CHAPITRE IV
L’astronef s’approcha de la planète environnée d’une atmosphère grisâtre. Il s’enfonça dans des masses floconneuses, des nuages bourrés de vapeur d’eau. Une terrible humidité corrodait tout, très rapidement.
P-S.12 tendit des scaphandres étanches, translucides, aux quatre Terriens :
— Endossez ces vêtements, absolument nécessaires pour aborder cet astre.
— Combien avons-nous parcouru de kilomètres depuis notre départ ? demanda l’un des hommes, apparemment le plus âgé.
— Des kilomètres ? Vous voulez dire des années-lumière. Sept, exactement. Vous avez dû subir, pour franchir, sans inconvénient, la barrière temporelle, une modification dans votre ordre moléculaire. Vous avez été rematérialisés il y a quelques instants. Comment vous sentez-vous ?
— Bien, dit la femme, jeune, à peine trente ans. Mais vous ?
P-S.12 se désigna et montra aussi son compagnon, P-S.7 :
— Nous ? Nous n’avons besoin d’aucune précaution particulière puisque nos organismes ne sont pas constitués de matière vivante. D’autre part, la nécessité du port d’un scaphandre protecteur ne s’impose pas également.
Un minuscule transcepteur, au fonctionnement indéfini, indéréglable, logé dans uns partie du corps des humains, traduisait instantanément le dialecte des Phons, ce qui permettait une conversation audible, parfaitement compréhensible. D’ailleurs, les quatre Terriens avaient subi une préparation psychologique avant le départ du Point Zéro. Diverses instructions avaient été gravées dans leur mémoire, par induction mentale, les conviant à obéir aux ordres qu’ils recevraient, à se conformer à toutes les prescriptions. Bref, ils étaient déjà devenus, dans un certain sens, des collaborateurs dévoués, totalement désintéressés, coupés de leur passé, du moins momentanément.
Ils ignoraient le but vers lequel on les poussait. Mais ils ne se posaient pas la question. Leur préparation psychologique leur avait permis, sans qu’ils s’en rendent compte, de franchir des siècles de civilisation, sans trop de dommage pour leur équilibre nerveux. Leur origine se noyait dans des souvenirs très vagues. En tout cas, ils étaient incapables de se rappeler du nom de leur planète, ni à quel milieu ils appartenaient. Ils perdaient déjà leur personnalité.
Cela ne les empêchait pas de se montrer extrêmement curieux.
— Qu’allons-nous faire sur cette planète, bourrée de vapeur d’eau à un tel point que nous suffoquerions dès notre sortie de l’astronef ? interrogea le plus âgé.
— C’est pour cela. Endossez vos scaphandres, invita P-S.12. Quant à notre but, perdez la manie de poser des questions. Regardez, observez, et surtout obéissez. Nous ne vous en demandons guère davantage pour le moment.
Les Terriens provenaient tous de divers laboratoires. Ils avaient été littéralement arrachés à leur travail et la première chose qu’ils avaient constatée, en quittant les grosses sphères de reconversion, était leur nudité. Nus comme des vers. La matière vivante et la matière inerte ne se mélangeaient jamais. Seuls, leurs atomes avaient été dissociés, absorbés, et leurs vêtements gisaient à terre, à l’endroit même où le rayonnement les avait surpris.
Les Phons avaient prévu cet état de choses. Ils avaient habillé les Terriens de vêtements synthétiques, collants, autocoupés à leurs mesures. Ils en avaient fait de même avec les Harix et les Glors. La mode, chez les androïdes, et même chez les anciens Zax, se résumait en un modèle unique, quelque chose de pratique et d’inusable.
Les habitants de la Terre se rappelaient tout de même de leurs noms. La femme s’appelait Ingrid Nielle. Elle était biologiste dans une grande ville de Suède.
Jef Merson, lui, le plus âgé des quatre, atteignait la soixantaine. Il travaillait comme ingénieur dans un centre atomique des Etats-Unis. Il ne s’expliquait pas ce qui lui arrivait et, du reste, il ne cherchait pas à approfondir la question.
Le second des hommes s’appelait Fred Carle. Les Phons l’avaient arraché à son laboratoire de chimie qu’il dirigeait dans la région parisienne, et qui appartenait au Centre National de la Recherche. A trente-cinq ans, il occupait donc, déjà, un poste important.
Le dernier, enfin, venait en droite ligne du Japon, chirurgien-chef dans une grande clinique de Yokohama. C’était un homme petit, au faciès ridé, aux doigts extraordinairement fins, à l’œil vif. Dans le vêtement collant que les Phons lui avaient attribué, il ressemblait à un gnome. Cet habit le défavorisait, mais il ne le remarquait même pas. Ses compagnons non plus.
La réponse négative, plutôt sèche, de P-S.12 laissa les Terriens froids, indifférents. Si le chef des gardes éludait la question, c’est qu’il avait ses raisons. Aussi, Merson et ses camarades endossèrent leur scaphandre en silence. Sur des écrans, ils observèrent le sol de la planète qui se rapprochait.
— O.7-G.2, de notre classification, apprit P-S.12. Rappelez-vous. Vous aurez, à l’avenir, à vous y rendre souvent. Ne me demandez pas pourquoi, j’en ignore moi-même les raisons.
— Vraiment ? s’étonna Fred Carle, ou bien vous abstenez-vous volontairement de donner une explication ?
— Non, je l’ignore. Nous n’avons pas l’habitude de nous interroger sur les raisons des ordres que nous recevons.
— Et…, ajouta malicieusement le Français, vous n’aimeriez pas élucider certains points obscurs ? Chez nous, nous justifions toujours un ordre. Du moins dans la mesure où cela nous est possible.
P-S.12 sentit que son cerveau n’était pas à l’abri de sollicitations malveillantes. D’ordinaire, il les repoussait avec vigueur, sans difficulté, par un silence méprisant. Aujourd’hui, une certaine mollesse d’esprit le rendait vulnérable. Mais la faute lui incombait-elle ? Etait-il responsable de ses actes ?
— Eh bien ! dit-il, hésitant, à certains moments, je me demande pourquoi nous faisons cela, plutôt qu’autre chose. Je m’interroge sur notre avenir. Mais je vous jure, j’ignore les raisons qui ont poussé le Triumvirat à vous arracher à votre planète. D’ailleurs…
Il se tut, avec effort. Il voulut expliquer que d’autres créatures, les Glors, les Harix, attendaient d’autres fonctions au sein de l’Organisation des androïdes. Mais dans son subconscient, à cet instant précis, quelque chose se déclencha qui le retint. Ce « quelque chose », un relais dans ses circuits, jouait parfaitement le rôle de régulateur, de modérateur. Serait-ce ce centre important qui, par moment, fonctionnerait d’une façon un peu désordonnée ?
— D’ailleurs ? insista Soukaï, grimaçant.
— Rien. Ne m’interrogez pas inutilement. Nous allons atteindre O.7-G.2. Désormais, notre travail doit accaparer toute notre attention.
L’astronef toucha le sol. Mais contrairement à ce qui s’était passé sur la Terre, au centre de l’Afrique, l’engin ne modifia pas sa coloration. Ici, les Phons savaient très bien qu’il n’existait aucune créature intelligente.
P-S.12 quitta le premier le véhicule. L’absence de scaphandre ne le gêna pas. Pourtant, l’atmosphère traînait d’inquiétantes vapeurs verdâtres, sûrement toxiques pour des poumons habitués à l’oxygène.
Soukaï, Carle, Merson et Ingrid rejoignirent le chef des gardes. A leurs pieds s’étendait un océan aux eaux rougeâtres, sans aucun doute fortement ferrugineuses. Des crêtes d’écume ourlaient cette mer légèrement agitée, malgré un vent pratiquement nul. Des rochers noirs montaient la garde et, jusqu’à l’infini, l’horizon restait vide, désert. Un morne spectacle, baigné d’une lumière orangée, que les Phons n’appréciaient pas.
— Couleurs splendides, remarqua Ingrid. J’ai rarement vu, sur des tableaux de peinture, un ramassis de teintes aussi harmonieusement opposées. Vous ne trouvez pas, Carle ?
Le Français se trouvait à côté de la biologiste. Il hocha la tête, s’excusant :
— Vous savez, la peinture ne m’intéresse pas.
— Alors, qu’appréciez-vous ?
Il détailla les formes harmonieuses d’Ingrid Nielle. Elle ne dépassait pas vingt-cinq ans.
— Eh bien ! soupira-t-il. J’apprécie la beauté, la pureté. Je ne trouve pas que la peinture moderne soit belle et pure, comme par le passé. Elle représente un art abstrait. Or, qu’est-ce que l’abstrait ? Quelque chose d’immatériel, d’impalpable. Je ne me contente pas de ces choses immatérielles. Je ne rêve pas. J’ai les deux pieds bien posés sur terre.
Ingrid haussa les épaules.
— Alors, mon cher, nous ne nous entendrons pas. J’aime l’art, vous le répudiez.
— Je ne le répudie pas, rectifia-t-il, il ne m’intéresse pas.
— C’est la même chose.
Malgré leur différence de langue, ils se comprenaient parfaitement, grâce au traducteur logé dans une partie de leur corps. Ce minuscule appareil électronique était capable de traduire tous les dialectes de l’univers. C’est dire la prouesse scientifique réalisée par les Phons, ou les Zax, on ne savait pas, mais ce qui revenait au même.
P.-S.7 rejoignit le groupe. Il tenait un bizarre appareil au bout de son membre unique. Une boule, hérissée d’antennes. Pour le moment, la sphère était blanchâtre, mais elle se colora très rapidement en rose.
— Voyez, expliqua P-S.12. Cette coloration signifie qu’un banc de riotus stagne à une distance parfaitement accessible, à une profondeur de deux kilomètres, afin d’employer vos mesures métriques.
— Des riotus ? répéta Soukaï, le cou tendu.
— Oui. Il s’agit de mollusques qui contiennent certains éléments protéinés et dont nos créateurs, les Zax, se nourrissaient. Sous un très faible volume, ces éléments fournissent une énergie considérable. Cet océan, et cette planète en particulier, pullulent de riotus qui, d’ailleurs, se reproduisent à une vitesse considérable.
— Je croyais, remarqua Merson, que vous n’éprouviez pas le besoin, la nécessité de vous nourrir.
— Exact, dit P-S.12. Mais depuis des milliers d’années, nous venons ici pêcher des riotus, et nous ignorons pourquoi.
— Bizarre, constata Carle. Comment les pêchez-vous ?
— Oh ! Facilement. En dématérialisant leurs cellules. Ces atomes sont ensuite conservés dans des sphères soumises à des champs magnétiques, et lorsqu’ils le désirent, P-H.1, ou P-H.2, rematérialisent ces créatures inférieures.
— Je suppose que vous auriez la possibilité d’acclimater les riotus sur le Point Zéro. Pourquoi ne le faites-vous pas ?
— Je l’ignore, répondit le chef des gardes, sincère. Encore une fois, nous ne nous posons pas ces questions. Les seuls à se les poser sont nos dirigeants… Voulez-vous que nous commencions notre pêche ?
Les quatre Terriens approuvèrent. Ils rentrèrent dans l’astronef. Les Phons s’installèrent devant des écrans de contrôle et ils libérèrent des faisceaux d’ondes dissociatrices. A une vitesse vertigineuse, les atomes des riotus se concentrèrent dans les sphères destinées à les recevoir.