CHAPITRE XX
T’Sir montra l’écran où s’encadrait un astronef.
— Regardez.
Aza-1 hocha la tête. Pas une seconde, il ne s’affola. Il conserva au contraire tout son sang-froid.
— Qu’importe. Aza-2 circule hors de portée et Aptix ne pourra infléchir ma position.
L’engin, absorbé par la buse d’accès, se posa au fond du vaste hangar circulaire. L’Arphon vint au-devant des visiteurs, mais il marqua un certain étonnement, voire de la méfiance, lorsqu’il aperçut Carle et Ingrid Nielle. Il attendait Aptix, ou même Hokar-2, et il l’avoua.
— Non, expliqua le Français. Nous venons de notre propre initiative. Vous n’ignorez pas les relations affectives qui nous lient. Soukaï, ça vous dit quelque chose ?
Le regard de l’Arphon étincela. Son triple cerveau plongea dans des souvenirs encore récents. Un étrange sentiment vibra en lui.
— Soukaï ? Oui. Il est incorporé à notre ensemble. Il forme un tout.
— S’Lan, Zed… Ça vous dit aussi quelque chose ?
— Bien sûr. Où voulez-vous en venir ?
— A ceci : vous ne formez pas un tout, mais trois créatures différentes par bien des aspects. Un Glor, un Harix, un Terrestre. Vous possédez trois cerveaux et chacun d’eux raisonne avec sa propre conception. Vous voyez sûrement les choses sous un angle divers. Sous un angle triple.
L’Arphon resta impassible. Pourtant, au fond de lui-même, il se posa des questions et tenta d’y répondre. Séparément, les cerveaux de Soukaï, de S’Lan, de Zed, s’interrogèrent. Pourquoi les Terrestres venaient-ils brusquement sur le Quasar 7 ? Avec quelles intentions ?
— Aptix vous envoie, devina Aza-1.
— Oui, avoua Carle. Il s’apprête à détruire les androïdes du Triumvirat… Cela ne vous émeut pas ?
— Pas encore. De toute façon, P-H.1 et ses confrères étaient destinés à disparaître.
— D’accord. Mais Aptix et Hokar-2 vont se substituer au Triumvirat. Ils donneront des ordres, et tous les Quasars leur obéiront.
— Tous… non, rectifia l’Arphon. Pas le Quasar 7.
Le chimiste haussa les épaules. Malgré ce premier échec, il ne désespérait pas de raisonner le clan rebelle. Il était venu dans cette intention, et il disposait encore d’arguments.
— Admettons. Vous serez isolés. D’autre part, Aptix possède des otages, et il saura s’en servir.
La curiosité piqua Aza-1.
— Des otages ? Lesquels ?
— Nous, d’abord. Ensuite, les deux autres Harix et les deux autres Glors. Vous les oubliez. Or, ils sont vos compagnons. Aimeriez-vous les voir détruire ? Réfléchissez, Soukaï, S’Lan, Zed. Je vous le demande expressément.
A nouveau, les trois cerveaux s’interrogèrent séparément. et lorsqu’ils se désunissaient, un certain flottement se produisait, une incertitude dans les décisions. Presque une sorte de contrariété, d’opposition. L’Arphon tenta de se dégager de ce dilemme :
— Vous ne m’impressionnez pas. Aptix n’oserait pas mettre sa menace à exécution, car il sait qu’en signe de rétorsion, nous détruirions les dix-neuf prisonniers que nous détenons.
Alors, Carle abattit son argument-massue, qu’il tenait en réserve :
— Hokar-2 m’a appris une chose bouleversante. C’est une créature asexuée ; mais un jour, il deviendra comme Hokar, un cerveau-conseil, une monstrueuse masse de protoplasme qu’il conviendra de nourrir avec des extraits de riotus. Sa transformation achevée, il donnera naissance à d’autres gènes, et le cycle recommencera. Vous le voyez, la mort de ses dix-neuf compagnons ne contribuera qu’à une opération de retardement.
La nouvelle surprit Aza-1, qui savait qu’Hokar-2 n’était pas une créature comme Aptix, par exemple. Ainsi, cet être asexué n’était qu’un embryon d’un nouveau Cerveau-Conseil et, en délinitive, la mort d’Hokar n’avait fait que renouveler le cycle. La race était impérissable. Hokar-2 mourrait et donnerait naissance à Hokar-3, et à son contingent de gènes. Mais Aptix, lui, créature mâle, quel rôle jouait-il ? Il était capable de procréer.
Cette fascinante révélation ébranla le triple cerveau d’Aza-1. Un certain désarroi s’empara de lui et Carle en profita pour planter une autre banderille. C était vrai ce qu’il disait, et Hokar-2 lui avait bien révélé de tels détails, en le priant de les transmettre aux rebelles du Quasar 7.
— Si vous cédiez, ajouta le Français, Aptix a promis de vous redonner votre autonomie. C’est-à-dire que vous retrouverez vos personnalités différentes et que l’ère des Arphons sera révolue. Soukaï, S’Lan, Zed… Vous ne pouvez pas être insensibles à cette proposition, car, quoi que vous en pensez, vous êtes un monstre collectif, un amalgame contradictoire, incapable de vous reproduire. Vous le savez. Ça signifie l’extinction de votre race, à brève échéance, et votre rébellion, sur le Quasar 7. n’est pas viable. Vous oubliez enfin que T’Sir, jusqu’à preuve du contraire, gouverne le Quasar 7, et désapprouve peut-être votre politique.
Des heurts se produisirent inévitablement dans le triple cerveau d’Aza-1. S’Lan apparaissait comme le partisan le plus farouche de la rébellion. Zed, plus timoré, penchait pour la reddition. Quant à Soukaï, il ballottait entre ces deux oppositions et souhaitait retrouver son autonomie.
Finalement, l’argument décisif fut la perspective de voir Hokar-2 transformé en Cerveau-Conseil. Cela limitait évidemment les ambitions des Arphons.
— Bien, dit Aza-1. Venez dans la Centrale. Je ne peux pas prendre une décision seul. Je vais communiquer avec Aza-2.
Carle et Ingrid Nielle suivirent la créature tricéphale, et ils entrèrent dans la centrale de contrôle où T’Sir les accueillit. Les deux androïdes techniciens surveillaient les appareils avec vigilance.
Aza-1 se mit en contact avec son compagnon, quelque part dans l’espace. Puis il se retourna vers les Terriens :
— Aza-2 va émerger de la quatrième dimension, à proximité de Quasar 7. Il espère, à ce moment-là, me donner une réponse définitive. De toute manière, nous ne déciderons rien sans réfléchir profondément.
Divers écrans panoramiques montraient l’espace environnant. Des traînées lumineuses, extrêmement brillantes, soulignaient les galaxies, les nébuleuses. Soudain, un point illumina le ciel.
— Mon compagnon, apprit l’Arphon. Nous allons pouvoir entrer en contact télévisé avec lui.
Mais au même moment, un second astronef surgit du néant, entrant dans le champ de détection.
L’Arphon, immédiatement, contacta son camarade. Celui-ci apparut sur l’écran.
— Attention ! Un astronef inconnu vient d’émerger auprès du Quasar 7. Méfiez-vous, et retournez dans la quatrième dimension.
Aza-2 ne répondit pas. Il était figé, immobile, devant les claviers de son véhicule spatial. Cette attitude inquiéta Aza-1 qui hurla :
— Aza-2 ! Répondez. Projetez-vous hors de l’espace-temps !
Brusquement, une autre image se substitua à celle en provenance de l’astronef. Elle montra Aptix.
— Trop tard ! Aza-2 est sous mon contrôle. Je guettais son retour de l’hyperespace. J’ai paralysé son cosmonef, et je vais le ramener jusqu’au Quasar.
P-S.12 apparut aux côtés d’Aptix. Aza-1 comprit que toutes ses chances se ruinaient et il invectiva les Terriens :
— Traîtres ! Pendant que vous m’amusiez avec vos bonnes paroles, Aptix guettait mon compagnon. Vous le saviez et vous vous taisiez.
— Nous l’ignorions ! protesta Carle, très pâle devant cette accusation sans preuve. Nous étions venus sur l’ordre d’Hokar-2, c’est vrai, dans le but de fléchir votre entêtement. Notre mission se résumait à cela.
Les deux astronefs se posèrent dans le hangar circulaire, assez vaste pour abriter une demi-douzaine de véhicules spatiaux. Aptix et P-S.12 sortirent de leur engin, puis s’approchèrent des Terriens venus au-devant d’eux.
— Montez avec Aza-2, ordonna P-S.12, et ramenez-le au Point Zéro.
Carle et Ingrid acquiescèrent. Ils n’avaient aucune envie de refuser, car jamais ils n’avaient approuvé la rébellion du Quasar 7. Lorsqu’ils atteignirent Za, l’Arphon conservait la même immobilité.
Hokar-2 plaça la créature tricéphale dans une grosse sphère de dématérialisation. Il opéra la reconversion inverse, c’est-à-dire que les atomes de Merson, de K’Bar et de Hix se désunirent et se rematérialisèrent séparément. L’Américain, l’Harix et le Glor avaient retrouvé leur autonomie.
Carle et Ingrid s’élancèrent vers leur compagnon :
— Merson ! hurlèrent-ils de joie.
Ils s’étreignirent. Merson semblait un peu abruti et il avait un mal au crâne terrible. Mais ces symptômes se dissipèrent assez rapidement.
— Que m’est-il arrivé ? demanda l’atomiste.
— Oh ! Quelque chose de fantastique ! dit le Français en riant. Les androïdes vous avaient amalgamé à un Glor et à un Harix. Fort heureusement, Hokar-2 vous a tiré de là, et il nous a promis qu’il nous rendrait Soukaï.
— Ah ! Soukaï…, répéta l’Américain.
— Oui. Il était devenu un Arphon, lui aussi. Quelque chose de pas très beau, et de tout à fait provisoire.
A cet instant, Aptix et P-S.12, revenus du Quasar 7, se posaient à leur tour sur le Point Zéro. Ils ramenaient Aza-1. Bientôt, Soukaï, S’Lan et Zed rejoignaient leurs compagnons respectifs.