CHAPITRE XXI
Les branches, les feuilles, la végétation avaient repoussé. Mais l’astronef se posa exactement au même endroit, avec une précision étonnante, comme s’il s’agissait d’un retour aux sources.
Il s’immergea, s’enlisa, s’engloutit dans la forêt équatoriale, exactement au centre de l’Afrique, comme la fois précédente. Sa coque extraordinairement lumineuse ouvrit une brèche dans les frondaisons, puis, lorsque l’engin atteignit le sol, recouvert d’un humus odorant, il s’immobilisa et perdit sa luminosité. Sa couleur vira au verdâtre et il devint invisible.
Une folle humidité régnait en ces lieux, une humidité malsaine, pénétrante, qui s’exsudait de la terre, tombait des arbres comme un brouillard, accompagnée d’une chaleur moite. Immédiatement, le corps s’inondait de transpiration.
Carle, Ingrid Nielle, Merson et Soukaï descendirent de l’astronef. Le terrain s’enfonça sous leurs poids, légèrement, mais assez pour qu’ils hésitassent. Détail bizarre, anormal. Ils ne portaient plus le vêtement collant qui caractérisait le monde de Za, mais des habits terrestres, européens.
Un technicien androïde avait fabriqué ces vêtements en imitant parfaitement les vrais. Pourtant, ils étaient taillés dans un tissu synthétique qui rappelait le tergal.
P-S.12 apparut au sas. Il ne descendit pas jusqu’au sol et ordonna seulement :
— Eloignez-vous.
Merson et ses compagnons obéirent. Ils avancèrent de plusieurs pas, plongeant dans la forêt. Quand ils se retournèrent, ils n’aperçurent plus l’astronef. D’abord, parce que les larges feuilles, lubrifiées d’humidité, le masquaient. Ensuite, parce que l’engin était déjà reparti pour l’espace.
Ils se retrouvaient seuls, perdus, le cerveau lourd. Pourtant, ils se souvenaient parfaitement de leurs dernières aventures, de leur extraordinaire odyssée sur Za. Ils se rappelaient les androïdes, les Harix, les Glors, les Arphons. Et puis les nouveaux envahisseurs issus d’Hokar, le Cerveau-Conseil.
Aptix avait dévoilé le secret. Hokar était un Zax. Un Zax asexué, comme Hokar-2, qui, il y a des milliers d’années, s’était réfugié sur le Continent Trois, non pour échapper à un danger, mais pour guider, diriger les androïdes, sans même que ceux-ci s’en doutent. Seuls, P-H.1, 2 et 3 étaient au courant. Ils devaient alimenter Hokar en extraits de riotus. Le Zax asexué se transforma lentement en vieillissant. Il prit racine dans la terre. Il se développa jusqu’à devenir cette masse monstrueuse, qui n’était plus qu’un cerveau, au dépens d’un corps devenu inutile.
Aptix et ses compagnons étaient, donc les descendants directs des Zax qui, un jour, jaillis d’une autre dimension à bord d’un astronef supra-dimensionnel, avaient découvert l’univers.
Mais un univers figé, immobile. Des planètes, des soleils froids. Alors ils décidèrent une entreprise follement hardie. Disposant d’une science aux possibilités illimitées, ils mirent l’univers en mouvement.
Pour cela, ils choisirent le centre du Cosmos, Za, un monde glacé, inhospitalier, à l’atmosphère formée de cristaux de glace. Ils réchauffèrent cette atmosphère, et les cristaux de glace, en fondant, libérèrent des atomes d’oxygène, d’azote. Za devint vivable.
Puis les Zax établirent tout un réseau de relais, des « émetteurs de mouvement », à des endroits extrêmement précis, que les calculs déterminèrent. Ils les choisirent sur des planétoïdes et les Quasars naquirent. Les machines se construisirent. Il ne s’agissait plus que de les alimenter en énergie. Or, cette énergie, les Zax surent la tirer de l’espace. Ils l’utilisèrent et d’extraordinaires, de gigantesques champs de force se répandirent à travers les galaxies. Les planètes tournèrent sur elles-mêmes, engendrant de la chaleur. Dès lors, l’univers perdit sa rigidité, son immobilité. Son mouvement devint un mécanisme extrêmement précis, comme celui d’une horloge. Les divers rouages fonctionnèrent parfaitement sous le contrôle de ces créatures supra-intelligentes venues d’un autre dimension.
Le Point Zéro devint le centre de coordination. Les Zax tirèrent de leur exploit une légitime fierté. Ils ignoraient encore qu’en mettant l’univers en mouvement ils créeraient la vie. Mais ils avaient l’impression, la certitude, d’avoir accompli une œuvre bienfaitrice. Car, chez eux, dans leur dimension, leur univers orbitait, tournait, et ils ne s’expliquaient pas pourquoi celui qu’ils avaient découvert était immobile, froid, glacé.
Ils assistèrent au plus merveilleux spectacle. Les galaxies, les étoiles s’allumèrent, brillèrent, prouvant indéniablement la réussite. Le cosmos s’illumina tout entier, de millions et de millions de feux. Quelle transition avec cet ensemble mort, noir, figé !
Mais, pour vivre, l’univers avait besoin d’énergie et cette énergie ne pouvait être fournie que par un cerveau intelligent. Si les Zax retournaient dans leur dimension, tout se tarirait, dépérirait. Aussi ils décidèrent de parachever leur œuvre, de l’affermir, de la poursuivre, même après eux. Ils construisirent les androïdes.
Les Phons furent éduqués pour leur nouvelle tâche. Mais les Zax savaient bien qu’un jour, dans des milliers d’années, ces mécaniques ultra-perfectionnées ressentiraient les effets d’une usure, celle du temps. Car, finalement, rien n’échappait au temps, à son emprise. Rien, absolument rien n’était immortel. On pouvait vivre des milliers d’années, et mourir, se détériorer. C’est cc qui guettait les Phons.
Les Zax trouvèrent la parade. Leur cycle de vie ne ressemblait pas à ceux qui, plus tard, se développeraient dans l’univers. Une créature asexuée vivait des milliers d’années, si elle s’alimentait correctement. Mais un Zax ordinaire, un être mâle ou femelle, s’éteignait au bout de deux ou trois cents ans.
L’être asexué n’était là que pour préserver la race, la renouveler en cas de besoin, ce qui la rendait pratiquement impérissable, même si les plus grandes catastrophes survenaient. Car le cycle se poursuivait, dès que l’organe reproducteur mourait.
Ainsi, les Zax retournèrent dans leur dimension en laissant derrière eux la certitude que leur œuvre ne périrait pas. Bien plus tard, la vie apparut sur certaines planètes…
*
* *
Merson s’arrêta, haletant. Il épongea son front baigné de sueur. Sa voix était un peu rauque :
—Vous croyez que nous arriverons à sortir de cette forêt ?
—Je le pense, assura Carle. P-S.12 a dû repartir. Dommage. Il nous aurait aidés. J’ignore pourquoi il nous a amenés ici.
— …et abandonnés ? gémit Ingrid Nielle.
Ils reprirent leur marche. Les branches griffaient leur visage, déchiraient leurs vêtements. Il n’existait aucun point de repère et seul le hasard les guidait.
— Je revois Aptix avant notre départ du Point Zéro, soupira Soukaï. Il était serein, extraordinairement lucide. Ainsi, après des milliers d’années d’effacement, les Zax reprennent les clés de l’univers. Ils gouvernent, ils dirigent.
— Ils n’ont jamais cessé de diriger, rectifia le Français. Hokar… C’était un Zax. Il a donné naissance à une nouvelle génération de Zax. Hokar-2, un jour, lorsqu’il mourra, libérera aussi des gènes, des spores. Aptix et ses compagnons sont décidés à construire d’autres Phons, et, pendant encore des milliers d’années, des androïdes veilleront l’univers. Jusqu’à ce que, usés à leur tour, ils tuent Hokar-2. Le cycle ne s’arrêtera jamais.
— Mais Aptix…. demanda Ingrid. Aptix et ses dix-neuf compagnons, êtres mâles et femelles. Ils vont procréer.
— Oui, dit Merson. Et lorsque les nouveaux Phons assureront la relève, les Zax partiront pour une autre dimension, en laissant Hokar-2 derrière eux. Des dimensions, il en existe à l’infini.
Les quatre Terrestres s’arrêtèrent brusquement. Ils tendirent l’oreille et perçurent un son lancinant, martelé, comme le son d’un tambour. Il apportait la manifestation d’une vie.
Ils se précipitèrent. La forêt s’éclaircissait et, à travers des frondaisons, ils aperçurent un village. Des huttes, des paillotes, entourées d’une fragile palissade de bambou.
Sans transition, ils pénétrèrent dans leur siècle, dans leur civilisation. Ils oublièrent qu’ils avaient vécu sur Za, sur les Quasars. Les Glors, les Harix, les Arphons, les Zax… Tout ça sortit de leur mémoire et parut même ne jamais y être entré.
Ils ressentirent une immense vide dans leur esprit, tandis que leurs tempes battaient et qu’une atroce migraine comprimait leur crâne. Un indigène les aperçut et les montra du doigt. Aussitôt, une nuée d’hommes, de femmes, d’enfants, à la peau noire, les environna.
Ils furent touchés, palpés, comme des bêtes curieuses. On leur demanda d’où ils venaient, mais ils ne surent pas répondre. On les questionna sur leur identité.
— Je m’appelle Jef Merson, dit l’Américain. Je travaille dans un centre atomique des Etats-Unis.
Soukaï se nomma à son tour, ajoutant :
— Je suis chirurgien dans une grande clinique de Yokohama.
Carle se souvint qu’il dirigeait un laboratoire de chimie dans la région parisienne, et Ingrid Nielle était biologiste en Suède.
— Nous avons soif, très soif, haleta Merson. Très faim, aussi.
Les indigènes leur présentèrent de l’eau et des fruits. Ils étaient toujours l’objet d’une grande curiosité. Pourtant, ils étaient rasés de frais et ne semblaient pas avoir marché très longtemps dans la forêt. Ils avaient seulement leurs vêtements un peu déchirés.
Carle passa la main sur son front. Sa migraine se dissipait. Il éprouvait une sorte de bien-être, sa soif et sa faim apaisées.
— Bizarre, dit-il à ses compagnons. Je ne me souviens pas que j’avais décidé un voyage en Afrique.
— Ni moi, avoua Ingrid Nielle.
Les deux jeunes gens se sourirent. Ils se comprenaient, parce que, dans une partie de leurs corps, existait un traducteur linguistique. Cela était stupéfiant.
Fred avança la main vers Ingrid. Leurs paumes se rencontrèrent, s’étreignirent.
— N’approfondissons pas les choses, conseilla Carle. Pourquoi ? Si un trou existe dans notre mémoire, nous ne pourrons pas le combler. Le passé appartient au passé. L’avenir, c’est autre chose.
L’aveuglant soleil d’Afrique striait les épaisses frondaisons. La chaleur écrasait la terre. Des mouches et des moustiques tourbillonnaient dans l’air embrasé. Jamais la vie n’avait paru aussi merveilleuse à Fred et à Ingrid.
FIN