CHAPITRE IX











P-S.12 contemplait Hokar avec acuité. Mais il ne manifestait ni frayeur ni répugnance. Bien malin qui aurait pu, à cet instant, contrôler ses pensées. D’ailleurs, pensait-il vraiment ?

Pourtant, le chef des gardes comprit que cette chose innommable qui palpitait devant lui contribuait à la solidité, à l’homogénéité de l’Organisation des androïdes. P-H.2, ou P-H.3 ne venaient pas ici dans un but désintéressé, uniquement pour admirer ce répugnant agglomérat, qui ne ressemblait à rien, sinon à un monstre inutile.

La surprise assaillit P-S.12 lorsqu’il sentit une sorte de voix s’infiltrant au fond de lui-même, dans les plus intimes ramifications de son cerveau. Une voix qu’il comprit parfaitement, mais inaudible à l’oreille. Un flux télépathique.

— Vous êtes le chef des gardes, je crois ?

— Oui, dit P-S.12.

— Bien. Je vous félicite. Vous effectuez parfaitement votre travail, puisque vous avez découvert mon existence. Votre rôle consiste en effet à assurer la sécurité, de tout ordre, de toute origine. J’attendais un jour ou l’autre votre visite et je m’étonne que vous ne soyez même pas venu plus tôt.

— C’est que, expliqua l’androïde par méthode télépathique, je n’avais, jusque-là, aucun motif susceptible de m’attirer sur le Continent Trois. D’ailleurs, en réalité, ce sont les créatures qui m’accompagnent qui…

— Je sais, coupa Hokar. Des habitants de S.3-G.14. Cela prouve qu’ils possèdent beaucoup plus d’initiative, de qualités, que vous. Ils ont découvert ce que, en des milliers d’années, vous n’avez jamais trouvé. La faute en incombe à P-H.2 et P-H.3. Ils ont attiré l’attention sur eux et leur erreur est impardonnable, peut-être très lourde de conséquences. Je m’en expliquerai avec eux.

L’onde télépathique du Cerveau-Conseil atteignit Merson et ses compagnons :

— Vous aurez, je vous le promets, un très grand rôle à jouer au sein de notre organisation. Je suis vieux, très vieux. J’ai peur de ne pas survivre.

Hypnotisés par la masse pensante, les Terriens restaient figés, pétrifiés. Ils n’auraient jamais songé que ce monstre gélatineux, informe, pouvait s’exprimer. S’assimilait-il aux créatures intelligentes, évoluées ? Dans ce cas, que faisait-il. seul, tapi dans cette caverne humide, incapable de bouger, de se mouvoir ? D’où venait-il ?

Lorsque Carle demanda des précisions sur ces divers points, Hokar resta intraitable :

— Je ne peux, et je ne dois pas vous répondre. Les techniciens, les chefs des Quasars, ignorent même mon existence. Voudriez-vous que je confie mon secret à des créatures venues de l’univers et qui n’appartiennent pas à notre Organisation ? Peut-être, un jour, vous saurez, parce que vous aurez atteint les postes suprêmes.

— Mais… mais quel âge avez-vous ? s’informa Soukaï.

— Un âge ? Je n’en ai pas. Depuis des milliers d’années, je vis dans cette caverne, à l’abri des regards, et aussi à l’abri de la grande lumière, qui me tuerait. Je suis plus fragile que vous le croyez. Je me maintiens en vie par des prodiges de volonté, parce que c’est nécessaire. Maintenant, retournez au Point Zéro, et ne vous occupez plus de moi.

Subjugués, envoûté par la voix infiltrante, Merson et ses compagnons se retirèrent, accompagnés de P-S.12. Ils rentrèrent au Point Zéro, en ne se posant aucune question. Immédiatement, le chef des gardes, conscient de son devoir, et guidé par son instinct, mit P-H.3 au courant des derniers événements.

Il ne fallait pas confier un secret à un androïde. Ce dernier ne savait pas mentir. Aussi, la démarche de P-S.12 ne suscita chez P-H.3 aucune stupéfaction. Ce subalterne n’effectuait que son travail. Mais le membre du Triumvirat, s’il enregistra la déposition avec un certain flegme, s’empressa néanmoins d’alerter ses deux confrères.

P-H.2 parut ennuyé.

— Hokar a raison. La faute nous incombe. Pourtant. jamais P-S.12 ne s’est intéressé au Continent Trois. Nous nous entourons toujours des mêmes précautions.

— Le hasard a voulu, nota P-H.1, que les hommes de la Terre rentrent à ce moment-là d’O.7-G.2.

— Non pas seulement le hasard, remarqua P-H.3. Je crois en la perspicacité de ces créatures.

Les androïdes prenaient conscience d’un certain danger, encore sournois, latent. Leur règne, leur suprématie s’effritaient, et des mesures s’imposaient. Certes, un jour ou l’autre, ils céderaient leur place, usés par le temps, mais aujourd’hui encore, ils gouvernaient, ils dirigeaient, ils prenaient Toutes les décisions. Un sursaut de révolte les secoua.

— Il faut, suggéra P-H.2, circonscrire l’incident en empêchant que la nouvelle ne s’ébruitât. Nous éviterons le contact entre les hommes de la Terre, d’une part, les Glors et les Harix d’autre part. Des précautions s’imposent aussi pour la sécurité du Cerveau-Conseil, menacé.

— Vous croyez qu’ils pourraient détruire Hokar ? s’inquiéta P-H.1. Comment ?

— Comment ? Je ne sais pas. Et je ne sais pas non plus si cette éventualité servirait nos intérêts. Hokar prend toutes les grandes décisions. S’il n’était, plus là, nous serions peut-être désemparés, et afficherions notre impuissance, notre faiblesse.

— Hum ! Mauvaise affaire ! conclut P-H.1. L’univers pourrait-il se passer d’Hokar ? Car enfin, cela semble illogique. Le Cerveau-Conseil ne possède aucune similitude avec nous. Il est anachronique, dépassé par la technique. Un cerveau mécanique pourrait le remplacer.

Tandis que les trois membres du Triumvirat méditaient sur cette très délicate question, qui engageait sûrement leur avenir, P-S.12 entraînait Merson et ses compagnons dans un laboratoire.

— Je vous avais promis de vous montrer des riotus vivants. Regardez.

Le laboratoire avait l’aspect d’un aquarium. De vastes bassins cernaient la pièce, de tous côtés et, dans des bacs remplis d’eau rougeâtre telle qu’on en trouvait sur O.7-G.2, des animaux s’agitaient.

Ils ressemblaient aux holothuries. Mais ils étaient géants. Ils avaient un corps allongé, en forme de sac membraneux, contractile, car ces mollusques se déplaçaient par contractions. Leur masse s’achevait par un bouquet filamenteux, extrêmement dentelé, et qui prenait, selon les orientations, des colorations diverses. A l’autre extrémité de ce corps cylindrique, grisâtre, s’agitait une protubérance.

Les riotus paraissaient animés d’une certaine vigueur, car ils contractaient leurs masses d’une façon si puissante qu’ils agitaient l’eau fortement, créant des remous et des bulles. D’autre part, ces mollusques venaient frapper par moment la paroi des cuves, avec violence, et un grand choc retentissait.

— Ne craignez rien, rassura P-S.12. Les cuves sont très résistantes.

Merson et ses compagnons observaient ces créatures aquatiques avec beaucoup d’intérêt. Si leurs formes rappelaient celles des holothuries, elles vivaient probablement d’une façon bien différente de leurs sœurs terrestres.

— Je pense, conclut Soukaï, que ces riotus ne sont ici que pour une période de transition. Vous n’avez vraiment aucune idée à quoi vous les destinez ?

— Non, je l’ignore, répéta P-S.12, sincère. Je crois que P-H.1, ou ses confrères, se chargent de les écouler.

— Hum ! Bizarre, dit Carle. Puisque ces… mollusques contiennent des éléments hautement nutritifs, énergétiques, je pense sérieusement qu’ils alimentent une créature dont le Triumvirat cache jalousement l’existence.

— Vous faites allusion au monstre du Continent Trois ? souligna le Japonais.

— Oui. Cette créature, si informe, si répugnante soit-elle, est vivante, charnelle. En conséquence, elle doit nécessairement absorber de la nourriture, sous une forme ou sous une autre. Or, cet agglomérat, apparemment protoplasmique, semble incapable de se procurer tout seul sa subsistance. Il ne se déplace pas, amolli par sa vieillesse, par sa masse.

— Vous pouvez toujours demander à P-H.3, suggéra le chef des gardes. Rien ne vous l’interdit.

— D’accord, accepta le Français. J’y cours à l’instant, et je reviendrai vous porter la réponse.

Carle quitta le laboratoire et, par des couloirs nus qu’il connaissait maintenant très bien, il se dirigea vers la super-centrale, certain d’y rencontrer l’un des membres du Triumvirat.

P-H.1, effectivement, contrôlait des écrans. Il avait devant lui l’image de S’Lan, en provenance du Quasar 32. Mais il n’aperçut pas immédiatement le chimiste, glissé derrière lui. Quand il remarqua sa présence, il agita fortement ses antennes, mécontent. Rapidement, il coupa la transmission avec le Quasar 32. L’écran noircit.

— Que voulez-vous ? demanda P-H.1.

— P-S.12 ignore l’utilisation des riotus, que vous conservez dans les cuves. Vous en extrayez des éléments nutritifs et je suppose que vous les destinez à la masse vivante du Continent Trois.

— Hokar ?

— Oui. Car comment admettez-vous qu’il puisse vivre depuis des milliers d’années, sans nourriture ? Je ne connais pas d’organismes vivants capables de vivre sans subsistance.

— Vous raisonnez avec une extrême intelligence, convint l’androïde. Vous avez donc le droit de savoir et vous touchez la vérité. Mes deux confrères sont actuellement sur le Continent Trois, et ils injectent à Hokar les éléments nutritifs extraits des riotus.

Carle parut satisfait. Pourtant, il ne se décida pas à quitter la Centrale. Il désigna l’écran, noir, qui tout à l’heure montrait une curieuse image.

— J’ai entrevu une créature inconnue, sur cet écran. Seriez-vous en contact avec d’autres races que la nôtre ?

P-H.1 se raidit. Il se sentit un peu affolé, car le Terrien perçait ses secrets les plus intimes. Pourtant, il retrouva tout son équilibre et, d’ailleurs, un événement vint à son secours, indirectement.

Une lampe clignotait, impérative, au seuil de la super-centrale.

— Voyez, dit l’androïde. L’heure du repos arrive. Regagnez votre cellule et dormez. Vous ne pouvez pas vous passer de sommeil.

Carle sortit et retrouva ses compagnons. Il s’allongea, et ses yeux se fermèrent, malgré sa résistance. Mais avant de sombrer dans l’inconscience, il se remémora la créature noirâtre, au corps annelé, entrevue sur l’écran. Il se promit d’approfondir ce problème.