir ce canal !
— Et pourquoi ?
— Parce que vous serez tous crevés avant ! annonça le gosse en riant méchamment. Il pencha un peu la tête, se gratta, observa Romain avec une certaine commisération avant de redire : Oui, vous allez tous y crever ! Alors si j'étais vous, j'en profiterais avant ! Allez, venez voir mes tantes. Sont belles, tous les hommes disent que c'est les plus belles putes de Panamá ! Si, si ! Elles ont des seins comme des pastèques ! Et blancs, et durs ! Et puis aussi…
— Fous le camp, petit morveux ! ordonna Romain en s'éloignant.
— Vous allez tous crever, tous ! redit le gamin en trottinant un instant à ses côtés.
Il pirouetta soudain, ricana de nouveau et s'élança vers trois marins pour leur proposer ses services.
— Petit salaud ! jeta Romain en haussant les épaules.
Il était maintenant de fort mauvaise humeur. Il en voulait au monde entier et surtout à ce pays maudit où même les enfants devenaient malsains et méchants.
Tête dans les épaules pour tenter de se protéger de la chaude averse qui venait de commencer, il partit vers le port.
Habitué depuis son enfance à travailler tous les jours, Antoine était un peu désorienté dès que les circonstances le contraignaient à l'inaction. Les seules semaines de repos total qu'il avait prises étaient celles que lui avaient imposées les deux blessures graves qui jalonnaient sa vie : un coup de sabre dans la poitrine et le ventre et une volée de gros plombs dans le dos. Ces accidents mis à part, il n'était jamais resté plus de deux jours à ne rien faire.
Aussi, pour agréable qu'il trouvât son séjour bordelais, il ne put se contenter d'une seule visite aux bureaux de la Sofranco et prit l'habitude de se rendre chaque matin rue du Couvent.
Il y allait en flânant, s'offrait même un café en cours de route, musardait en traversant l'esplanade des Quinconces et en descendant le quai des Chartrons, et arrivait aux bureaux vers dix heures et demie. Là, il s'enquérait des commandes et livraisons, commentait l'actualité avec Octave Granet toujours heureux d'échanger quelques idées avec lui et très flatté d'avoir un interlocuteur qui connaissait tant de pays et avait vécu tant d'aventures.
Mais, en ce matin du 26 juin, l'air était si doux et le ciel si bleu qu'Antoine s'attarda en chemin plus longtemps que d'habitude, allant même jusqu'à s'asseoir sur un banc place des Quinconces.
Détendu, heureux d'être là, il sourit discrètement en voyant l'air grave et pénétré de quelques hommes qui passaient devant lui. Certains semblaient, tellement soucieux qu'il en conclut aussitôt que les politiciens de Paris devaient être encore en train de se battre et de s'insulter, selon leur habitude !
Ou alors c'était ce fameux Boulanger dont on parlait de plus en plus, qui avait commis quelque discours que beaucoup jugeaient sublime et que d'autres vomissaient.
Antoine, quant à lui, avait encore en mémoire les six ans d'armée qu'il avait effectués. Six ans au cours desquels, outre les brimades, corvées et pour finir la guerre, il avait dû subir l'autorité, et souvent la bêtise, de beaucoup de gradés. Aussi, à ses yeux, le fait que Boulanger fût général – même en retraite – n'arrangeait pas son cas, bien au contraire ! Il ne croyait pas non plus que ce soit un « brave général », comme l'affirmaient ses laudateurs.
Mais au-delà de ce parti pris, qu'il jugeait lui-même peu objectif, ce qui était certain c'est qu'il ne comprenait rien à toutes les empoignades auxquelles se livraient les élus. Il en convenait volontiers et ne cherchait même pas à s'intéresser à des péripéties qu'il trouvait grotesques et stériles.
« Sûr qu'un de ces abrutis de député a encore fait des siennes ! » s'amusa-t-il en voyant passer un gros bourgeois, congestionné et tout essoufflé, qui grommelait rageusement en distribuant de grands coups de canne devant lui !
C'est en arrivant vers onze heures aux bureaux de la Sofranco et en remarquant la mine défaite d'Octave Granet qu'il prit conscience de la gravité de l'affaire.
— Alors quoi, que se passe-t-il ? Vous en faites une tête vous aussi ! lança-t-il.
— Vous ne savez pas ? Mais on ne parle que de ça depuis ce matin ! De Lesseps vient de mourir ! dit le gérant.
— Oh merde ! murmura-t-il en se reprochant soudain sa légèreté. « Bon Dieu ! j'aurais bien dû me douter que c'était plus grave qu'une simple histoire politique ! pensa-t-il. Suffisait de regarder les passants pour comprendre… » Mais quand est-il mort ? insista-t-il.
— Cette nuit.
— De quoi ?
— Je ne sais pas. C'est un télégramme qui est arrivé ce matin, directement à la mairie. C'est comme ça qu'on a été averti, mais on n'en sait pas plus.
— Je vois…, murmura-t-il en réfléchissant. Il faut absolument que je prévienne Martial, cette mort remet tout en question !
— Vous croyez ? Vous pensez qu'on va arrêter les travaux sur le canal ? s'inquiéta Octave Granet.
— Je n'en sais rien, mais je crains que ça n'arrange pas les affaires de la Compagnie ! Bon, je file à la poste. D'une façon ou d'une autre, il faut que je prévienne Martial et aussi Santiago.
— Vous savez, ça doit être fait depuis longtemps, dit le gérant, pensez, une nouvelle pareille a fait le tour du monde en un rien de temps !
— Oui, vous avez raison, reconnut-il après un temps de réflexion. Mais Dieu, que ça m'agace d'être là à ne savoir que faire !
— Vous avez beaucoup d'actions ? demanda timidement Octave Granet.
— Pardon ? fit Antoine perdu dans ses pensées. Ah ! des actions du canal. Oui, quelques-unes, et vous ? Ah oui, vous m'en avez parlé l'autre jour. Mais vous avez déjà souscrit pour la nouvelle émission ?
— J'ai passé les ordres, hier…, soupira le gérant. Dites, vous croyez que les actions vont s'effondrer ? demanda-t-il avec inquiétude. Vous croyez que je devrais aller tout vendre ?
— Oh là, doucement ! Après tout, même si elle est catastrophique, la mort de ce pauvre M. de Lesseps ne remet pas en cause la Compagnie. Enfin, je ne crois pas…
— Vous ne croyez pas, mais vous n'en êtes pas sûr, n'est-ce pas ? insista Octave Granet en se rongeant les ongles.
— Qui peut être sûr ! Mais si ça vous tracasse trop, allez demander à votre banquier ce qu'il en pense ! Allez-y, je garde les bureaux, proposa Antoine.
— Vous avez raison, dit le gérant en attrapant son chapeau et sa canne, je cours à la banque. Mais vous, vos titres ? demanda-t-il avant de sortir.
— Vous n'imaginez pas que je me promène avec ? Ils sont à Santiago, mes titres ! dit Antoine.
Il regarda disparaître le gérant, haussa les épaules, s'installa dans un fauteuil et attrapa le journal. Mais il n'avait pas le cœur à lire et en parvint pas à fixer son attention sur les articles. Sa pensée était ailleurs.
Elle se posait sur une grosse drague ronronnant au milieu du Chagres, entre Santa Dolores et Gatún. Puis elle repartait jusqu'aux excavateurs qui mâchaient la terre rouge et visqueuse de la Culebra. Elle s'attardait aussi sur Martial, tellement enthousiasmé par son travail, et sur O'Brien, lui aussi dévoré par cette sorte de passion que certains éprouvaient pour cette mince bande de terre, de marécage et de sierras que les hommes s'étaient mis en tête d'ouvrir.
Enfin, il songeait aux amis que l'isthme avait tués : Andrew Freeman, Mary… Et aussi au visage, si jeune mais déjà marqué par la mort, du petit centralien écrasé sous un wagon, dans la boue de la Culebra. À ce jeune Parisien qui était mort en croyant que les secours arrivaient et surtout que le canal serait ouvert sous peu…
« Mon Dieu, quel gâchis, et quelle catastrophe… » pensa-t-il en reposant le journal sans l'avoir lu.
Il n'avait pas voulu affoler le gérant qui, manifestement, l'était déjà beaucoup. Mais il était persuadé que la disparition de de Lesseps allait porter un coup terrible à la Compagnie. Elle était déjà bien fragile et paraissait ne tenir que sur le nom de l'homme qui avait fait Suez. Lui disparu, et même en admettant que son fils Charles, qui travaillait déjà avec lui, soit apte à le remplacer, c'était quand même tout l'édifice qui risquait de s'effondrer.
Certes, un ingénieur comme Eiffel était désormais très connu et il était bon pour la renommée de la Compagnie qu'il œuvre pour elle, mais jamais il n'aurait la force de conviction et l'aura que possédait Ferdinand de Lesseps.
« Oui, tout risque de s'écrouler très vite », pensa-t-il en se mettant à faire les cent pas dans le bureau.
— Alors ? demanda-t-il au gérant quand celui-ci revint, trois quarts d'heure plus tard.
— Alors rien, dit Octave Granet en se laissant tomber dans un fauteuil.
Il essuya son front ruisselant de sueur, s'épongea le visage et desserra même son faux col en celluloïd.
— Comment ça, rien ? La banque est fermée ?
— Certes pas ! expliqua le gérant, mais il est impossible d'approcher ! Là-bas, c'est la panique, il y a foule ! Pensez, on dit que les actions ont déjà chuté de vingt-cinq pour cent ! Une catastrophe, quoi ! Vous vous rendez compte ? Vingt-cinq pour cent ! Et ce n'est peut-être qu'un début ! Je vais perdre des milliers de francs…
— Ce n'est pas encore fait ! La Compagnie interviendra sûrement, dit Antoine d'un ton qui se voulait rassurant. Enfin, c'est égal, ce pauvre homme aurait bien pu attendre quelques années avant de nous quitter…
— Ah ça oui alors ! dit le gérant. Moi aussi, quelle idée de se lancer dans une telle affaire à cet âge ! Il avait plus de quatre-vingts ans, non ?
— Quatre-vingt-trois, je crois. Mais dites, vous n'avez trouvé aucun journal qui en parle ? On aurait au moins des détails.
— Il paraît qu'ils vont sortir une édition spéciale. Enfin, c'est ce que j'ai entendu à la banque, dit le gérant d'un ton las.
Il était tellement abattu, découragé et déçu qu'Antoine eut pitié.
— Allons mon vieux, faut quand même pas vous mettre dans cet état. Bon, d'accord, vous craignez pour vos actions, c'est normal, moi aussi. Mais quoi, rien n'est encore joué ! Il suffira qu'on décide de poursuivre les travaux et elles regrimperont !
— Vous croyez ?
— Mais oui ! Nous sommes je crois environ cinq cent mille actionnaires, ça fait quand même du monde ! Il va falloir tenir compte de notre avis ! assura Antoine sans croire un seul mot de ce qu'il disait.
Il se souvenait très bien d'Herbert et d'Edmond s'opposant fermement à l'achat de dragues neuves. Alors, si deux petits financiers, qui ne représentaient pour ainsi dire rien, avaient pu contrecarrer les projets des trois autres actionnaires de la Sofranco, que ne feraient pas les banques qui soutenaient la Compagnie !
— C'est vrai, nous faisons nombre, même le gouvernement devra s'en inquiéter et agir ! D'ailleurs, il est responsable, c'est bien lui qui a donné l'autorisation d'émettre ! dit Octave Granet un peu rasséréné.
— Exactement, approuva Antoine. Allez ! venez, il est midi passé, je vous offre l'apéritif, ça nous changera les idées.