CHAPITRE XI
De retour sur Za, Carle eut un long entretien avec P-S.12. Le rapport qu’il fit ne surprit pas l’androïde, car rien ne pouvait surprendre une créature dépourvue de sentiments. Le chef des gardes reconnut qu’il n’ignorait pas l’existence des Harix, qu’il les avait conduits un jour, effectivement, sur le Quasar 19. Mais il ne savait pas si, ultérieurement, ces créatures deviendraient des chefs de Quasars.
Assailli de questions, P-S.12 résista admirablement. Il ne fléchit pas, parce que, dans son cerveau, quelque chose l’incitait à garder un certain mutisme. Il devint même réticent et il ne parla pas des Glors.
Carle se montra déçu :
— Je suis certain que vous me cachez quelque chose. Pourquoi ne livrez-vous pas le fond de votre pensée, à moi, qui, certainement, vous remplacerai un jour ?
— D’abord, expliqua l’androïde, parce que je n’en ai pas le droit. Sachez que vous devez ignorer certains détails. Ensuite, jusqu’à preuve du contraire, je demeure chef des gardes, sous l’autorité du Triumvirat. Vous avez droit à certains privilèges, mais n’en abusez pas. Vous vous heurteriez à l’indifférence la plus complète.
— Je sais, grogna le Français. Vous n’avez rien dans le ventre, vous autres, créatures synthétiques. Vous ne pouvez donc pas comprendre nos sentiments. Pourtant, le problème posé par notre présence, par celle des Harix, devrait vous intéresser, vous passionner, peut-être même vous inquiéter. Non. Vous restez passifs, amorphes, d’une passivité presque inconsciente.
Ne pouvant rien tirer du Phon, Carle s’en retourna auprès de ses compagnons, à peine rentrés d’O.7-G.2. Il expliqua à Merson et à Soukaï l’extraordinaire découverte sur le Quasar 32.
La nouvelle enflamma le bouillant Japonais.
— Vous croyez que ces créatures deviendraient des chefs de Quasars ?
— Apparemment, dit le chimiste. Ils sont actuellement en train d’effectuer leur formation technique. Cela signifie que les Phons espèrent les orienter dans cette branche.
— Hum ! toussa Merson. Si je comprends bien, nous sommes écartés de la compétition. Les Harix, chefs de Quasars. Nous, gardes… Qui se substituera aux techniciens, au nombre de deux par Quasar ?
Carle haussa les épaules.
— Je ne connais pas les intentions du Triumvirat.
— Et lui, ce Triumvirat ? ajouta l’Américain. Il cédera aussi sa place. Qui accédera aux postes suprêmes ? Vous oubliez aussi Hokar. Il joue son rôle et semble irremplaçable.
— Aucun de nous, remarqua Ingrid Nielle avec une grimace, ne peut s’assimiler à ce monstre répugnant. Je suppose qu’il restera impérissable, ou alors…
Elle s’arrêta, hésitante. Carle devint pressant :
— Alors ? Parlez, Ingrid.
— Eh bien ! pourquoi ne pas envisager sa suppression ? Sans Hokar, croyez-vous que l’Organisation s’écroulerait ?
Personne ne pouvait répondre à cette question. Mais la jeune Suédoise avait mis le doigt dans un dangereux engrenage, dans un mécanisme irréversible. Soukaï n’admit pas qu’il pût exister des questions sans réponse. Cela trahissait une impuissance flagrante. Or, des gens civilisés, sensés, n’abdiquaient pas. Ils luttaient, ils se battaient, avec leur intelligence comme seul atout.
— Filons sur le Continent Trois, décida Carle. Nous connaissons le point faible d’Hokar. Il nous l’a lui-même révélé. Une trop grande luminosité le tuerait.
— Doucement, tempéra Merson, moins excité que les autres, plus lucide aussi. Ne nous embarquons pas dans des entreprises qui pourraient alourdir le climat et conduire à des conséquences désastreuses, pour nous et l’Organisation, peut-être même pour l’univers entier. Nous pouvons simplement poser la question à Hokar : est-il oui ou non indispensable ?
Les quatre Terriens tombèrent d’accord sur ce point. Sans en toucher mot à P-S.12, leur chef hiérarchique jusqu’à preuve du contraire, ils se rendirent sur le Continent Trois. Pendant leur vol, très court, ils n’enregistrèrent aucun appel du chef des gardes. Pourtant, ils étaient sûrs que l’un ou l’autre des androïdes avait noté leur sortie du Point Zéro. Rien n’échappait aux contrôles permanents.
Le mutisme de P-S.12 constituait un encouragement, tout au moins une tacite approbation. Lorsque l’astronef se posa sur le plateau rocheux, à proximité de la caverne, les passagers n’identifièrent aucun autre véhicule dans les parages. P-H.2 et ses collaborateurs se trouvaient probablement au Point Zéro et ignoraient la démarche effectuée par les créatures de S.3-G.14.
Soukaï, décidément le plus agile du groupe, était déjà loin de ses camarades, sur l’étroit sentier qui conduisait à la caverne, lorsqu’il poussa un cri. Un hurlement de dépit, d’étonnement.
Le premier, Carle rejoignit le Japonais en train de se livrer à un curieux manège. Il avait les bras levés, les paumes des mains ouvertes, qu’il appuyait fortement dans le vide. Il ne ménageait même pas ses efforts, comme s’il voulait forcer une porte invisible. Puis, accroupi, il recommença la même séance.
Le Français hocha la tête :
— Que vous arrive-t-il, Soukaï ? La danse de Saint-Guy ?
— Nous sommes arrêtés par un obstacle invisible. Je vous défie de trouver un passage.
Carle s’avança de quelques pas. Il cogna de la tête contre quelque chose de dur. Alors, comme le Japonais, il porta ses mains en avant. Il palpa une surface lisse, comme du verre, mais si transparente qu’elle semblait inexistante.
— Nous sommes à peine à dix mètres de la caverne, constata le chimiste. Cet obstacle n’existait pas lors de notre dernière visite.
— Hum ! dit Soukaï. Hokar se défend à sa manière. Il interpose un barrage entre lui et nous. Pouvons-nous le lui reprocher ?
— Non, fit Merson après qu’il eut reconnu lui aussi la présence de l’obstacle. Seulement, à mon avis, Hokar ne dispose pas du pouvoir de barricader son antre. Je ne conteste pas l’intelligence de son cerveau, mais il faudrait qu’il ait la possibilité de contrôler la matière. Je ne le crois pas. Par contre, P-H.1, ou ses collègues pourraient nous expliquer certains détails.
Une périlleuse gymnastique, au-dessus des précipices et de pentes abruptes, où les cailloux roulaient avec facilité, permit à Carle et à Soukaï d’explorer les environs. Ils notèrent que la barrière invisible cernait complètement l’entrée de la caverne et interdisait le passage. L’emploi de grosses pierres se révéla inefficace. Les hommes semblaient frapper un mur de béton.
— Ne vous fatiguez pas, conclut Merson, voyant ses compagnons en sueur. Je suis certain qu’il s’agit d’un champ d’ondes, et vous ne le franchirez pas.
Impuissants, les Terriens revinrent vers l’astronef. Lorsqu’ils eurent réintégré le Point Zéro, Merson, se faisant l’interprète de ses camarades, aborda franchement P-H.2, sans complexe, sans inquiétude, avec même une certaine autorité.
Il expliqua la chose et l’androïde resta parfaitement froid.
— Quel motif vous poussait sur le Continent Trois ?
L’Américain ne recula pas devant la vérité :
— Nous voulions demander à Hokar s’il était réellement indispensable au sein de votre Organisation.
— Cette question ne vous concerne pas et demeure le privilège du Triumvirat. P-S.12 relâche un peu trop sa surveillance et vous abusez de votre liberté. La faute ne vous en incombe évidemment pas, car vous obéissez à vos réflexes.
— Excusez-nous, regretta Merson, diplomatique. Nous ignorions que nous dépassions le cadre de nos attributions. Mais nous approfondissons les problèmes, car nous pensons que les personnes qui assurent la sécurité doivent élucider certains mystères.
— Je m’explique, dit P-H.2. Nous avons pris des précautions afin de protéger le Cerveau-Conseil. Nous savons que, parmi les Phons, certains voudraient se débarrasser d’Hokar. Nous n’accordons plus la même importance au Cerveau-Conseil, et ce relâchement dans notre raisonnement nous apparaît très grave. Nous ignorons ce qui se passerait après la mort d’Hokar. Aussi, nous avons cru bon de défendre l’accès de la caverne contre nous-mêmes. C’est dire, c’est avouer certains heurts qui se produisent dans notre cerveau, par intermittence. Un appareil, placé dans la caverne, libère des ondes qui dissocient les molécules gazeux de l’atmosphère, les modifient, et les rendent d’une dureté incomparable.
— Mais, remarqua l’atomiste, lorsque vous voudrez consulter Hokar, et lorsque vous le nourrirez avec les éléments extraits des riotus, comment accéderez-vous jusqu’à lui ?
— Hokar a le pouvoir d’interrompre le fonctionnement de l’appareil. En conséquence, c’est lui qui décidera si sa sécurité est en jeu, ou non. Maintenant, retournez à votre cellule. Dans cinq minutes, le sommeil alourdira vos paupières.
L’Américain n’insista pas. Il savait qu’il ne pouvait pas se soustraire à cette période de repos, nécessaire, indispensable. Il rejoignit ses compagnons et s’endormit sous l’influx des ondes hypnotiques qui dispensaient un sommeil meilleur que le meilleur sommeil naturel, effaçant la fatigue psychique et physique. ,
Quand les Terriens s’éveillèrent, dispos, en pleine forme, en pleine possession de leurs moyens, ils s’aperçurent très vite que l’un d’entre eux manquait à l’appel.
— Où diable est passé Soukaï ? s’inquiéta Merson.
— Aucune idée, avoua Carle. Il a dû quitter la cellule pendant que nous reposions.
— Vous savez que c’est impossible, remarqua Ingrid. De son propre chef, de sa propre volonté, il n’aurait pas pu s’arracher au sommeil artificiel. Donc, quelqu’un l’a aidé, cela à notre insu.
— Quelqu’un ? grogna Merson. Vous parlez sans doute de P-S.12. Pour quels motifs ?
Carle absorba du liquide nutritif que débitait un appareil distributeur.
— Je vais parler à P-S.12, s’offrit-il.
Il sortit et trouva le chef des gardes dans un laboratoire où il contrôlait les entrées et les sorties du Point Zéro. Un écran montrait la buse d’accès.
— Soukaï a disparu. Je suppose que vous en connaissez les raisons, dit Carle avec une certaine nervosité dans la voix.
L’androïde ne marqua aucune surprise. Mais cela ne signifiait rien et, en tout cas, ne justifiait pas ses paroles. Encore une fois, les Phons n’extériorisaient pas leurs pensées.
— Vous m’apprenez la nouvelle. Je l’ignorais.
— Comment ? Vous ne savez pas ce qu’est devenu Soukaï ?
— Non. Je ne m’occupe pas de ce qui se passe à l’intérieur du Point Zéro. J’ai veillé toute la nuit. Je vous assure qu’aucun astronef n’a quitté le Centre. En conséquence, votre compagnon doit toujours se trouver ici.
Carle baissa le front. Il remercia P-S.12 et se résolut à interroger l’un des membres du Triumvirat. Il ne rencontra que P-H.1 dans la Centrale.
— Votre compagnon ? Nous l’avons tiré de son sommeil pour le soumettre à une expérience secrète. Inutile de vous préciser que vous n’avez pas à poser de questions. D’ailleurs, l’entrée du laboratoire où votre congénère a été conduit vous est rigoureusement interdite. Un système électronique en bloque la porte. Nous vous tiendrons au courant si nous le jugeons utile.
Le Français fut déçu et inquiet. Il n’insista pas, sachant qu’il se heurterait au mutisme de P-H.1, dans le secret, mais complice. Il n’était pas possible de faire parler un androïde contre son gré.
Que cachait l’expérience en cours ?