CHAPITRE V
Les Harix furent invités à monter dans l’astronef. Comme un troupeau de moutons, dociles, ils obéirent. Ils avaient perdu, eux aussi, au contact des Phons, toute leur personnalité. Ils restaient dans l’orbite de ceux qui les avaient arrachés à leur planète.
P-S.12 dématérialisa les quatre créatures de K.2-G.18, processus nécessaire à tout organisme vivant pour franchir la barrière du temps. Car c’était un bond de cent deux années-lumière auquel les Phons conviaient les Harix.
Presque instantanément, cette formidable distance – du moins formidable pour des civilisations qui abordaient à peine les voyages cosmiques – fut franchie. Surgissant hors de la quatrième dimension, l’engin spatial reprit contact avec le temps actuel, l’espace. Il avait seulement fallu quelques secondes pour accomplir le prodigieux voyage. Même les Harix, pourtant à un indice de civilisation élevé, étaient incapables d’une semblable prouesse. Même pas de la technique. De la super-intelligence.
Les quatre créatures noires, rematérialisées, revêtirent leur collant. Puis P-S.12 expliqua :
— Nous approchons du Quasar 19.
— Qu’est-ce qu’un Quasar ? demanda l’un des Harix.
— Vous vous ferez une opinion vous-même. En attendant, regardez.
P-S.12 appuya sur un bouton. Un écran s’éclaira et montra une boule en suspension dans l’espace. Mais une boule extraordinairement brillante, bleutée. Quelque chose de fascinant, qui brûlait le regard.
Les Harix, éblouis, se détournèrent. Leur grande taille se courba. Pendant plusieurs secondes, ils éprouvèrent la sensation d’une vision floue, fluctuante, imprécise. Des pastilles de lumière dansaient devant leurs prunelles. Puis, lentement, ces phénomènes s’estompèrent. Ils comprirent qu’ils avaient eu la rétine fortement impressionnée par la monstrueuse luminosité, plus éclatante que la plus grosse étoile.
— Nous sommes encore à des millions de kilomètres du Quasar 19, précisa P-S.12.
— Est-ce possible ? s’effraya l’un des Harix, qui s’appelait K’Bar. Nous ne pourrons jamais pénétrer dans cette fournaise où doivent régner des températures et des pressions énormes.
— Détrompez-vous. La lumière qui émane du Quasar n’est que la manifestation d’une colossale énergie cosmique. Elle ne se traduit par aucune pression, aucune élévation de température. Elle se compare à celle qui propulse nos astronefs. Une simple précaution à prendre, même pour mes propres yeux qui sont des cellules photo-électriques. L’approche du Quasar nécessitera l’apport d’écrans polarisateurs, au cas où nous voudrions observer notre arrivée.
Le chef des gardes frôla une autre touche, sur un clavier. Un filtre s’interposa devant l’écran panoramique et, aussitôt, la luminosité s’atténua.
— Pourquoi toute cette énergie ? questionna K’Bar.
— Oh ! Des champs de force électromagnétiques qui rayonnent à des années-lumière. Pour entretenir de tels champs, il faut une énergie considérable. Nous la captons dans l’espace.
— Je me suis mal exprimée, insista la créature à peau noire. Je comprends que toute activité exige de l’énergie. Mais ces champs de force… à quoi les destinez-vous ?
P-S.12 ne se troubla pas. Il chercha dans sa mémoire, comme chaque fois qu’on lui posait une question. Il se heurta à un trou, à un vide inexplicable.
— Nos créateurs, les Zax, ne m’ont pas donné la possibilité de répondre. Je m’excuse, je ne sais pas. Cela m’importe peu. Mais P-O.19 doit savoir, lui. Il dirige le Quasar.
L’astronef entra dans l’atmosphère supra-lumineuse. Il fut noyé et son propre rayonnement perdit tout son éclat. Les Harix suivaient avec un intérêt croissant la progression de l’engin qui freinait considérablement sa vitesse. A travers le filtre, ils essayaient de comprendre, d’expliquer cette mystérieuse, insoutenable clarté bleuâtre, que la plupart des astronomes, chez les Harix, les Glors ou les Terriens, captaient grâce aux radiotélescopes.
Brusquement, la gigantesque luminosité disparut. L’écran noircit, momentanément, puis redevint plus clair. Mais quelque chose de très atténué, nullement comparable avec l’extérieur. De la lumière artificielle.
— Nous sommes arrivés, apprit P-S.12.
K’Bar désigna les scaphandres dans une armoire.
— Inutile, précisa le chef des gardes. A l’intérieur des Quasars, circule un air conditionné, analogue à celui du Point Zéro. Il s’agit d’une atmosphère artificielle. Les Zax avaient créé cette atmosphère pour eux, évitant ainsi le port d’un vêtement étanche. Depuis la disparition de nos créateurs, cet air de synthèse continue à circuler, pour personne, car nous ne possédons aucun appareil respiratoire ni digestif.
Les Harix quittèrent l’astronef. Ils se trouvaient dans une vaste salle circulaire, nue, aux murs luminescents. Un sas communiquait avec l’extérieur, au sommet d’une cheminée verticale.
Le groupe emprunta un couloir et parvint dans un centre de contrôle qui ne se différenciait pas des autres centres, installés sur le Point Zéro. On y rencontrait des machines analogues. Plusieurs androïdes évoluaient au milieu de tout cet appareillage complexe.
L’un d’eux se porta à la rencontre des nouveaux venus. Il manifesta une froide indifférence :
— Je me présente : P-O.19, chef de ce Quasar. P-H.2 m’a prévenu de votre arrivée. Soyez les bienvenus.
Tandis que P-S.12 retournait dans la salle circulaire, auprès de l’astronef, K’Bar et ses compagnons, tous de sexe masculin, dardaient leurs trois yeux sur les machines silencieuses. D’inévitables questions leur venaient à la bouche.
— Qu’est-ce qu’un Quasar ? demanda S’Lan.
— Un planétoïde, expliqua P-O.19. Un planétoïde naturel. Nous nous trouvons à plusieurs mètres sôus terre, et, d’ici, grâce à divers instruments, nous contrôlons plusieurs galaxies… Voulez-vous un exemple ?
Les Harix approuvèrent, intéressés. P-O.19 s’approcha d’une machine monstrueuse, semblable à un cerveau électronique. Il frôla des touches numérotées et, aussitôt, un écran central s’alluma. Un globe apparut, en suspension dans l’espace, poudré d’une luminosité verdâtre.
— K.2-G.18. Ça ne vous dit rien ?
— Non, dit K’Bar, sincère.
Le chef du Quasar opéra un réglage. La planète disparut et l’écran montra une vision plus rapprochée. Une ville. Des buildings géants, géométriques. Des engins couraient sur des monorails, à des dizaines de mètres de hauteur. Dans les rues, des trottoirs roulants véhiculaient des cohortes de créatures à la carapace noire, au corps formé par trois anneaux. Des héliplanes volaient au-dessus des buildings.
— Ça ne vous dit toujours rien ? insista P-O.19.
— Non, répéta K’Bar. Ou plutôt, si, ces créatures nous ressemblent terriblement.
Le cerveau de P-O.19 enregistra une intense satisfaction. Les Harix ne reconnaissaient même plus leur planète. Cela signifiait qu’ils demeuraient sous le coup d’une profonde induction mentale, qui avait ôté les souvenirs de leur mémoire. Cet influx persistait, et il persisterait aussi longtemps que les Phons le désireraient. Sans doute indéfiniment.
Puis P-O.19 varia le décor. La ville s’engloutit dans la luminosité, et un amas d’étoiles surgit :
— La galaxie 18. Je pourrais vous montrer d’autres galaxies, mais vous retrouveriez des détails identiques. Nous exerçons donc notre contrôle sur une partie de l’univers. Comme il existe quarante-deux Quasars, nous contrôlons même l’univers entier.
— Pourquoi ? Quel intérêt en retirez-vous, puisque vous n’aspirez à aucune conquête, puisque vous observez toutes les galaxies en créatures parfaitement désintéressées ?
— Vous l’apprendrez un jour. Le moment n’est pas encore venu de vous révéler certains secrets que vous jugerez sans doute stupéfiants. Toutefois, sachez que les Quasars émettent non seulement un rayonnement lumineux intensif, mais des ondes radio-électriques. Bien entendu, ce rayonnement et ces ondes n’ont pas une origine naturelle. Il s’agit du reflet, du résultat, visible et audible, de notre activité. Le Quasar 19, par exemple, fuit dans l’univers à la vitesse de deux cent mille kilomètres à la seconde. Rien n’est stable, figé. Toutes les galaxies se déplacent à des vitesses considérables. C’est nécessaire et cela explique que les analyses spectrales, effectuées sur les planètes civilisées, révèlent des raies fortement décalées vers le rouge.
Les Harix se regardèrent, imbibés par cette science colossale qui faisait des Phons les créatures probablement les plus intelligentes de l’univers. Mais ils ne comprenaient encore pas, ni pourquoi ils se trouvaient ici, sur ce Quasar, ni comment ils étaient parvenus au Point Zéro.
— Ah ! Autre détail, précisa P-O.19. Deux techniciens m’aident dans mon travail de contrôle. Tous les Quasars restent en contact permanent avec le Point Zéro, véritable centre névralgique de notre organisation. J’avoue que nous ne connaissons jamais de difficulté dans notre tâche. Nous nous contentons de contrôler la bonne marche des machines. C’est un travail de routine.
P-S.12 apparut dans le centre de contrôle :
— Venez, invita-t-il. Nous rentrons au Point Zéro. Nous vous avons simplement montré un Quasar.
Les Harix ne protestèrent pas. Ils éprouvaient un genre d’euphorie, de vertige, d’engourdissement. Il leur semblait qu’ils n’avaient jamais appartenu à un autre monde qu’à celui des Phons.
Le retour s’effectua selon le même rythme qu’à l’aller, le même processus. Quelques autres secondes suffirent pour franchir la barrière temporelle.
Pourtant, dans la pièce qu’elles occupaient, sans ameublement, hormis des couchettes, les créatures à peau noire réfléchirent profondément. Ce qu’elles avaient vu impressionnait leur esprit au point de le stimuler.
K’Bar, debout sur ses courtes pattes, hochait sa tête bizarre, balançant son membre unique de droite à gauche, comme au comble de l’énervement.
— Rappelez-vous, sur le Quasar 19, sur l’écran. La vision de cette ville, de ces êtres qui nous ressemblent terriblement. Viendrions-nous d’aussi loin ?
— Mais comment, K’Bar ? Comment ? Avez-vous réfléchi une seconde ? Cela paraît impensable, soupira S’Lan. Pourquoi les Phons nous auraient-ils amenés jusque-là ? Pourquoi visiterions-nous leurs Quasars ?
K’Bar, apparemment las, se laissa tomber sur une couchette. Une lumière clignota dans la pièce, à hauteur du plafond.
— C’est le moment du repos, annonça l’un des Harix.
Des flux d’ondes hypnotiques envahirent la cellule, par de multiples orifices invisibles. Des lois immuables réglaient jadis l’existence des Zax, et les Phons appliquaient ces lois à leurs visiteurs, aux fonctions physiologiques fragiles, appelées à la relaxation indispensable à un bon équilibre.
Simultanément, sur le Point Zéro, les Glors et les Terriens imitaient les Harix : ils dormaient, leur volonté abolie.