CHAPITRE XVIII











P-H.1 précipita les molécules dans la sphère de rematérialisation. Il opéra le reconvertissement et, selon le processus habituel, la créature se reforma, solide, consistante. Des champs de force la paralysèrent.

— Un spore, reconnut P-H.3 avec un certain ahurissement. C’est-à-dire un organe incomplet, en pleine mutation. Il a bien les caractéristiques que nous ont signalées les Terriens, puisque ceux-ci ont aperçu de tels êtres sur le Continent Trois. Ils en ont même compté une vingtaine.

— Carle et Ingrid Nielle demeurent d’excellents collaborateurs, convint P-H.1, et leurs initiatives montrent à quel point ils se préoccupent de la sécurité de l’Organisation. Sans eux, nous ignorerions toujours la présence de ces créatures sphériques.

— Qu’en concluez-vous ?

— Je pense que Hokar, en mourant, a produit des gènes. Reste à déterminer la nature exacte de ces spores, leur quotient d’intelligence, et surtout leurs intentions.

Les deux androïdes, d’un commun accord, emplirent une cuve de bain nutritif et installèrent un appareillage U.V. au-dessus de la cuve. Puis ils immergèrent le spore. Au bout de quelques jours, ils observèrent un développement considérable de la créature. Cela était dû au bain nutritif et au rayonnement U.V. N’empêche. Le spore atteignait maintenant le volume d’un Glor, et il avait muté.

Il ressemblait exactement à Hokar-2. Les deux Phons s’interrogèrent anxieusement. Puis l’un d’eux prit une décision :

— Les deux Terriens ont droit d’admirer cette créature. Car c’est eux qui l’ont amenée jusqu’ici.

— Je croyais, dit P-H.3, que nous désirions créer très rapidement un troisième Arphon.

— Nos plans paraissent compromis en raison de l’apparition d’une nouvelle race. Nous ne pouvons prendre aucune décision tant que nous ne disposons pas de précisions suffisantes sur ce spore, mute.

Mandés, Carle et Ingrid Nielle entrèrent dans le laboratoire. Lorsqu’ils furent mis en présence du congénère d’Hokar-2, leur sang se glaça dans leurs veines. Ils n’auraient jamais supposé qu’une créature pouvait se modifier à ce point.

— Il ne ressemble pas à Hokar, le Cerveau-Conseil, remarqua le Français, reprenant son aplomb. Je dirais même qu’il s’en éloigne franchement. Alors, comment expliquer que cette créature serait issue de la masse protoplasmique qui, jadis, habitait la caverne du Continent Trois ? C’est impensable.

— Pourtant, assura P-H.1, un spore ne peut provenir que d’un organisme vivant, préexistant. Nous avons assisté à une mutation.

Ingrid Nielle eut une inspiration :

— Vous rappelez-vous de la structure biologique d’Hokar, il y a des milliers d’années ?

— Non. avoua l’un des androïdes. Nous n’avons que peu de souvenirs de cette époque lointaine. D’ailleurs, nous ne nous attardons jamais sur le passé. Nous nous souvenons seulement que nous avons toujours connu Hokar tel qu’il était, et nous l’avons toujours alimenté avec des extraits de riotus.

Les deux Phons pratiquèrent plusieurs tests sur la créature sphérique, pendant que celle-ci était captive des champs de force. Des appareils recueillirent de précieux renseignements.

— Regardez ! dit P-H.3, désignant un compteur. Le quotient d’intelligence dépasse tout ce que nous avons connu jusqu’ici. Il est plusieurs fois supérieur à celui des Harix, et à celui des Arphons. Jamais nous n’avons enregistré un tel indice, dans l’univers. Cela signifie que cette créature dispose de capacités analogues à celles d’Hokar.

— Serait-ce donc un nouveau Cerveau-Conseil ? s’alarma Carle. Dans ce cas, pourquoi aurions-nous noté la présence, sur le Continent Trois, d’une vingtaine de ces créatures ? Il ne peut pas y avoir vingt Cerveaux-Conseils.

— Exact, reconnut P-H.1. Hokar était seul, unique.

Grâce à un traducteur linguistique, la créature sphérique put s’exprimer. Elle s’appelait Aptix. Elle était issue d’Hokar, et elle projetait d’accomplir une très importante mission. Elle n’ignorait rien des difficultés actuelles qui assaillaient les androïdes.

— Je prévois, ajouta-t-elle avec une totale assurance, que les Phons, ne jouant plus leur rôle assigné, seront déboutés de leurs postes et qu’ils n’assumeront même plus aucune fonction. Dans un ultime sursaut, et pour pallier au pire, Hokar avait suggéré que les androïdes soient remplacés par des races intelligentes de l’univers. Mais qu’appelez-vous intelligence ? Une accumulation de savoir, de connaissances, acquises grâce à des théories souvent faussées au départ ? Non. Moi, j’appelle une intelligence quelque chose de sublime, qui dépasse tout ce qui existe, qui surnage au-dessus du commun. Comment des créatures qui ignorent le mécanisme même de l’univers, cet univers dans lequel elles vivent, pourraient-elles être taxées d’intelligentes ?

— Mais vous, haleta Carle, subjugué, expliqueriez-vous l’univers ?

— Oui. Car Hokar savait. Il nous a légué ses connaissances, parce que nous sommes issus de lui. Mais c’était son secret. Pourquoi l’aurait-il confié à des androïdes qui n’étaient pas de chair, et qui, en conséquence, restaient insensibles aux choses les plus scientifiques, spirituelles ? Tenteriez-vous de convaincre de la matière inorganique ? Lorsque les Phons ont décidé la mort d’Hokar, cela traduisait une défaillance irréparable de leurs cerveaux électroniques. Hokar, chargé de veiller sur eux, ne l’ignorait pas. Il s’apprêtait à mourir, parce que c’était nécessaire, et parce que, depuis des milliers d’années, il attendait ce moment.

— Si je comprends bien, conclut P-H.3, vous êtes venus nous libérer de notre tâche, de notre mission. Quel rôle jouerons-nous ?

Aptix se montra dur, impitoyable. Il balayait cyniquement les obstacles sur sa route :

— Aucun. Vous n’êtes plus aptes à prendre des décisions. Vous risquez la ruine de l’univers. Or, souvenez-vous. Les Zax vous avaient confié une besogne exaltante, mais dont vous ne deviez vous écarter sous aucun prétexte. Ils vous avaient fixé une ligne immuable de conduite. Je pense que la relève arrive au moment précis où les circonstances l’exigeaient. Ne trouvez-vous pas cela magnifiquement organisé ?

A ce moment, Hokar-2 entra dans le laboratoire. Son apparition surprit tout le monde, car personne ne s’y attendait. Carle s’imagina que la lente invasion commençait, et qu’elle était même déjà très avancée.

— Je suis Hokar-2, apprit le nouveau venu. Une créature asexuée, alors qu’Aptix est mâle. Aza-1, le premier, m’a tiré du Cerveau-Conseil. Mais, comme les androïdes, les Arphons n’ont plus d’utilité. Nous décrétons leur fin.

— Comment ? haleta Carle, blanc d’angoisse. Leur fin ? Mais Soukaï, Merson, mes compagnons… Vous ne pouvez disposer de leurs vies.

— Ils retrouveront leur autonomie, précisa Aptix. Ce n’était qu’un essai. Si les Arphons sont une réussite biologique, ils s’opposent par des raisonnements différents selon leurs cerveaux, à lequilibre nécessaire d’un Triumvirat solide, efficace, ordonné.

Hokar-2 parut prendre en main les destinées de l’univers. Il dicta ses ordres avec une conviction profonde, auquel personne ne s’opposa :

— Convoquez les Arphons, Aptix.

Celui-ci disparut pendant quelques instants. Lorsqu’il revint, il paraissait mécontent :

— Aza-1 et Aza-2 sont partis pour le Continent Trois. Confirmation m’en a été donnée par P-S.12.

— Bizarre, dit Hokar-2. Nous les retrouverons. En attendant, détruisez les androïdes du Triumvirat, amenez tous nos compagnons au Point Zéro et accélérez leur mutation. Puis, au fur et à mesure, placez-les à la tête des Quasars. Naturellement, pendant un certain temps, nous aurons encore besoin des androïdes, jusqu’à ce que nous puissions tous les remplacer.

— Bien, approuva Aptix, soumis.

Il se tourna vers les Terriens :

— Tout compte fait, vous m’accompagnerez sur le Continent Trois. Ma confiance va plutôt vers vous que vers les Phons, à l’obéissance désormais plus incertaine. Il était temps, je crois, que nous intervenions.

Livides, Carle et Ingrid Nielle préparèrent l’astronef. Quand Aptix les rejoignit à bord, ils éprouvèrent pour cette créature une admiration sans limite, mais aussi une angoisse sourde.

Le chimiste tâta le terrain :

— Qu’avez-vous décidé pour nous, pour les Glors, pour les Harix ?

— Nous n’y avons pas encore songé. Nous verrons. Ça m’étonnerait que vous puissiez jouer une certaine utilité dans l’Organisation, dont l’ampleur, la complexité, dépassent vos compétences en somme très limitées.

Carle, malgré son avenir incertain, voire très sombre, éleva l’astronef dans les airs, et le dirigea vers le Continent Trois. Lorsqu’il survola l’ancienne caverne où jadis vivait Hokar, il immobilisa l’engin.

Il désigna le panoramique :

— Je n’y comprends rien. Nous devrions apercevoir vos compagnons, ces créatures sphériques non encore mutées, et qui bondissent comme des morceaux de caoutchouc.

Aptix lança au Français un regard soupçonneux :

— Comment le savez-vous ?

Fort heureusement, Carle trouva une explication imaginaire. Il ne tenait guère à expliquer qu’il espionnait les Arphons :

— Indirectement, nous avons assisté à la naissance d’Hokar-2. Aza-1 s’est montré compréhensif à notre égard, grâce au cerveau de Soukaï. Vous comprenez ?

— L’important, dit Aptix, c’est de collecter les spores d’Hokar. Dix-neuf, exactement, doivent folâtrer quelque part sur le Continent Trois, et probablement aux alentours de la caverne. C’est bizarre que nous n’en découvrions aucun.

Les passagers de l’astronef eurent recours à tous les moyens de détection dont ils disposaient, optiques, soniques, et même des bio-ondes capables de déceler la matière vivante. Vainement.

La créature, issue du Cerveau-Conseil, ne s’expliquait pas le phénomène. Les spores ne pouvaient pas franchir l’océan qui environnait le Continent Trois. En conséquence, on les avait probablement décimés, abattus, comme on s’était débarrassé d’Hokar.

Aptix vibra de colère :

— C’est grave. Très grave. Si les spores ont péri, par la faute d’une imprudence, ou d’une malveillance de la part d’un tiers, nous ne pourrons assurer avec Hokar-2 la direction de l’univers. Or, il serait stupide de voir s’effondrer l’œuvre titanesque que les anciens Zax avaient bâtie, avec leur cœur, avec leur amour, et avec leur science. Une œuvre qui met en mouvement des rouages monstrueux, des centaines et des centaines de galaxies, des planètes, des soleils. Des humanités, enfin. Si tout cela s’écroulait, croyez-vous que ce ne serait pas dommage ?

Carle et Ingrid étaient éberlués devant ces paroles prononcées sans la moindre émotion, comme si cela, après tout, était normal, banal, comme si la surveillance de l’univers ne constituait qu’une fraction de l’activité de ces créatures prodigieuses, aux possibilités infinies.

Les deux Terriens se demandèrent si, avant les Zax, l’univers existait ; si, en fait, il ne s’agissait pas d’une fantastique réalisation scientifique, née d’un cerveau super-intelligent.