CHAPITRE PREMIER











La masse ovoïde oscilla doucement, s’anima, bougea. Elle s’anima d’une curieuse façon, comme un objet se déplaçant au ras du sol, sans soutien, comme soulevée par un flux d’air, ou par tout autre moyen, un faisceau d’ondes par exemple.

Cet œuf monstrueux, aussi volumineux qu’un homme, était-il une créature vivante, quelque chose de palpable, assumant une tâche déterminée ? Ou bien un innommable amas, un conglomérat de matière synthétique, téléguidé à distance par un cerveau, une intelligence ?

Ni l’un ni l’autre. C’était un prodigieux intermédiaire aux frontières de la vie. entre la chair palpitante, chaude, nourrie, et la matière froide, inerte. Une intelligence humaine dans un corps, une enveloppe créée, confectionnée, aux milliards de cellules bourrées d’électrons-volts.

L’androïde émettait une légère lumière bleutée, une sorte de halo, provenant de l’énergie contenue dans ses corpuscules microscopiques, soudés magnétiquement, intimement liés. Des corpuscules dont l’ensemble formait un être, non de chair, mais de synthèse. Une fausse créature qui raisonnait comme une vraie.

Au-devant de sa partie bombée, un numéro se détachait en lettres lumineuses, rougeâtres. Un matricule : P-H.2. Indéniablement, cette cicatrice indélébile, que la créature porterait jusqu’à sa mort – si elle mourait un jour ! – soulignait son origine mécanique.

Le Phon – ainsi appelait-on ces demi-hommes – possédait également un regard, deux yeux proéminents, véritables globes saillants capables de s’orienter en tous sens. Une double antenne, flexible, surmontait le sommet de son corps ovoïde. A sa partie intérieure, à sa base, se greffait une sorte de large ventouse adhésive utilisée pour la conservation de l’équilibre dans n’importe quelle circonstance. Enfin, un organe de la parole permettait des conversations, des dialogues.

Au maximum, ces êtres se rapprochaient de leurs créateurs de chair, par leurs initiatives, leurs attitudes, leur adaptation à la vie, leur raisonnement, par toute une foule d’analogies parfaitement copiées, imitées.

P-H.2 se déplaçait dans un couloir nu. de consistance métallique. Il semblait même que tout ce qui l’entourait était du métal, un métal gris, froid, un peu lugubre d’aspect, uniforme, sans éclat, mais résistant aux plus hautes pressions, terriblement robuste, inaltérable, imputrescible, à l’image des fantastiques habitants de cette planète.

L’androïde stoppa au milieu du couloir et pivota sur sa gauche. Il se trouva face au mur, apparemment sans faille, uni, poli, compact. Une lampe verte clignotait à deux mètres du sol. Brusquement, sans bruit, un panneau coulissa, démasquant une issue, et la lampe verte s’éteignit.

Une vaste pièce s’offrit à la vue du Phon. Une salle peuplée d’affolantes machines, toutes plus complexes les unes que les autres, et possédant toutes des écrans de contrôle où sautaient des points lumineux multicolores.

— P-H.1 appela la créature synthétique, pénétrant dans le local silencieux, au plafond luminescent, car ici les fenêtres n’existaient pas.

Un second androïde, exactement similaire au premier, surgit de derrière une machine. Il portait aussi son matricule sur la poitrine, en lettres lumineuses, et c’est tout ce qui le différenciait de son congénère.

— Eh bien ! s’enquit-il, de sa voix monocorde, dans un dialecte évidemment incompréhensible pour des oreilles terrestres.

— J’ai quelque chose de grave à vous apprendre, affirma P-H.2 sans manifester le moindre symptôme alarmant, pourtant de circonstance. Quelque chose de très grave.

P-H.1 demeura impassible. Chez ces êtres, les sentiments ne s’extériorisaient pas. Ils restaient profondément figés, obscurs, froids comme le métal qui formait l’élément, le matériau essentiel de la cité souterraine.

— Voulez-vous m’exposer la situation ?

— Volontiers. C’est au sujet du problème que vous m’aviez demandé d’étudier. Vous vous souvenez.

— Parfaitement, approuva P-H.1, à la mémoire infaillible. Je vous avais prié d’étudier la résistance de nos organismes à l’usure. Nous existons depuis des milliers d’années et cette longévité, rassurante, mais peut-être pas sans limite, risque de s’achever un jour. J’ai noté déjà, chez nos collaborateurs, ceux des Quasars dont la responsabilité est immense, et chez nous-mêmes, un certain fléchissement dans notre potentiel d’activité.

— Vrai, reconnut P-H.2. Tellement vrai que mes études, très poussées, approfondies, prouvent que nos cellules vieillissent, à un rythme extrêmement lent, c’est un fait, mais dans quelques centaines d’années, voire moins, nous ne pourrons plus soutenir la part de travail que nous imposons à nos organismes.

Pour la première fois peut-être depuis leur création, les Phons abordaient un problème quasi insoluble. Car ils étaient incapables de remplacer leurs cellules usées, incapables aussi de se reproduire eux mêmes. Leurs créateurs, jadis, ne leur avaient pas donné ce moyen, le jugeant inutile, et croyant les androïdes impérissables. Or, ce jugement datait de plusieurs milliers d’années. Le temps restait le facteur le plus incertain, car toutes les prévisions à long terme se révélaient toujours audacieuses, aléatoires. Rien n’était plus impondérable que le temps.

— Je croyais, s’étonna P-H.1, que nos créateurs nous avaient construits en une matière imputrescible, à l’abri de l’usure temporelle. Quant à notre énergie interne, qui nous nourrit, nous stimule, en un sens nous fait, vivre, nous la renouvelons constamment, car elle se trouve répandue à profusion dans l’espace.

— Oui, un stock inépuisable d’énergie, souligna P-H.2. Les machines qui m’ont aidé dans mon étude assurent que le mal ne viendra pas d’un manque d’énergie, mais bien de l’usure de nos cellules, de nos milliards de cellules. Le problème de notre succession se pose déjà et nous devons absolument le résoudre, sans quoi l’univers risque de sombrer dans le chaos. Jamais nos créateurs, s’ils existaient encore, ne nous pardonneraient une négligence pareille.

— Je sais, rappela sombrement P-H.1, nous sommes les machines, les instruments de nos créateurs, et ceux-ci nous ont assigné une tâche immuable pour laquelle ils nous ont éduqués. Ils savaient que nous obéirions sans limite, sans restriction, que nous assumerions la tâche confiée aussi longtemps que cela nous serait possible, sans la moindre lassitude, le moindre découragement, la moindre faiblesse. Nous ne pouvons pas, et nous ne devons pas nous écarter de notre voie. Si nous nous en écartions, par maladresse, par erreur, ou simplement par renoncement, nous croulerions en même temps que les mondes qui nous entourent.

Les Phons brossaient un tableau bien triste de l’avenir, bien lourd de conséquences. Mais ils disaient la vérité. Sans eux, l’univers n’existerait pas, ou du moins, son équilibre serait tellement compromis qu’il sombrerait dans le néant. Il ne s’agissait pas que la vie se développe sur une planète. Encore fallait-il que ce monde, pour qu’il survive, orbitât au rythme universel, sans s’appi’ocher trop près d’une autre galaxie pour ne pas s’y écraser, sans trop s’en éloigner pour ne plus subir son attraction. Un ensemble extrêmement complexe, en constante expansion, gigantesque, et pourtant d’une fragilité extraordinaire.

— P-H.3 est-il au courant du résultat de vos études ? demanda P-H.1.

— Non. Voulez-vous que je l’en informe personnellement ?

— Oui. Après quoi, nous nous réunirons et nous essaierons de résoudre ce terrible dilemme. Car il faut le résoudre, absolument.

— Y parviendrons-nous, seuls ?

— Seuls, peut-être pas. De toute manière, nous solliciterons l’avis de notre Cerveau-Conseil.

— Pourra-t-il quelque chose, lui, face à un problème aussi grave ?

— Sûrement. Sa mémoire, son intelligence, sa clairvoyance, sont prodigieuses, sans faille. Tout ce que nous lui avons demandé, il l’a résolu, avec un brio si exceptionnel qu’il n’est pas possible qu’il ne trouve aucune solution à un problème. Malgré le temps, ses capacités demeurent intactes. Nous ignorons où il puise sa volonté, son énergie, sa force. Il ressemble pourtant à quelque chose d’inerte, de mort. Or, nul doute, il vit, il palpite.

— Taisez-vous ! intime P-H.2. Le secret que détient le Triumvirat ne doit absolument pas filtrer. Les chefs des Quasars ignorent l’existence du Cerveau-Conseil, et ils croient que tous les ordres viennent de nous. A plus forte raison les techniciens et les gardes, de classe inférieure. En fait, si le secret transpirait, nous perdrions tout notre prestige.

Les deux Phons se mirent d’accord pour un programme d’action. Ils décidèrent de ne pas informer momentanément les quarante-deux chefs de Quasars. Lorsque P-H.3, le troisième androïde du Triumvirat, apprit la gravité du problème, il suggéra aussi de solliciter l’avis du Cerveau-Conseil.

Comme la super-centrale de contrôle, celle qui coordonnait les quarante-deux Quasars répartis équitablement dans l’univers, ne pouvait rester sans surveillance, l’un des Phons demeura à la cité.

Les deux autres se rendirent sur une partie éloignée de la planète, une planète plus petite que la Terre, mais à l’atmosphère, à la pesanteur, voisines. Leur visite passa secrète. Quand ils revinrent, ils apportaient la solution au problème soulevé par le vieillissement des cellules.

— Je le savais, triompha P-H.1. toujours ému lorsqu’il revenait d’une consultation auprès du Cerveau-Conseil. Hokar répond à tout.

— Il a hésité souligna P-H.3, qui avait accompagné P-H.1.

— Sans doute, mais sa décision, mûrie, prouve qu’il existe une solution à toutes les questions, même les plus perfides, les plus insidieuses. Sans Hokar, nous n’aurions pas trouvé.

— Hum ! Sans Hokar…, murmura P-H.2, en pivotant vers un écran de contrôle. Sans Hokar, serions-nous là ?

— Sûrement, puisque ce n’est pas lui qui nous a créés. Mais les Zax.

Le troisième membre du Triumvirat allongea un appendice qui ressemblait à un bras. Cet appendice, parfaitement encastré dans la masse ovoïde, ne se remarquait absolument pas lorsqu’il était au repos. Il se terminait par des doigts.

Il frôla une touche. Aussitôt, un écran s’éclaira, montrant un autre Phon, identique aux précédents, dont le corps irradiait la même lumière bleutée. Mais son matricule changeait.

— P-S.12. Où vous trouvez-vous ?

— Sur le Quasar 31.

— Bien. Rentrez immédiatement. Mission urgente.

L’androïde P-H.3 coupa la communication. L’écran noircit. Il était certain que le chef des gardes, appelé, arriverait le plus rapidement possible, malgré l’énorme distance qui séparait le Quasar 31 du Point Zéro.