CHAPITRE III











Au Point Zéro, une certaine animation régnait, bien qu’il fût difficile de parler d’animation chez des créatures comme les Phons qui, on le savait, excluaient tout sentiment.

Pourtant, les trois membres du Triumvirat écoutaient avec intérêt les explications fournies par P-S.12, de retour de l’espace. Un intérêt même inhabituel qui trahissait la gravité du problème abordé.

Par des couloirs aussi nus, aussi lugubres que les précédents, aux plafonds baignés de lumière, le chef des gardes conduisit P-H.2 et. P-H.1 vers un laboratoire. Un laboratoire exactement calqué sur le modèle de la super-centrale de contrôle où un androïde veillait en permanence. Des machines et encore des machines, des appareillages complexes à l’utilisation inconnue. Toutes ces machines, tous ces appareils, accomplissaient un travail bien défini et fonctionnaient depuis des milliers d’années, sans interruption. Il est vrai que les Phons veillaient à la bonne marche de leurs laboratoires et lorsqu’ils décelaient la moindre défectuosité, une anomalie, même la plus légère, ils effectuaient aussitôt la réparation indispensable. Car ils étaient tous, y compris évidemment les chefs des Quasars, d’extraordinaires techniciens. Mais les machines, qui fonctionnaient sans le secours de personne, sans manipulation, simplement avec l’énergie fournie par l’espace, ne se déréglaient pratiquement jamais. Elles atteignaient la perfection.

P-S.12 désigna quatre grosses sphères, montées sur pivot. Elles orbitaient lentement, d’une façon à peine perceptible. Autour, des champs de force impressionnants formaient une barrière infranchissable. A l’intérieur, quelques éclairs bleuâtres se brisaient contre les parois translucides, sans le moindre bruit. D’ailleurs, un silence de sépulcre imprégnait le laboratoire tout entier.

La voix du chef des gardes résonna :

— P-S.7, actuellement, se trouve dans l’astronef. Il est prêt, lorsque vous le désirerez, à diriger dans ces sphères les atomes des quatre habitants de la planète N.5-G.1. Ils se rematérialiseront devant vous, dans leur ordre moléculaire initial.

Nullement impressionné par cette prouesse technique, P-H.2 tendit son unique membre vers les sphères.

— Donnez l’ordre, P-S.12.

— P-S.7, prononça le chef des gardes. Invertissez les champs de force et basculez vers la labo 17 les molécules vivantes.

Là-bas, dans l’astronef, devant d’autres sphères identiques à celles du labo 17, P-S.7 dut appuyer sur des touches, car dans les boules translucides, en rotation, des torrents d’énergie se ruèrent. Ce phénomène s’accompagna d’une augmentation sensible des éclairs bleuâtres, parmi lesquels se mêlèrent même de grosses étincelles mauves. Une sorte de vapeur, de buée, humecta les parois des sphères, retombant ensuite en grosses gouttes d’eau.

Cette eau fluctua bientôt au fond des globes transparents et son volume s’enfla considérablement jusqu’à remplir les sphères en quasi-totalité. Des bulles se formèrent, éclatèrent sans bruit. Une intense activité moléculaire agitait ce magma. Puis le liquide s’opacifia lentement précisant des contours.

Quatre créatures surgirent, fascinantes. Elles ne ressemblaient ni aux Phons ni aux Terriens. Elles avaient la peau vert-de-gris et semblaient corrodées. Une tête énorme, surmontée d’une protubérance. Deux yeux profondément enfoncés dans des orbites soulignées par d’immenses paupières, plissées, protectrices. Un corps fluet, maigre, muni de quatre membres, comme les hommes. Sous le regard vitreux, un double orifice béait, garni de poils abondants.

Ces créatures étaient apparemment nues. Cela ne choqua pas les androïdes. D’ailleurs, on se demandait ce qui pouvait les choquer. Ils observèrent les Glors avec intérêt. Ils ne voyaient pas un Glor pour la première fois, car des appareils leur permettaient d’étudier, à partir du Point Zéro, ou des Quasars, tous les organismes vivants – inférieurs ou supérieurs – de l’univers. Ils étaient donc parfaitement au courant de tout ce qui se passait à travers le cosmos. Rien ne leur échappait.

— Quel quotient d’intelligence ? demanda P-H.1.

— Indice F.C.32, apprit P-S.12.

— Hum ! F.C.32. Catégorie assez intéressante. Classification honnête, en rapport des autres. Ne m’avez-vous pas dit que sur S.3-G.14, par exemple, l’indice atteignait à peine F.B.29 ?

— Si, mais il existe pire que cela, des quotients beaucoup plus bas.

— Inadmissible ! Comment de telles créatures peuvent-elles s’organiser, à cet indice ? Elles s’assimilent déjà aux organismes inférieurs. Elles évolueront, certes, et c’est ce qui en fait des classifications intelligentes. Car seule, l’intelligence permet une évolution.

Quelque chose tenaillait P-S.12. Une question lui brûlait les lèvres et il hésita longuement avant de la poser :

— Pourquoi ces échantillons d’humanité ? Quel sens donnez-vous à cette initiative ?

P-H.2 et P-H.1 se regardèrent avec étonnement. Jamais ils n’auraient cru possible qu’un Phon, à plus forte raison un simple garde, exigeât des explications sur les projets du Triumvirat. Non. Cela n’était encore jamais arrivé.

— P-S.12, dit le second membre du Triumvirat, comment expliquez-vous votre soudaine curiosité ?

— Je ne sais pas. Depuis quelque temps, je me pose des tas de questions. Mes collaborateurs aussi. Jamais cela ne m’était arrivé.

— Oui, jamais cela ne vous était arrivé. Mais ça vous arrive maintenant. Je suppose qu’il existe une explication à cette attitude bizarre… Coordonnez-vous toujours aussi facilement vos pensées ? Enregistrez-vous les ordres avec la même fidélité ?

— Oui, répondit le chef des gardes, sans hésitation. Vous croyez qu’il s’agit de quelque chose de grave ?

— Nous l’ignorons encore. Ne vous tracassez pas. Nous travaillerons sur ce problème. C’est notre rôle d’expliquer ce qui est anormal. Simplement, nous vous surveillerons davantage.

— Bien. Poursuivons-nous la rematérialisation des échantillons ramenés du cosmos ?

P-H.1 acquiesça. Les trois Phons se rendirent au laboratoire 18, réplique du labo 17. Là aussi, quatre grosses sphères, montées sur pivot, attendaient les atomes des habitants de K.2-G.18, les Harix.

P-S.7, dans l’astronef, invertit les champs de force et libéra les molécules. Celles-ci se précipitèrent dans les sphères du labo 18 et une reconversion s’opéra, suivant des stades analogues aux précédents. Le magma précisa ses formes.

Les Harix étaient des créatures curieuses. Ils possédaient un corps annelé. Deux gros anneaux, séparés par un anneau plus petit, étranglé. Une peau noirâtre, formant une épaisse carapace, comme des scarabées. Sur l’anneau supérieur, aux parties latérales, se greffaient deux larges excroissances charnues, extrêmement mobiles, ressemblant à des organes auditifs. A l’étranglement central, un seul bras, pouvant s’orienter en tous sens, d’une souplesse extraordinaire. Deux courtes pattes achevaient cet ensemble curieux, un peu inquiétant, car la taille des Harix dépassait celle des hommes, alors que les Glors étaient plus petits.

Les habitants de K.2-G.18 possédaient trois yeux, deux sur le devant, et un par-derrière, ce qui leur assurait un champ de vision très large et instantané. Comme les Terriens, comme les Glors, ils respiraient un mélange d’oxygène, d’azote, de vapeur d’eau.

Les Terriens, eux, se rematérialisèrent dans le labo 19. Ainsi, les Phons avaient décidé de ne pas mêler momentanément les trois races qui s’ignoraient donc. Mieux valait éduquer séparément les trois groupes, jusqu’à obtention de résultats satisfaisants. Par la suite, il n’était pas exclu, dans les projets du Triumvirat, d’incorporer lentement ces nouvelles créatures à l’activité des Phons.

Une certaine hésitation tiraillait P-H.1 et ses deux compagnons, seuls qualifiés pour prendre une décision. Réunis dans la super-centrale de contrôle, en contact permanent avec les Quasars, ils évaluaient leurs chances de succès.

— Les Harix, constata P-H.2, atteignent l’indice F.D.41. Apparemment, ils paraissent les plus doués. Ils ont établi sur leur planète une civilisation parfaitement organisée qui frôle presque la perfection. Les Glors, déjà, malgré leur quotient encore élevé, semblent de race inférieure. Que dire des habitants de S.3-G.14 !

— Des primitifs, admit P-H.1, avec dépit. Intelligence au-dessous de la moyenne, nullement en rapport avec les Harix, par exemple.

— Alors, pourquoi avons-nous demandé à P-S.12 de nous ramener quatre échantillons de cette humanité ?

P-H.2 contrôla une image en provenance du Quasar 27. Puis il répondit :

— Pour deux raisons. D’abord, les créatures intelligentes ne pullulent pas dans l’univers. S’il existe beaucoup d’organismes vivants, à l’existence indépendante ou même communautaire, collective, il s’agit en général d’êtres inférieurs, dotés d’un cerveau, mais peu évolués. En second lieu, nos successeurs ne doivent pas vivre en vase clos sur le Point Zéro. Ils doivent respirer le même air que le nôtre, un air du reste inutile pour nos propres organismes synthétiques, mais que respiraient nos créateurs, les Zax.

— Nous pourrions créer des atmosphères artificielles, souligna P-H.3.

— Sans doute. Mais il convient d’éliminer, pour nos successeurs, toute difficulté d’adaptation, pendant leur éducation. Et puis, n’avons-nous pas le secret espoir de revenir aux sources, de recréer une race analogue aux Zax d’antan ?

Les Phons essayèrent de ne pas approfondir le problème posé par leur avenir. Leurs préoccupations se bornaient à envisager certaines solutions. Chose étrange, c’était la première fois qu’une certaine inquiétude assombrissait leur horizon.

P-H.2 remarqua cet état d’esprit anormalement préoccupant.

— Nous vieillissons. Nous vieillissons même plus vite que selon les prévisions. Le fait de se poser des tas de questions, comme P-S.12 par exemple, signifie déjà une usure de nos cellules.

— Est-ce possible ? dit P-H.1 angoissé.

— Oui. C’est inévitable. Et, inévitablement, nous serons remplacés par d’autres créatures, qui poursuivront notre tâche, nécessairement.

— Que deviendrons-nous ?

— Probablement des choses inutiles, dont nos successeurs se débarrasseront. Mais avant d’en arriver à cette extrémité, nous aurons résolu tous les problèmes.

— Nous devrions avertir les chefs des Quasars, suggéra P-H.3.

— Non, pas encore, conseilla P-H.1. Inutile d’alarmer prématurément leurs cerveaux. D’ailleurs, ils doivent, eux aussi, se poser un tas de questions, s’interroger sur ce nouvel état physiologique. Nous avons décidé un plan d’action, dont le secret doit être gardé. Les Glors, les Harix et les Terriens seront soumis séparément à des travaux bien particuliers. selon leurs capacités. Des tests psychologiques permettront de mieux discerner l’orientation que nous devrons donner aux différents groupes. Avant le choix définitif des créatures qui nous succéderont, un impérieux rodage s’impose.

P-S.12 fut convoqué et il reçut des trois membres du Triumvirat des ordres extrêmement précis. Lorsqu’il se retrouva avec P-S.7, il resta un moment silencieux. Puis :

— Je ne comprends pas où nos dirigeants veulent en venir. Leurs ordres sont des plus bizarres. Avez-vous une opinion, P-S.7 ?

— Non. Je pense que nous devrions poser très sérieusement la question à ceux qui nous gouvernent. Ils ne nous répondront sûrement pas, mais nous aurons au moins satisfait notre désir.

Les deux gardes se promirent, à la prochaine occasion, d’en toucher un mot à l’un des membres du Triumvirat.