CHAPITRE XII











Quelque chose d’incroyablement important, lourd de conséquences, se déroulait dans le laboratoire 27. Le Point Zéro n’était en réalité qu’une succession de laboratoires, classifiés, où s’exerçaient dans chacun toutes les branches de la science. Toutes, sans exception, car les Phons disposaient – héréditairement, grâce à leurs créateurs – d’un savoir immense, aux possibilités énormes. On se demandait, avec respect et inquiétude, de quoi n’étaient pas capables les androïdes. Ils avaient sûrement atteint le summum des connaissances, et cela, depuis des millions d’années, depuis le jour où les Zax construisirent cette mécanique extra-perfectionnée qu’ils appelèrent Phon.

P-H.2 et P-H.3 semblaient passionnés. Or, si l’on se rappelait qu’ils restaient froids devant les plus gi-aves situations, on s’interrogeait sur l’issue de l’expérience en cours. Quelles émotions agitaient à ce point les membres du Triumvirat ?

A vrai dire, leur passion se limitait à une exaltation passagère. Mais leurs antennes remuaient avec une certaine frénésie, leurs yeux globuleux s’orientaient en tous sens, plus fréquemment que d’habitude. Même leurs voix paraissaient altérées, troublées par une anxiété naissante

— Pensez-vous que nous réussirons ? demanda P-H.3.

— Il n’y a aucune raison, puisque ces travaux entrent dans le cadre de nos possibilités. Vous ne devriez même pas poser de questions analogues. Cela n’a aucun sens.

— Si, cela a un sens, même très grave. C’est que, depuis une certaine période, nous nous sensibilisons, comme des créatures de chair. Est-ce un progrès, ou un état décadent ?

— Une décadence, certifia P-H.2 La sensibilisation, ou la naissance de sentiments, comme vous voudrez, amène inévitablement des hésitations dans notre comportement, nos attitudes, nos décisions. Alors que jusqu’à présent, nous décidions, sans mûrir, les conséquences. Si nous attachons trop d’importance à ce que nous faisons, nous nous paralyserons progressivement.

P-H.3 observa trois sphères, apparemment vides, placées au-dessus de lui. Des sphères comme les Phons en utilisaient couramment, qui orbitaient sur des pivots.

Elles étaient réunies par des tubulures, probablement entourées de champs de force électromagnétiques, seule barrière capable de retenir les atomes. De la sphère centrale partait une autre tubulure, plus large, qui aboutissait dans un quatrième globe, plus spacieux que les trois autres.

P-H.2 contrôla des écrans.

— Les atomes contenus dans les trois sphères supérieures, sont encore à l’état vibratoire. Chaque groupe reste indépendant l’un de l’autre. Quand vous le voudrez…

— Quand nous le voudrons, rectifia P-H.3. Vous savez parfaitement que les trois membres du Triumvirat s’accordent les mêmes privilèges. Nous décidons ensemble et jamais nous ne prenons de décisions si celles-ci ne réunissent pas l’unanimité.

— Eh bien ! dit P-H.2, allons-y. Basculons les trois groupes atomiques dans la sphère inférieure.

Il frôla une touche, sur un clavier. Aussitôt, dans les trois globes supérieurs, à travers la transparence des parois, une agitation se manifesta. Elle se traduisit par d’extraordinaires éclairs supra-lumineux et les androïdes avaient pris la précaution d’intercaler un filtre protecteur devant leurs yeux.

A l’intérieur des trois récipients, les sources lumineuses atteignirent un paroxysme d’intensité. Puis les sphères latérales se vidèrent au profit du globe central, empli brusquement d’un spectaculaire orage électromagnétique.

Dans le labo 27, saturé de silence, les deux Phons observèrent attentivement ce qui allait se passer. L’expérience entrait dans une nouvelle phase et P-H.3 enfonça un nouveau bouton.

Immédiatement, canalisés par les champs de force, les atomes se ruèrent dans la sphère inférieure, plus volumineuse, et qui était un appareil de reconversion. L’habituelle vapeur se forma et des gouttes d’eau humectèrent les parois translucide s tandis que les éclairs s’atténuaient.

Le liquide fluctuant se transforma en magma, en agglomérat plus consistant, déjà palpable. Des formes, des contours se précisaient, avec de plus en plus de netteté. A mesure, la vapeur se cristallisait. Parce que toute créature vivante était constituée en très grande partie d’eau.

Le seul être qui apparût dans la sphère aurait stupéfié plus d’un observateur. Mais les androïdes, responsables de l’expérience, étouffèrent leurs réactions sous une indifférence blasée.

Sa forme générale rappelait celle d’un Phon. Une masse ovoïde à l’aspect noirâtre, au sommet de laquelle surgissait une protubérance. Il possédait des yeux terrestres, brillants, absolument humains. Mais sa peau noirâtre, épaisse, ses excroissances charnues, de chaque côté de la tête, lui donnaient l’allure d’un Harix. Sa double paire de membres, supérieurs et inférieurs, sa protubérance crânienne, prouvaient qu’il tenait aussi des Glors. Sa bouche, son nez bref, le visage en général étaient copiés sur les hommes de la Terre.

Etait-ce un amalgame des trois races ? Une créature synthétique, ou vivante ? Il avait au moins quelque chose de plus que les androïdes. Le regard, ce regard clair, volontaire, propre à une créature de chair. Un regard mobile, fureteur, très éloigné de l’expression terne des cellules photo-électriques dont les Phons étaient pourvus.

P-H.2 détailla la créature, la trouva à son goût parce qu’il l’avait désirée ainsi, ou tout au moins parce que le hasard des choses avait édifié un ensemble organique acceptable.

— Voilà Aza-1, décida l’androïde. Un Arphon.

P-H.3 ne sourcilla pas. Il avait déjà opté, avec ses collègues, pour l’identité future de ce nouvel être, qui n’avait ni patrie ni parents, qui était le brassage monstrueux d’un Terrestre, d’un Harix et d’un Glor. Une sorte de monstre tricéphale, bien qu’apparemment, il ne possédât qu’un seul cerveau.

Il ne restait qu’à lui loger, dans une partie de son corps, un traducteur linguistique et il pourrait s’exprimer en toutes les langues de l’univers. Il deviendrait polyglotte.

Cette dernière opération se déroula le plus facilement du monde. Quand Aza-1 fut doté de la parole, les Phons le libérèrent de la sphère. La nouvelle créature marcha un peu lourdement, sur ses courtes jambes, mais, après quelques essais, elle triompha de ses premières hésitations. Sa maturité s’acheva très vite.

Le vertigineux exploit des androïdes, qui avaient réussi à amalgamer les atomes de trois créatures différentes pour n’en former qu’une seule, plus imposante, soulignait toutes les capacités de la science déployée par les Zax, créateurs des Phons. On comprenait pourquoi l’univers appartenait à cette race supra-intelligente, dont personne ne contestait la supériorité.

— Nous devons amener Aza-1 devant Hokar, conclut P-H.2.

— Bien. Je crois que nous pouvons alors le faire dès à présent.

Les deux androïdes emmenèrent l’Arphon jusqu’à l’astronef et ils s’arrangèrent pour passer inaperçus de Merson et de ses compagnons, d’ailleurs bloqués dans leur cellule.

P-S.12 nota l’envol de l’engin en direction du Continent Trois, mais, naturellement, il n’accorda aucune similitude, aucun rapprochement avec la disparition de Soukaï dont l’avait entretenu Carle.

Aza-1 ne manifesta pas le moindre étonnement devant ce voyage brusquement décidé. Il n’avait encore pas eu le temps d’apprécier les choses qui l’environnaient. De toute façon, son triple cerveau avait déjà enregistré des détails, alors que, fragmenté en trois parties, il habitait trois corps différents.

Entouré des Phons, il gravit le sentier qui conduisait à la caverne d’Hokar. Physiquement, il apparaissait plus agile que les androïdes. Ses courtes jambes lui permettaient de se déplacer avec beaucoup d’aisance.

Hokar, télépathiquement, prit contact avec les nouveaux arrivants et il suspendit le champ d’ondes protecteur. Il reçut les deux membres du Triumvirat et leur nouvelle création.

— Voici Aza-1. présenta P-H.2. Nous l’avons conçu selon vos directives et je crois qu’il s’agit d’une réussite. Il nous sera entièrement dévoué.

— Aza… Comment vous sentez-vous ? demanda le Cerveau-Conseil, par télépathie.

L’Arphon, immobile, contemplait la masse protoplasmique avec un regard fasciné. Pourtant, dans son subconscient, il se souvint qu’il avait déjà vu ce monstre quelque part. Mais il ne pouvait préciser où et quand.

Il répondit, par la même voie de la pensée :

— Je me sens parfaitement bien et je n’éprouve aucun trouble physiologique. Croyez-vous que je survivrai à l’expérience ? Je sais que je possède un triple cerveau.

Hokar éluda la question et s’adressa à P-H.2 :

— Vous mettrez Aza à l’épreuve. Son comportement sera très édifiant à suivre, et je mets l’accent sur l’importance de ce test. S’il ne donne pas satisfaction, nous serons obligés de recourir à une autre méthode. Maintenant, laissez-moi. Je rétablirai le champ d’ondes, sitôt votre départ.

Les Phons tournèrent les talons, tandis qu’Aza s’imprégnait le regard, une dernière fois, de cette masse répugnante qui palpitait dans une humidité malsaine, mais qui jouissait d’une grande popularité et d’un grand respect, chez les androïdes

De retour au Point Zéro, les Phons conduisirent la créature tricéphale dans la centrale de contrôle. P-H.1 l’accueillit sans étonnement, avec seulement un peu de curiosité.

— Je suis Aza-1, dit le nouveau venu.

— Eh bien ! Aza, ordonna P-H.1, vous serez l’un de nos collaborateurs les plus directs. Nous vous soumettrons à une psycho-induction mentale, de manière à vous assimiler les modalités de votre travail.

— Quand vous voudrez, accepta l’Arphon, apparemment soumis. Mais je pense que j’avais des compagnons qui ne me ressemblaient pas, précisément.

— Oui, neuf, exactement. Pour l’instant, pendant votre période d’adaptation, je ne crois pas que vous puissiez avoir des rapports avec eux.

Aza s’installa devant l’une des machines qui sondaient le cosmos. Il enfonça une touche. Un écran s’éclaira et montra le Quasar 24, où un Harix s’agitait.

— Voici l’un de mes compagnons, remarqua l’Arphon.

Il manipula une autre touche. Le centre d’un autre Quasar apparut, où évoluaient deux Glors et un androïde.

— Encore mes compagnons, insista gravement Aza. Mais puisque vous le jugez utile, je n’entrerai pas en contact avec eux. Je me plierai à toutes vos exigences.

P-H.1 et ses deux confrères respirèrent, soulagés par cette soudaine passivité d’un être déjà audacieux, en tout cas extraordinairement lucide, intelligent. Mais Hokar n’avait-il pas désiré une créature supérieurement intelligente ?