CHAPITRE II











L’astronef ne possédait ni forme, ni masse, ni dimension. Il semblait impalpable, abstrait, en tout cas immatériel. Il irradiait une formidable lumière incandescente, mais il passa inaperçu dans l’éclat du soleil.

Boule de feu, il traversa l’atmosphère terrestre et plongea dans l’impénétrable forêt africaine. Il s’immergea, s’enlisa, s’engloutit littéralement dans l’inextricable fouillis végétal, compact, humide, d’un vert glauque Sa luminescence, qui était la manifestation d’une énergie pure calcina la végétation, vitrifia les feuilles, les lianes, les branches. Une large cicatrice s’ouvrit dans les frondaisons, comme une piste taillée à la machette.

L’engin perdit lentement son éclat lumineux et prit une couleur verdâtre, s’amalgamant à la nature ambiante, s’immisçant si parfaitement au décor qu’il devint invisible. Comme un caméléon, il lui était possible de varier sa teinte à l’infini afin d’échapper aux regards.

En réalité lorsqu’il perdit totalement sa luminescence, sa structure se précisa, imparfaite, étrange. Il semblait taillé dans un matériau s’apparentant au quartz. De multiples cristaux composaient sa masse sphérique son enveloppe, légèrement aplatie aux pôles, et tous les cristaux, les prismes, reflétaient les rayons du soleil, la lumière, comme autant de miroirs. En fait, il restait d’une brillance extrême, boule fascinante immergée dans la forêt congolaise.

P-S.12 savait que, du Point Zéro à la Terre, il avait franchi la barrière du temps, de l’espace, instantanément, grâce aux moteurs mus par la pensée, et dont était équipé l’astronef. Il savait aussi qu’il venait sur cette planète pour une mission bien déterminée.

— Nous voici sur S.3-G.14, apprit-il à son compagnon qui portait le matricule P-S.7. C’est, paraît-il, un monde où existe une civilisation et, détail important, dont l’atmosphère se compare à celle du Point Zéro.

— Bah ! dit P-S.7. Toutes les atmosphères nous conviennent. Nous n’avons besoin d’aucune fonction respiratoire.

— Sans doute. Mais les trois membres du Triumvirat pensent autrement. Ils ont choisi S.3-G.14 après consultation des machines, et il ne nous appartient pas de savoir pourquoi. Nous n’obéissons qu’aux ordres.

— Nous obéirons, assura P-S.7, passivement, comme d’habitude. Notre rôle se borne à l’obéissance absolue. Pourtant, parfois, dans mon subconscient, je me demande à quoi correspond ce rôle que nous jouons au sein de notre organisation.

— Un rôle utile, prépondérant. Sans nous, le Triumvirat serait sans force, sans soutien. Nous nous associons à lui, nous le complétons. Pourquoi vous interrogez-vous, P-S.7, et approfondissez-vous soudain autant les questions ?

— Je ne sais pas. Un sursaut de mon subconscient, je vous l’ai dit. Mais comme, de toute façon, nos questions resteront sans réponse, vous avez raison, mieux vaut ne pas s’y attarder. Commençons notre travail.

L’intérieur de l’astronef ressemblait à l’intérieur de la cité du Point Zéro, où évoluaient les trois membres du Triumvirat. Des machines dans un décor métallique, nu. Un plafond luminescent. Mais les androïdes avaient-ils vraiment besoin de lumière pour manipuler leurs appareils ? On en doutait, car ils possédaient des dons extra-sensoriaux, du moins des sens supérieurs à ceux des hommes.

P-S.12 étira son membre unique vers une touche numérotée. Des lumières pulsatrices s’allumèrent et des faisceaux d’ondes partirent dans toutes les directions, couvrant presque entièrement la planète comme les mailles d’un gigantesque filet, ou la toile d’une araignée monstrueuse.

Les deux Phons étudièrent des écrans de contrôle où apparaissaient des zones de lumière plus ou moins colorées.

— Hum ! constata P-S.7 avec déception. Voyez, parmi ces créatures – elles sont plus de trois milliards – bien peu réunissent les conditions que nous exigeons. A croire que ces civilisés ne le sont pas.

— Ils ne le sont pas, assura P-S.12 d’un air supérieur. A peine vivent-ils organisés. Dans l’univers, il n’existe aucune créature vivante susceptible de nous comprendre de comprendre notre tâche. Les seuls civilisés étaient les Zax.

Sur l’écran de contrôle, la zone lumineuse se teintait en mauve, et se maintenait sur cette coloration.

— Regardez, ajouta le chef des gardes. Même pas l’indice FB-32. Il faut abaisser encore nos recherches vers des niveaux inférieurs. L’ordre est de ne pas s’abaisser au-delà de l’indice 28.

Lentement le mauve s’éclaircit jusqu’à l’ultime stade la couleur fondamentale. Un compteur indiquait l’indice FB-29.

—  Halte ! intima P-S.12. Nous atteignons des cerveaux au quotient d’intelligence frôlant la limite admise. Cette minorité se révèle même très faible, comparée à l’ensemble. Néanmoins, le chiffre dépasse nos besoins.

— On les dématérialise ? s’enquit P-S.7, se plaçant devant une autre machine.

— Oui. Ils ignorent notre arrivée sur leur planète. Ils ignorent que nous recherchons parmi eux les plus doués. Ils ignorent enfin qu’un corps peut se dématérialiser et se rematérialiser dans un ordre moléculaire différent. En fait, ils ne sont guère qu’une manifestation balbutiante du mouvement de l’univers, une conséquence des champs de forces que nous avons libérés depuis des milliers d’années, ou plutôt que les Zax ont libérés.

— Ne soyez pas si durs envers ces êtres. Ce n’est pas leur faute. Ils n’ont pas demandé à vivre, à s’organiser. Ils luttent pour leur vie. Croyez-vous qu’au fond ils soient à envier ?

— Sûrement pas.

P-S.12 parut pensif. Il resta quelques secondes immobile, ses yeux inhumains fixés dans le vide. Ces androïdes, à certains moments, abordaient la psychologie à leur manière, c’est-à-dire au-dessus de tout concept, avec une vision à eux de l’univers, des humanités.

— Je me demande ce que le Triumvirat espère en collectant ces créatures primitives.

— Ah ! remarqua justement P-S.7, vous aussi vous vous interrogez, vous approfondissez les questions.

Pris en défaut, le chef des gardes évita de regarder son congénère. Il fixa ses yeux globuleux sur la machine qui lui faisait face. Mais, au fond de lui-même, aucun scrupule ne le hantait. Peu importait ce qu’il pensait. Cela ne changerait rien au programme tracé par les hauts dirigeants de l’organisation.

— Je suis tenté, effectivement, de me poser des questions. Je ne devrais pas. Je n’attends aussi pas de réponse et je n’interrogerai pas les membres du Triumvirat afin d’obtenir des éclaircissements. C’est contraire à notre principe. Mais rien n’empêche que nous évoquions ces problèmes entre nous, pourvu qu’ils ne dépassent pas le cadre d’une simple conversation.

La zone lumineuse se maintenait au mauve pâle. Alors, P-S.7, en accord avec son chef, déclencha des torrents d’énergie qui se ruèrent vers des points extrêmement précis de la planète. Ils frappèrent quatre habitants de la Terre, trois hommes et une femme, en pleine activité dans divers laboratoires, à des milliers de kilomètres de distance.

Leurs cellules, dématérialisées, furent absorbées, dirigées vers le centre de l’Afrique, canalisées dans des sphères au vide absolu, maintenues par des champs magnétiques. Tous ces atomes en conserve gardaient leurs propriétés, malgré leur état vibratoire, fluidique. Les Phons, lorsqu’ils le désireraient, rétabliraient l’équilibre primitif, et tout rentrerait dans l’ordre. Car, pour franchir instantanément la barrière du temps et de l’espace, il convenait de réduire les molécules à l’état de vibrations, sans quoi, elles se fragmenteraient, comme dans un cyclotron, et se volatiliseraient sans espoir de récupération.

P-S.12 contempla les quatre sphères où étaient enfermés les atomes des quatre créatures terrestres. Les problèmes, douloureux, posés par cette quadruple disparition, ne le touchaient d’aucune façon. Il les ignorait. P-H.1 et ses deux associés avaient exigé quatre représentants de la civilisation existant sur S.3-G.14. Le chef des gardes, obéissant scrupuleusement aux ordres, avait accompli sa mission.

— C’est la première fois, constata-t-il, que nous procédons à des prélèvements d’échantillons sur les diverses humanités de l’univers. Techniquement, c’est réalisable. Mais, encore une fois, nous sommes en droit de nous demander pourquoi.

— Ça vous tracasse à ce point ? Moi, j’en prends mon parti. Sans doute, le Triumvirat mûrit-il un projet, duquel nous serons de toute façon tenus à l’écart.

— Vous croyez que même les chefs des Quasars ne seront pas informés ?

— Oui, même eux. Nos gouvernants n’ont pas l’habitude de divulguer leurs plans. Nous leur faisons confiance. S’ils prennent une telle initiative, sans doute est-elle fondée par d’impérieux motifs.

— Vous avez raison, P-S.7. Le Triumvirat ne prend jamais de décision à la légère. Mais en admettant la justification raisonnée de cette initiative, le véritable motif nous échappe.

— C’est bizarre, P-S.12. Vous insistez. Vous ne devriez pas. Connaîtriez-vous certaines défaillances dans vos circuits internes, qui modifieraient votre comportement ?

— Apparemment pas, jugea le chef des gardes. Je ne discerne rien d’anormal. Je constate simplement que je me pose plus souvent des questions que par le passé. Je ne me l’explique pas.

Si P-H.2 se fût trouvé là, il aurait répondu que ce comportement anormal trahissait déjà un vieillissement des cellules. Le mal empirerait et, bientôt, les Phons ne seraient plus à même de résoudre leurs problèmes sans y attacher une grande importance. Leur force résidait en ce qu’ils ne se posaient aucune question sur leur avenir, même leur passé. Ils résolvaient des problèmes sans en chercher l’origine, sans en déterminer les conséquences. Le fait, justement, de se préoccuper de leur avenir soulignait bien qu’ils s’usaient.

— Départ ? ordonna P-S.12.

Il désigna huit autres sphères vides.

— Orientation : N5-G.21.

— Quelle distance ? demanda P-S.7.

— Trois millions d’années-lumière. L’important est de bien évaluer l’indice d’intelligence. FB.29 constitue un minimum à ne pas franchir. Ne l’oublions pas.

L’astronef perdit sa coloration verdâtre qui l’amalgamait à la forêt africaine. Ses milliers de facettes s’inondèrent de lumière incandescente. Quelque chose de pire que du magnésium en fusion. Puis l’espace absorba l’engin venu des confins de l’univers.

— Vous croyez que les habitants de S3-G.14 se seront aperçus de quelque chose ? s’informa P-S.7.

Le chef des gardes devint perplexe.

— Vous faites comme moi. Vous cherchez à savoir. Ceux du Triumvirat se posent-ils les mêmes questions ?

Le véhicule luminescent abordait déjà une autre galaxie. La vingt et unième selon la classification des Phons. La planète N.5 présentait certaines analogies avec la Terre, et avec le Point Zéro, au centre de l’univers.