CHAPITRE VIII











Fred Carle reçut comme un choc au cœur. Il s’arrêta, figé. Jamais il n’aurait pu imaginer la chose qu’il voyait.

Il se renfonça dans l’ombre, au seuil d’une caverne assez spacieuse, humide, à la voûte criblée de champignons miscroscopiques, des amas de moisissures verdâtres, en colonie, qui trahissaient l’humidité intense.

Sur le sol rocheux, également, des plaques vertes, lépreuses. Des gouttes d’eau brillaient un peu partout, larmes immobiles dans les ténèbres, ou plutôt dans la demi-obscurité. Car des stries de lumière filtraient par des interstices, provenant de l’extérieur, ce qui donnait au décor une atmosphère irrespirable, angoissante.

Carle frissonnait de froid et de frayeur. L’air était presque glacial et tombait sur les épaules comme un suaire. Enfin, la diabolique vision déclenchait des phénomènes complexes au niveau des glandes qui régissaient les réactions humaines. Une moiteur des mains, des aisselles, du front. Une sécheresse de la bouche.

La chose se décrivait mal, très mal. Comme sur une carte postale, ou sur une photographie, on ne saisissait pas l’ensemble avec tout le pittoresque souhaitable. Parce que rien, encore, ne remplaçait le regard pour apprécier un spectacle.

Cela ressemblait à un amas gélatineux. Un amas énorme, trois ou quatre fois le volume d’un homme. Un agglomérat compact, sans étranglement, sans anneau, mais sans forme géométrique précise. Un tas de gélatine, sans cortex, bourrelé de rotondités, de bosses à l’aspect jaunâtre, alors que l’ensemble était plutôt rosé. Des veinules saillaient sous une enveloppe fragile, transparente, fine. Une pellicule de peau, au-delà de laquelle surgissait tout un système vasculaire, circulatoire, nutritif. Des filaments blanchâtres pouvaient bien être des nerfs, ou quelque chose d’analogue.

Cette masse, sans nom, répugnante, humectée de bave, de liquide, palpitait, respirait. Des vacuoles superficielles se dilataient à un rythme régulier et tout le tas gélatineux vibrait à la même cadence.

Si l’on regardait mieux, divers sillons compartimentaient la créature vivante en quatre parties bien distinctes, greffées les unes aux autres, analogues, mais probablement dotées de fonctions différentes. Mais il émanait de cet organe une sensation de puissance, de prestige presque spirituel, malgré son apparente fragilité.

P-H.2 et P-H.3, debout, immobiles devant Hokar, ignoraient que Carle les épiait, car ils se trouvaient en contact télépathique avec le Cerveau-Conseil. Aussi, le Français revint doucement sur ses pas, évitant le moindre bruit.

Lorsqu’il resurgit au-dehors, il était aussi pâle que Soukaï.

— Dépêchez-vous. Merson, si vous voulez avoir une idée du locataire de la caverne, P-H.2 et P-H.3 pourraient nous remarquer.

L’Américain, avec une certaine difficulté à cause de son ventre bedonnant, se glissa dans la faille. Puis Ingrid Nielle prit sa place. Tous deux ressentirent une intense émotion, à leur retour. L’innommable chose les répugnait. D’autre part, ils ne s’expliquaient ni l’origine de cette masse vivante ni son rôle dans l’Organisation des Phons. Pourtant. deux androïdes non des moindres dans la voie hiérarchique, consultaient apparemment la Créature.

— Rejoignons l’astronef, suggéra Soukaï, et rendons compte de notre mission à P-S.12.

Tandis qu’ils redescendaient vers le plateau, Merson réfléchissait profondément. Comme il était le plus âgé de la troupe, il sentait peser sur lui toute la responsabilité, et il ne voulait absolument pas qu’il arrivât quelque chose à ses compagnons. Il eût préféré plutôt se sacrifier.

— Je me demande, s’inquiéta-t-il, comment P-S.12 prendra la chose. Notre initiative n’entre peut-être pas dans le cadre de nos activités.

— Bah ! tranquillisa Carle, atteignant le premier l’astronef. Les androïdes nous laissent une certaine liberté d’action. Probablement parce quelle ne les gêne pas. Mais ce que je n’explique pas, c’est le rôle exact que nous jouons.

Ils s’enfermèrent dans l’engin extra-temporel et Merson déclencha automatiquement le départ. Dans quelques secondes, il aurait atteint le Point Zéro, et s’engouffrerait dans la buse d’aspiration, à plusieurs mètres sous terre.

Carle observa le Centre sur l’écran Diverses installations émergeaient du sol ; notamment des tours métalliques, et la bouche d’aération géante par où pénétraient également les astronefs.

— Voyez, dit-il Nous rentrons, soumis, passifs, presque téléguidés Une faille existe dans notre mémoire, et tant que nous ne l’aurons pas comblée, nous n’expliquerons rien. Il existe, entre nous et les androïdes, des différences physiologiques énormes, telles qu’il n’est pas pensable de croire que nous avons toujours vécu sur Za.

La buse d’accès absorba le véhicule spatial et, dès leur atterrissage, les quatre habitants de la Terre gagnèrent le laboratoire où P-S.12 les attendait.

— Opération riotus terminée, annonça triomphalement Merson.

— Bien, dit le chef des gardes, satisfait. Je m’occuperai personnellement de la reconversion des riotus, dans les bacs préparés à cet effet. Vous n’avez jamais vu de riotus vivant ?

— Non, répondit Soukaï.

— Je vous en montrerai… Ah ! Une question, auparavant. Je vous ai suivis tout au long de votre mission. Mais, lorsque vous avez abordé l’atmosphère de Za, vous avez pris la direction du Continent Trois, au lieu de venir ici. Je ne suis pas intervenu, parce que, sans aucun doute, un impérieux motif exigeait ce détour.

— En effet, avoua Merson sans regret. Nous n’avons rien à cacher et je m’apprêtais du reste à vous narrer notre rencontre.

L’Américain expliqua, par le détail, comment il avait remarqué la présence d’un astronef sur le Continent Trois. Il parla aussi de la masse innommable qui vivait dans la caverne humide, obscure, et des deux membres du Triumvirat, aux côtés de l’agglomérat visqueux.

P-S.12 écouta avec intérêt ; mais il ne réagit pas comme l’auraient cru Merson et ses compagnons. La nouvelle ne l’étonna pas, bien qu’il l’ignorât. Il l’enregistra avec la froideur de son cerveau électronique. Dans ses circuits, pourtant, une certaine irritation se produisit.

— Bizarre, nota-t-il P-H.2 ou P-H.3 ne m’ont jamais entretenu de ce sujet. Sans doute parce qu’ils jugeaient bon de me le cacher.

— Ecoutez, insista Carle avec une certaine nervosité. Je suis sûr que les chefs des Quasars et les techniciens ignorent tout de ce qui se passe sur le Continent Trois. A mon avis, tous les collaborateurs du Triumvirat devraient être à la même enseigne. J’en toucherai un mot à P-H.2.

— Comme vous voudrez, acquiesça P-S.12. Pour ma part, j’ai peur que cette affaire ne m’intéresse pas. Pourquoi approfondir les choses ?

— Vraiment, ça vous laisse indifférent ? grogna Merson. Que diriez-vous si nous étions commandés par une créature mystérieuse, effroyable, alors que toute l’Organisation croit au pouvoir réel du Triumvirat ?

— Eh bien !… hésita le chef des gardes.

A nouveau, quelque chose se déclencha au niveau de ses circuits. Ce quelque chose d’indéfinissable, de persistant, qui lançait un flux passager et l’obligeait à se poser des tas de questions évidemment sans réponse.

Merson sentit la victoire à sa portée. Du moins, il considéra P-S.12 comme gagné à sa cause, perturbé, désemparé, déjà soudoyé. Il avait depuis longtemps remarqué les hésitations périodiques qui secouaient les Phons et qui, chaque fois, agissaient sur leur comportement. En ces moments-là, ils s’obnubilaient beaucoup moins dans leur travail, ils relâchaient leur esprit. Ils étaient vulnérables à la corruption.

— Voulez-vous que nous vous emmenions jusqu’à la caverne ? suggéra audacieusement l’atomiste.

— Je ne sais pas si je dois accepter.

— Vous le devez. C’est votre devoir. Vous assurez, avec vos collaborateurs, la sécurité générale, sur le Point Zéro, sur Za, sur les Quasars. Or, qu’est-ce qui menace plus la sécurité qu’un mystère persistant ?

La volonté de P-S.12 fléchit, fondit comme du beurre au soleil, parce qu’il se trouvait dans une mauvaise période. En temps normal, il aurait probablement refusé une telle sollicitation.

— Je n’ai pas à prévenir le Triumvirat de mes déplacements, dit-il pour expliquer sa décision. J’agis de ma propre initiative, parce que mon cerveau me le commande. D’ailleurs, je pense comme vous que la sécurité du Point Zéro exige des éclaircissements.

Tandis que Merson, Carle et Ingrid ne cachaient pas leur satisfaction, une certaine inquiétude ombra le front de Soukaï. La méfiance habitait le Japonais.

— Il convient d’attendre le retour de P-H.2 et de P-H.3.

— Retour confirmé, annonça le chef des gardes. Je contrôle toutes les entrées et les sorties du Point Zéro. C’est mon rôle.

— Et…, glissa le chirurgien, pensez-vous que l’un des membres du Triumvirat ne s’apercevra pas de notre départ pour le Continent Trois ?

— Non, certifia P-S.12. Le Triumvirat ne contrôle pas les sorties. D’autre part, pendant notre absence, P-S.7 me remplacera devant les appareils de surveillance.

— Rien ne doit filtrer, conseilla Merson. Je vous demande le secret absolu, P-S.12.

— Accordé, acquiesça l’androïde, enthousiasmé par l’initiative des Terriens. D’ailleurs, vous êtes appelés à nous remplacer et vous devez prendre toutes vos responsabilités. Je ferai un rapport sur

vos activités et je crois que nos dirigeants seront satisfaits de vous.

— Hum ! dit Carle à l’oreille d’Ingrid. Ça m’étonnerait.

— Les habitants de S.3-G.14 prenaient tellement conscience de leur tâche qu’ils raisonnaient déjà en farouches gardiens de l’Organisation. Or, l’induction mentale qu’ils avaient subie au préalable n’influençait en rien leurs décisions et ils restaient libres de certaines initiatives, si elles correspondaient à leur devoir et entraient dans le cadre de leurs activités. Là, naturellement, s’arrêtait leur liberté. Ils ne pouvaient, par exemple, utiliser un astronef extra-temporel pour regagner leur planète. Cette idée ne leur venait même pas, puisqu’ils ignoraient leur lieu d’origine.

Alors que le véhicule spatial se propulsait vers le Continent Trois, P-S.12 jugeait ces hommes différemment. Leur raisonnement, leur comportement, leur réaction, l’étonnaient. P-H.1, ou P-H.2, étaient persuadés qu’il s’agissait de créatures peu évoluées, d’essence inférieure, juste aptes à recevoir des ordres, des suggestions, par psycho-induction.

Le chef des gardes ne partageait plus l’avis de ses dirigeants. Non. Les habitants de S.3-G.14 avaient droit à d’autres égards, au moins égaux à ceux des Glors, ou des Harix, dont la tâche exigeait en fait beaucoup moins d’initiatives personnelles.

Cette excitation, cette passion qu’il observait chez ces êtres pourtant d’un indice d’intelligence assez bas, ne risquaient-elles pas de les conduire à des fonctions plus élevées, peut-être même aux

grades suprêmes ? P-H.1, ou ses compagnons, n’avaient-ils pas déclenché un mouvement irréversible que personne ne pourrait arrêter ?

P-S.12, en raisonnant ainsi, seul au milieu de ces créatures étonnantes de décision, se demandait si, déjà, le règne des Phons n’avait pas pris fin, prématurément.