CHAPITRE X
Lorsque Carle se réveilla, au terme de huit heures d’un sommeil parfaitement calme, sa première pensée fut pour la créature noirâtre, au corps annelé, rapidement entrevue sur un écran de la super-centrale de contrôle.
L’image provenait du Quasar 32, et elle était tellement extraordinaire qu’elle exigeait des éclaircissements. Cette idée poursuivit le Français toute la matinée et lorsqu’il eut absorbé un peu de liquide nutritif, il aborda franchement P-S.12, avant même d’informer ses propres compagnons.
— J’aimerais savoir, demanda-t-il, si vous nous laissez entière liberté d’action. Autrement dit, continuons-nous à vous remplacer dans vos diverses activités ?
P-S.12 ne comprit pas le piège que lui tendait le jeune ingénieur-chimiste de trente-cinq ans. Il fut incapable de lire dans sa pensée et comme il croyait dur comme fer à l’honnêteté, à la loyauté, il ne soupçonna rien d’anormal.
— J’ai reçu des ordres de mes supérieurs. Vous êtes toujours autorisés à nous remplacer dans nos fonctions. Nous vous jugeons, nous vous contrôlons, et lorsque l’expérimentation sera suffisante, nous vous ferons connaître nos résultats. Je suis très satisfait de vous.
L’inconscience, la pureté d’âme de cette créature synthétique amusèrent et tranquillisèrent le Français. On ne trouvait rien de plus stupide qu’un androïde, dont il était facile d’abuser, car son cerveau ne se défendait pas contre la traîtrise, la fourberie, le machiavélisme.
— Mais, ajouta P-S.12, vos activités ne s’étendent pas hors du rayonnement de votre travail.
— Si, par exemple, je remarquais quelque chose d’anormal sur l’un des Quasars, une enquête s’imposerait. Cela entrerait-il dans le cadre de mes attributions ?
— Certainement, dit le chef des gardes, sans méfiance.
— Alors, je pars immédiatement pour le Quasar 32.
— Emmenez l’un de vos compagnons, suggéra l’androïde. Ne partez jamais seul… Vous avez noté quelque chose à propos de ce Quasar ?
— Dois-je vous en parler maintenant, ou à mon retour ?
— Heu…, comme vous voulez. Vous jouissez d’une certaine liberté. L’essentiel est que vous effectuiez votre travail.
— Alors, je ferai mon rapport à mon retour.
Carle quitta précipitamment le Phon et convia Ingrid à le suivre. D’ailleurs, il n’avait pas le choix. Soukaï et Merson étaient partis à l’instant pour O.7-G.2, pour une nouvelle moisson de riotus. Maintenant, ils étaient parfaitement au courant et deux hommes suffisaient.
L’astronef, avec les deux jeunes gens à bord, quitta le Point Zéro et se projeta dans l’espace. Carle n’eut qu’à appuyer sur la touche correspondante au Quasar 32 pour que, automatiquement, un cerveau électronique réglât toutes les coordonnées. Les deux passagers se dématérialisèrent, franchirent la barrière temporelle, et lorsqu’ils reprirent leur état moléculaire normal, ils avaient parcouru quarante ou cinquante années-lumière.
Ingrid acheva d’ajuster son collant.
— Vous permettez que je vous appelle Fred ?
— Bien sûr.
— Eh bien ! Fred, quelle mouche vous pique ? Je m’étonne que P-S.12 ne se soit pas opposé à votre départ.
— Il ne le pouvait pas. D’abord, parce que nous effectuons notre travail et qu’à ce sujet il a reçu des ordres pour ne pas gêner notre action. Ensuite, je ne lui aurais jamais avoué la vérité.
— C’est dangereux, Fred. Un jour ou l’autre, les Phons s’apercevront que vous les trompez.
— Possible, ricana Carle. Mais le jeu m’amuse. P-S.12 nous confie la tâche de veiller sur la sécurité de l’Organisation. Je n’enfreins aucune loi. Enfin, ces androïdes se conduisent comme des enfants et ils prennent volontiers des vessies pour des lanternes.
— Ils jouissent d’une grande intelligence, rectifia la jeune biologiste.
Pendant quelques instants, Carle s’affaira aux manœuvres d’approche. Le Quasar 32 brillait sur l’écran et le chimiste intercala le filtre protecteur. Immédiatement, la luminosité s’atténua.
— D’accord, ils sont intelligents, mais stupides. J’ai compris qu’ils ne connaissaient pas la perfidie, la mauvaise foi, le mensonge, parce que leurs cerveaux ne possèdent aucun défaut, aucun vice. Ils croient que toutes les créatures leur ressemblent et sont baignées d’innocence, de candeur. Vous voyez la différence.
Ingrid Nielle observa le planétoïde extra-lumineux qui noyait l’écran. Elle hocha la tête :
— Pourquoi, précisément, le Quasar 32 ?
— Vous verrez. Il existe certaines anomalies qu’il convient d’éclaircir.
La buse d’accès absorba l’astronef et le sas, au sommet de la cheminée verticale, se colmata. Une atmosphère respirable envahit la vaste salle circulaire au fond de laquelle reposait l’engin spatial.
Les deux Terriens, sans rencontrer la moindre opposition, gagnèrent le centre de contrôle. Ils aperçurent d’abord deux androïdes, puis, penchée sur un écran, la créature inconnue déjà entrevue par Carle au Point Zéro.
Ingrid sursauta et frémit :
— C’est pour ça, Fred ?
— Oui, opina le Français. Ça valait la peine, non ?
S’Lan se retourna et quand il remarqua les Terrestres, son triple regard se dilata tandis que ses excroissances charnues, latérales, battaient précipitamment. Son membre unique se tendit en avant, comme par protection.
— Vous aussi, vous êtes stupéfait, dit Carle. Je m’en doute. J’ai vu votre image au Point Zéro.
— Je suis momentanément le chef de ce Quasar, annonça l’Harix, redressant sa haute taille, plus grande que celle d’un homme. Expliquez-moi votre présence.
Les deux androïdes contemplaient les nouveaux venus, mais ils n’intervinrent pas dans la conversation. Pas une seconde ils ne relâchèrent la surveillance des appareils de contrôle.
— Nous assurons la sécurité de l’organisation, précisa le chimiste. Je venais me rendre compte si tout était en ordre sur ce Quasar. Je m’aperçois que mes alarmes n’étaient pas fondées.
— J’ignore d’où vous venez, remarqua S’Lan. Je ne vous connaissais pas. Je suppose que le Triumvirat vous a engagés indépendamment de nous.
— Exact. Nous sommes appelés à remplacer les Phons, dans un avenir plus ou moins éloigné. Mais je ne comprends pas pourquoi les androïdes ont choisi des races différentes. Le savez-vous ?
— Non, reconnut S’Lan. Je sais seulement que grâce à un traducteur linguistique, logé quelque part dans notre corps, nous conversons avec les Phons,
— …et avec nous, ajouta le Français.
— Vous seriez donc les nouveaux gardes ?
— Oui. Ça vous surprend, comme ça nous surprend de vous trouver ici, à la tête de ce Quasar. Pouvez-vous communiquer avec les autres Quasar ?
— Non. Nous communiquons seulement avec le Point Zéro.
— Hum ! Chaque Quasar est indépendant, conclut Carle. Et… avez-vous une idée sur votre origine ?
L’Harix réfléchit quelques secondes. Mais il eut beau fouiller sa mémoire, il perdait le fil de ses souvenirs lorsqu’il remontait dans le temps.
— Non. Je me rappelle seulement de mon nom : S’Lan.
— Je me demande si un jour nous connaîtrons la vérité, car notre différence physiologique avec les Phons prouve que nous n’avions jamais vécu parmi eux.
S’Lan se souvint de l’aventure survenue lors de la visite du Quasar 19, en compagnie de P-S.12. Il revit ces créatures sur l’écran, ces créatures qui lui ressemblaient d’une façon frappante. Il l’expliqua à Carle :
— P-O.19, au cours de la visite de son Quasar, nous a montré l’espace qu’il pouvait contrôler et qui était sous sa responsabilité. Il nous montra une galaxie, puis une planète : K.2-G.18. Oui, la galaxie 18 de la classification en vigueur chez les androïdes. Eh bien ! sur cette planète, nous avons aperçu des créatures semblables à nous.
— Selon toutes probabilités, vous viendriez de K.2-G.18, conclut le Français. Etrange. Pourquoi les Phons nous ont-ils amenés jusqu’au Point Zéro ? Nous ne répondons pas à ces questions et nous rencontrons un mutisme volontaire chez les androïdes. En ce qui nous concerne, nous n’avons jamais pu établir le nom de notre planète d’origine. Je m’appelle Carle, et mes compagnons, Ingrid Nielle, Merson et Soukaï.
— Quatre ? nota S’Lan, intéressé. Le même nombre que mes camarades et moi. Ça doit correspondre à quelque chose.
— Eh bien ! S’Lan, au revoir, dit Carle. Je retourne au Point Zéro et je mettrai P-S.12 au courant. Je crois que dans l’Organisation des androïdes, le monopole reste au Triumvirat. Les chefs de Quasars apparaissent comme des subalternes. Que dire des techniciens et des gardes, derniers barreaux de l’échelle hiérarchique !
Les Terriens firent demi-tour et regagnèrent leur astronef. Quelques minutes plus tard, ils se trouvaient à des millions de kilomètres du Quasar 32.
— Vous n’avez pas parlé d’Hokar, remarqua Ingrid.
— Je sais. J’ignore encore trop de choses sur S’Lan pour que je me confie à lui sans réserve. D’ailleurs, notre activité se borne à enquêter. Je ne crois pas que P-S.12 nous féliciterait si nous avions la langue trop longue. Un garde modèle, consciencieux, doit faire un rapport à son chef. Si P-S.12 juge bon d’ébruiter la nouvelle, toute liberté lui est acquise. Mais je ne suis pas P-S.12.
Il se débarrassa de son collant et apparut nu. Son indécence ne le gêna pas, ne le troubla pas, pas plus qu’elle ne troubla ou ne choqua Ingrid Nielle. Leur esprit ne voyait là que la manifestation d’une manœuvre, d’un geste instinctif, nécessaire, équilibré.
Ils entrèrent dans les sphères de dématérialisation alors qu’au même moment, sur le Quasar 32, S’Lan se posait des tas de questions sur l’origine et la présence des bipèdes chevelus, absolument répugnants. Il se promit d’en toucher un mot à K’Bar et à ses compagnons.