CHAPITRE VI
Les Glors observaient les écrans avec le même intérêt que les Harix. Leurs masses vert-de-gris, plus petites que la taille d’un homme, sautillaient sans cesse entre les machines. Leurs grosses têtes à protubérance ressemblaient à des potirons.
L’écran montrait une galaxie, un fourmillement d’étoiles qui se présentait sous la forme d’amas lumineux.
— La galaxie trente-sept, indiqua P-N.76, un androïde qui ne se différenciait de ses congénères que par son matricule.
Il désigna son collègue, figé devant un autre écran.
— P-N.77. Nous sommes les deux techniciens du Quasar 38, situé à un milliard d’années-lumière du Point Zéro.
La distance, cette incommensurable distance qui paraissait infranchissable, jeta la consternation, l’affolement, parmi les Glors réunis. Leurs masses cessèrent leur agitation et se pétrifièrent.
— Comment ? Un milliard d’années-lumière ? répéta Zed, sa bouche poilue arrondie d’étonnement, de stupéfaction.
Bien que, jusqu’à présent, il respirât sans scaphandre, son rythme pulmonaire et cardiaque se modifia. Il se sentit, tout à coup, un point minuscule dans le cosmos, quelque chose d’impalpable, d’impondérable, d’inexistant.
P-N.76 ne tira aucune vanité de sa supériorité scientifique. Il précisa seulement, comme s’il n’existait rien de plus facile :
— Vous avez mis quelques secondes pour venir du Point Zéro jusqu’ici.
— C’est prodigieux ! s’extasia Zed.
— Non, c’est courant. Nous avons toujours franchi la barrière temporelle qui abolit les distances. Nous ne connaissons pas d’autres moyens de voyager dans l’espace. Des coordinateurs électroniques effectuent pour nous les calculs. Car l’univers se déplace constamment, à des vitesses fantastiques, et il est nécessaire de tenir compte de ces facteurs lors du franchissement de la barrière temporelle.
— La quatrième dimension ?
— Si vous voulez. Notez encore que, malgré leur rotation sur eux-mêmes et leur vitesse de déplacement, les astres ne se rencontrent jamais.
— Oui, convint Hix, le plus jeune des Glors. Nous l’avons constaté. La gravitation universelle constitue un phénomène que nous n’expliquons pas. Le mouvement d’horlogerie paraît parfaitement réglé. Sauriez-vous pourquoi les astres évoluent san.s jamais se heurter ?
— Nous le savons, répondit l’androïde. Mais le moment n’est pas venu de vous l’apprendre. D’ailleurs, l’univers n’a plus de secret pour nous.
— C’est passionnant, haleta Zed. Pensez-vous que le chef de ce Quasar se montrerait plus bavard que vous ?
P-N.76 chercha dans sa mémoire où il avait enregistré les ordres émanant du Triumvirat, c’est-à-dire de l’autorité suprême. Il trouva la réponse :
— Votre programme actuel ne comporte aucun entretien avec P-O.38.
Déçu, le Glor hocha sa grosse tête, mais il n’insista pas. Il n’en éprouva ni le besoin ni la volonté. L’influx mental qu’il avait reçu lors de son arrivée au Point Zéro s’opposait à toute initiative et tempérait considérablement ses désirs.
Il ressentit néanmoins un éclair d’inspiration, parce que cela lui était permis :
— Expliquez-vous les novas ?
— Vous parlez de ces explosions d’étoiles qui se traduisent par une luminosité intense ? Je vous dirais que de nouvelles étoiles naissent, car l’univers se trouve en perpétuelle expansion. Il se renouvelle. Or, pour rétablir l’équilibre indispensable qui, sans cela, amènerait le chaos, il meurt autant d’étoiles qu’il en naît.
— Leur nombre reste donc constant ?
— Oui, mais seulement au centre de l’univers, où tout l’espace est occupé. Mais à la périphérie, il existe des zones immenses, vides, et l’univers s’élargit dans ces zones vierges. Il possède des limites. Comme il bouge constamment, il ne se mesure pas d’une extrémité à l’autre.
Zed acquiesça. Il ne comprenait pas très bien et l’androïde lui donnait une idée très vague de l’univers. Pourtant, les Phons connaissaient le secret de ce gigantesque ramassis d’étoiles, qui orbitait dans un ordre si parfait qu’il ne se déréglait jamais. Des planètes tournaient autour des soleils et ceux-ci tournaient eux-mêmes autour des galaxies qui, elles-mêmes… Le cycle s’arrêtait-il quelque part ? L’expliquait-on avec un vocabulaire de primitif ? Ou bien dépassait-il l’imagination la plus fertile ? En tout cas, le secret restait affolant.
La visite du Quasar 38 s’acheva et P-S.12 ramena les Glors au Point Zéro. Puis le chef des gardes rendit compte de sa mission aux trois membres du Triumvirat.
Dans la super-centrale de contrôle, où quarante-deux écrans pouvaient communiquer simultanément avec les quarante-deux Quasars, P-H.2 réunit ses congénères. Un premier bilan s’imposait.
— Nous avons déjà classifié les échantillons d’intelligence que P-S.12 a ramenés de l’espace. Nous les orientons vers des occupations adaptées à leur quotient scientifique. Les Harix paraissent taillés pour remplacer les chefs des Quasars, et les Glors feront d’acceptables techniciens. Quant aux hommes de la Terre… nous ne pouvons guère leur attribuer que des fonctions subalternes, néanmoins indispensables.
— Le travail des gardes, par exemple, suggéra P-H.1.
— Oui. De toute manière, il convient d’opérer un choix et il paraît normal que des créatures plus intelligentes occupent les postes suprêmes. J’appelle cela de la classification naturelle. Il sera toutefois nécessaire d’assimiler, dans les cerveaux de ces créatures, de nombreuses connaissances complémentaires. La psycho-induction mentale leur donnera ce complément d’informations qui leur manque. Sans comparaison avec les Zax, d’essence supérieure, ils seront tout de même aptes à diriger l’univers.
P-H.3 aborda un problème délicat, sans doute le plus controversé, le plus difficile à résoudre. Mais il convenait de L’étudier dès maintenant, car il se représenterait un jour ou l’autre.
—Qui nous succédera, au Triumvirat ? Même les Harix ne possèdent pas un quotient d’intelligence suffisant pour endosser la lourde responsabilité que nous assumons. Les chefs de Quasars obéissent à nos ordres. Leur initiative reste donc purement locale et n’aboutit jamais à des conséquences sur l’échelon universel. Par contre, si quelque chose d’imprévisible survenait, soit dans le fonctionnement de nos machines, soit de nature extérieure, soit de toute autre origine, nous serions les seuls à prendre une décision, rapide, sensée. Bref, nous supportons toute la responsabilité de l’univers et nos collaborateurs ne sont que des exécutants.
— Exact, admit P-H.2. Voyez-vous une solution ?
— Pas encore. Je crois qu’il faudra recourir, une fois de plus, aux suggestions du Cerveau-Conseil.
— Hum ! fit P-H.1. En fait, sommes-nous les vrais responsables ? Si nous les étions, aurions-nous besoin de solliciter l’avis du Cerveau-Conseil ?
— Voulez-vous affirmer qu’Hokar supporte à lui seul toute la destinée de l’univers ? Alors, que serions-nous, en définitive ? Des exécutants ?
Un long silence succéda au dialogue animé. Les cerveaux des androïdes recherchèrent, au fond de leurs multiples circuits, s’il n’existait pas de réponse au problème posé par leur propre succession. S’ils avaient résolu en partie le remplacement éventuel des chefs de Quasars, des techniciens et des gardes, il manquait une solution acceptable pour le renouvellement du Triumvirat. Ne faudrait-il pas un jour envisager le remplacement d’Hokar lui-même ?
— Impossible, certifia P-H.2. Le Cerveau-Conseil est irremplaçable. D’ailleurs, il semble impérissable et s’il fallait le remplacer, je suppose qu’Hokar lui-même le saurait.
P-H.1 approfondit le problème. Il le tourna même d’une façon illogique, mais il ne s’en aperçut pas, ni ses congénères. Cela prouvait que certaines initiatives, un jour, échapperaient à leur contrôle.
— Nous devrions nous passer d’Hokar. Du moins essayer. Je ne crois pas qu’il soit raisonnable de mettre nos successeurs dans le secret. L’existence du Cerveau-Conseil doit être protégée par notre silence. Admettez que ceux qui nous remplaceront aient l’idée de tuer Hokar, de le détruire ?
— Cette idée vous vient donc à l’esprit, puisque vous la soulevez, nota P-H.3. C’est très important, l’étude de votre comportement. Il souligne notre faiblesse et, très bientôt, j’ai peur que nous ne soyons plus en mesure de résister à certaines sollicitations internes. Jamais l’idée de détruire Hokar ne nous avait effleurés.
Une certaine panique s’empara des trois androïdes. Certes, ils ne s’affolèrent pas, mais ils enregistrèrent comme très graves, en tout cas anormales, leurs déclarations. Preuve que l’usure de leurs cellules se manifestait chaque fois davantage.
— Je crois que nous ferions mieux d’exposer nos craintes au Cerveau-Conseil, suggéra P-H.1.
— Vous avez raison, approuva P-H.2. Hokar tranchera le dilemme. S’il convient de le remplacer, lui aussi, eh bien, nous en envisageons les moyens !
Tandis que P-H.1 prenait contact avec les chefs des Quasars pour une opération de contrôle, P-H.2 entraînait P-H.3 hors du centre. Ils se retrouvèrent dans les couloirs nus du Point Zéro et stoppèrent devant une ampoule bleue qui clignotait au ras du plafond, à deux mètres de hauteur. Ils savaient que de l’autre côté de la cloison, les Harix reposaient. C’était la période de sommeil, et toute créature vivante n’y échappait pas.
— J’ignorais, P-H.3, que le fait de diriger l’univers exigeât autant de difficultés. Depuis que nous avons succédé à nos créateurs, aucun problème sérieux ne s’était posé. Sans doute les Zax n’imaginaient-ils pas qu’un jour nous puissions aborder de tels problèmes.
Les deux androïdes passèrent successivement devant la cellule des Glors et celle des Terriens. Puis ils s’enfermèrent dans un laboratoire. Ils interrogèrent des machines, espérant que celles-ci découvriraient des solutions. Mais les machines affirmèrent leur impuissance. Elles résolvaient bien les problèmes, à condition qu’elles utilisent certains éléments de base.
Or, les Phons manquaient justement d’éléments. La question, jamais posée, dépassait leur compétence, et rien, dans leur cerveau, n’avait été prévu pour la résoudre.