CHAPITRE XVI
Les deux Arphons partageaient la même cellule. Ils s’éveillèrent de leur sommeil quotidien et Aza-1 afficha une certaine gravité. Son regard – celui de Soukaï – étincelait comme une braise. Nul doute. Il s’apprêtait à révéler quelque chose de sensationnel.
— Aza-2, dit-il. J’ai un secret à vous apprendre.
— Un secret ? Diable, vous m’inquiétez. Parleriez-vous du secret d’Hokar ?
— En un certain sens, oui. Mais j’ignore réellement l’origine du Cerveau-Conseil. Venez.
Les deux créatures quittèrent leur cellule et, par les couloirs nus et froids du Point Zéro, ils se dirigèrent vers la laboratoire 37. Le numéro brillait au-dessus de la porte, en lettres lumineuses. Pour parvenir jusqu’ici, ils n’avaient rencontré personne.
Ils entrèrent. La porte se bloqua derrière eux et aucun visiteur ne pouvait entrer sans leur autorisation. Le labo 37 était affecté à la biologie.
Aza-1 montra une cuve, aux parois translucides, où baignait un bain nutritif. Un appareillage électrique, probablement des stimulateurs U.V., occupait le sommet de la cuve.
— Eh bien ? fit Aza-2 qui n’apercevait rien à travers les parois.
— Attendez. Vous verrez mieux sur cet écran grossissant.
Le premier Arphon poussa une touche. L’obscurité totale envahit le laboratoire et un écran s’illumina, en couleur et en relief. Quelque chose surgit au milieu du bain nutritif. Quelque chose qui s’agitait et qui, incontestablement, était vivant.
Il affectait une forme sphérique. Une grosse membrane bleutée l’enveloppait. Sur sa surface, on distinguait des petits cratères, des vacuoles, qui se contractaient et se relâchaient. A travers la membrane, se devinait tout un réseau de capillaires, fins, extrêmement ténus. Pas de veinules, ou de gros vaisseaux. Non. Que des capillaires.
Parfois, lorsque cet organisme se contractait plus fortement, il modifiait sa forme. La sphère s’aplatissait, se creusait, puis, de nouveau, reprenait son expansion. On aurait dit que la créature respirait ou pompait du liquide nutritif.
— Vous ne me demandez pas d’où provient cette chose ? suggéra Aza-1.
— Si. Mais avant de vous poser la question, j’étudiais cet organisme vivant, j’essayais de découvrir son origine. Car c’est un organisme vivant, n’est-ce pas ?
— Oui. Je l’ai prélevé sur Hokar. immédiatement après sa mort. Plus exactement, j’ai prélevé des cellules dans l’énorme masse protoplasmique. J’avais toujours désiré examiner en détail un échantillon cellulaire de ce prodigieux organe qu’était Hokar. Oh ! Je n’espérais pas ainsi expliquer son origine. Mon examen me permit la découverte de cellules effectivement mortes, mais aussi la présence de cette chose vivante, d’une nature analogue à un spore.
— Peut-être Hokar se reproduit-il, émit Aza-2.
— Possible. En tout cas, depuis plusieurs jours, j’étudie ce spore et je constate qu’il se développe très rapidement. Bientôt, la cuve ne sera plus assez grande pour l’abriter.
— Ça ne vous inquiète pas ?
— Non. Je peux, à tout moment, détruire cet organisme vivant.
— Vous auriez peut-être mieux fait d’en parler au Triumvirat.
Aza-1 interrompit la projection. L’écran s’éteignit et la clarté revint dans le laboratoire, les murs et le plafond réfléchissant une douce lumière.
— Non. Je hais le Triumvirat, parce qu’il a décidé la mort d’Hokar. Sachez, mon cher, que nous sommes appelés à succéder aux androïdes, au poste suprême. Dans ces conditions, nous avons déjà droit à certaines initiatives. Nous reviendrons au labo 37.
Les deux Arphons gagnèrent la super-centrale. Ils s’intéressèrent à la marche des machines et ils firent même preuve d’un zèle particulier. Ils écoutèrent avec attention les explications, les conseils de P-H.3.
— Il s’agit, précisait l’androïde, de rester en contact permanent avec les quarante-deux Quasars. Pratiquement, nous n’assumons qu’un contrôle, mais si quelque chose survenait dans la marche des machines, celles du Point Zéro, ou celles des Quasars, nous devrions prendre une décision immédiate, impérative. Si une fraction de l’univers cessait sa rotation, pour une cause ou pour une autre, les conséquences risqueraient de devenir dramatiques.
Dans les jours qui suivirent, Aza-1 et son congénère se rendirent fréquemment au labo 37. Ils s’aperçurent que le spore s’était développé jusqu’à emplir la cuve en totalité. Mais les Arphons n’étaient pas au bout de leur surprise.
La masse vivante, maintenant visible à l’œil nu, aussi volumineuse qu’un ballon de football, opéra une mutation. Six prolongements charnus émergèrent de son enveloppe, quatre supérieurs et deux inférieurs, tandis qu’une protubérance se formait au sommet du corps sphérique. Dans cette protubérance, des fentes apparurent, bordées d’un revêtement cartilagineux. Quatre fentes, exactement. Des yeux, une bouche, un nez, du moins des organes analogues. Latéralement, au sommet de la protubérance, deux antennes poussèrent, en tire-bouchon, apparemment fragiles, mobiles.
Médusés, les deux Arphons observèrent cette mutation qui s’étala sur quelques jours à peine, en même temps que le développement de la créature se poursuivait à un rythme extrêmement rapide.
Du simple ballon de football, la taille s’accrut jusqu’au volume d’un Glor, plus petit qu’un homme, il est vrai.
— Qu’en pensez-vous, Aza-2 ? demanda le premier Arphon.
— Je pense que… qu’Hokar a donné naissance à une créature inconnue, dont nous ignorons les intentions. J’ignore ce qui se serait passé si vous n’aviez effectué aucun prélèvement sur le corps du Cerveau-Conseil.
— Bah ! Je crois sincèrement que la nature avait prévu la chose, et que ce spore aurait germé, de toute façon, et se serait développé. Peut-être moins rapidement, d’accord, car le bain nutritif et les U.V. ont stimulé sa croissance.
— Le hasard, remarqua Aza-2, a donc voulu que vous préleviez justement la partie d’Hokar qui recelait ce spore. Moi, je veux bien. Mais je pense plus simplement que la masse protoplasmique du Cerveau-Conseil a libéré plusieurs spores, au moment de sa mort.
— Diable ! s’étonna Aza-1. Dans ce cas, ces organismes annexes se développeraient sur le Continent Trois. Assisterions-nous à une véritable invasion ?
Les deux Arphons réfléchirent profondément. La situation méritait une attention particulière et la mort. d’Hokar avait probablement déclenché un mécanisme irréversible. Il n’était pas possible qu’un être vieux de plusieurs milliers d’années mourût sans assurer sa succession. Hokar ne se reproduisait pas par scission, mais par spores, comme certaines plantes ou certains microbes. Il n’existait pas de génération spontanée.
— S’agit-il d’une créature intelligente ? s’interrogea Aza-1, contemplant l’être sphérique qui se tenait debout sur ses membres inférieurs.
Le spore, muté, remua. Les fentes, qui représentaient les yeux, s’élargirent comme pour mieux observer autour d’eux. Ses antennes oscillèrent, captant les bruits, et peut-être les ultrasons. Ses quatre membres supérieurs s’agitèrent simultanément, écartant leurs doigts longs et fins.
Hâtivement, Aza-1 courut vers un appareil et appuya sur un bouton. Un faisceau d’ondes paralysa la créature et les deux Arphons respirèrent, soulagés.
— Il reste à le doter de la parole, dit Aza-2. Pendant qu’il se trouve immobilisé, plaçons un traducteur linguistique dans une partie de son corps.
L’opération exigea quelques minutes seulement. Puis, curieux inquiets, les êtres tricéphales attendirent. Alors une voix sortit de la fente inférieure, au bas de la protubérance. Elle était compréhensible, grâce au traducteur :
— Je suis Hokar-2.
— Hokar-2 ! répéta le premier Arphon. Mais vous ne ressemblez en rien à votre prédécesseur.
— Possible. La nature m’a doté, ainsi, d’un corps sphérique. Je savais que l’un d’entre vous aiderait à mon développement. C’était inévitable. La mort d’Hokar a entraîné la formation de plusieurs spores. Une vingtaine, exactement. Je suis le vingt et unième, et je ne suis pas exactement comme mes camarades.
— Expliquez-vous, exigea Aza-2, haletant.
— Volontiers. Mes camarades me ressemblent et leur différence ne vient pas de là. Mais dix sont des créatures mâles, et dix sont des créatures femelles. Tandis que moi, je suis un asexué.
— Pourquoi vous, spécialement ?
— C’est ainsi. Je n’y peux rien. Vous comprendrez plus tard, lorsque le moment sera arrivé.
— Vos… vos congénères… Ils sont restés sur le Continent Trois ?
— Oui. Ils se développent normalement. Jusqu’à leur mutation, ils n’éprouveront aucun besoin nutritif, hormis l’oxygène de l’air. Après, leurs corps exigeront une alimentation rationnelle qui rappellera celle d’Hokar.
Quelque chose, un détail, amena Aza-1 à poser la question : il y réfléchissait depuis de longues minutes.
— Enfin, j’ai agi sous quelle volonté en vous prélevant sur le cadavre d’Hokar ?
— La volonté d’Hokar lui-même qui, au moment où il mourait, concentrait sur vous sa puissante pensée. Il a voulu accélérer le processus qui, sans votre intervention, se serait tout de même développé. Rappelez-vous. Vous étiez non loin de la caverne lorsque Hokar a été frappé par la lumière du soleil.
— Vous craignez aussi la lumière ?
— Non. Je vais vous demander de me conduire jusqu’au Continent Trois. Jusqu’ici, vous avez tenu ma présence secrète, et, ma foi, je vous approuve. De toute manière, nous sommes décidés, un jour ou l’autre, à sortir de l’ombre. Car telle est la volonté d’Hokar. Si vous n’aviez pas tué le Cerveau-Conseil, celui-ci n’aurait pas libéré ses spores.
Aza-1 interrompit le faisceau paralysant et la créature sphérique retrouva l’usage de ses mouvements. Les deux Arphons ne protestèrent pas, mais ils sentirent confusément que les successeurs d’Hokar allaient jouer un grand rôle dans l’Organisation. Quelque chose de prépondérant. Aussi, ils s’interrogeaient sur l’utilité de leur propre existence.
L’astronef, emmenant les deux Arphons et Hokar-2, quitta le Point Zéro et cingla vers le Continent Trois. Devant ses écrans de contrôle, P-S.12 nota ce départ, mais il ne soupçonna pas la vérité, heureux qu’il était de ne pas approfondir les questions.