4
J’ai gravi le perron de son immeuble quatre à quatre. Son nom était tout en bas sur le panneau de l’interphone. J’ai gardé le bouton enfoncé une bonne dizaine de secondes. Elle a fini par répondre, d’un ton hésitant.
— Euh… Oui ?
— C’est moi. Kate Malone. Ouvrez.
Elle habitait au rez-de-chaussée et m’attendait sur le seuil. Un pantalon en flanelle gris, un pull de la même texture qui mettait en valeur son cou délicat, flexible. Toujours le même chignon impeccable, et vue de près sa peau était encore plus diaphane, seules quelques rides autour des yeux trahissaient son âge. Un maintien parfait qui rendait justice à son harmonieuse constitution et révélait un total contrôle de soi. À nouveau j’ai été frappée par l’intensité de son regard mais ce que j’ai lu dans ses yeux m’a aussitôt décontenancée : elle avait plaisir à me voir.
— Comment avez-vous osé…
Je brandissais l’album devant elle.
— Bonsoir, Kate.
Sa voix était calme, aucunement troublée par ma fureur.
— Je suis contente que vous soyez venue.
— Mais qui êtes-vous, bon sang ? Et qu’est-ce que ça signifie, ça ? ai-je sifflé en continuant à agiter l’album comme s’il s’était agi de la pièce à conviction essentielle dans le procès d’une meurtrière.
— Vous ne voulez pas entrer ?
— Non, je ne veux pas !
— Nous ne pouvons pas parler ici, je vous assure. S’il vous plaît…
Elle m’a fait signe de franchir son seuil. Après un silence menaçant, j’ai concédé :
— Bon, mais je ne vais pas m’éterniser, croyez-moi.
— Très bien.
Je l’ai suivie dans une petite entrée dont l’un des murs était entièrement couvert de rayonnages chargés de livres. Elle a ouvert un étroit placard à côté.
— Je peux prendre votre manteau ?
Je le lui ai tendu, je me suis retournée pendant qu’elle le passait sur un cintre et… le sol s’est dérobé sous mes pieds. Une demi-douzaine de photos encadrées semblaient me regarder. Mon père. Moi. Le même cliché de lui en uniforme de l’armée, et un agrandissement de celui où il me tenait dans ses bras. Un de moi étudiante, un autre avec Ethan nourrisson. Deux photos noir et blanc de papa avec une Sara Smythe bien plus jeune, la première très « couple uni », tous deux enlacés devant un sapin de Noël, la seconde en face du Lincoln Memorial à Washington… À l’ambiance et aux vêtements qu’ils portaient, j’ai estimé qu’elles avaient été prises au début des années cinquante. J’ai pivoté pour lui faire face, médusée.
— Je… je ne comprends pas.
— Ce n’est pas étonnant.
— Vous avez intérêt à vous expliquer, ai-je grondé, à nouveau très agressive.
— Oui. Je sais.
Elle a effleuré mon coude pour me faire passer au salon.
— Venez vous asseoir. Du café, du thé ? Ou quelque chose de plus fort ?
— Plus fort.
— Du vin ? Un bourbon ? Un sherry ? C’est à peu près tout ce que j’ai à vous offrir, je crains.
— Bourbon.
— Avec de l’eau ? Des glaçons ?
— Sec.
Elle s’est autorisé un petit sourire.
— Juste comme votre père…
Elle m’a invitée à prendre place dans un grand fauteuil tendu de lin fauve de même que le grand canapé en face. Des revues étaient soigneusement rangées en piles sur la table basse suédoise, le New Yorker, Harper’s, Atlantic Monthly, la New York Review of Books… La pièce était de taille modeste mais lumineuse avec ses murs blancs, son parquet en bois décoloré, une vaste fenêtre donnant au sud sur une petite cour intérieure. Encore des livres partout, une discothèque de CD classiques bien garnie et une alcôve astucieusement aménagée en coin bureau avec une tablette en pin sur laquelle s’alignaient un ordinateur, un fax et des dossiers. En face, par la porte de la chambre ouverte, on apercevait un lit couvert d’un vieux patchwork et une commode de style Shaker. Tout ici témoignait d’un bon goût discret. On devinait immédiatement, aussi, que l’habitante de ces lieux refusait de se laisser entraîner dans la morosité débraillée du grand âge, de passer le restant de sa vie dans un univers qui aurait accusé vingt années de retard et les reflets d’une prospérité disparue. Ce décor révélait un subtil mais implacable quant-à-soi.
Elle est revenue de la cuisine avec un plateau qu’elle avait garni de deux bouteilles – bourbon Hiram Walker et Bristol Cream –, d’un verre à whisky et d’un autre à liqueur. Elle a posé le tout sur la table basse et nous a servies.
— C’était le préféré de votre père, ce bourbon. Personnellement, je n’ai jamais pu en boire. Du scotch, exclusivement. Enfin, jusqu’à ce que j’atteigne les soixante-dix ans et que mon organisme décide que c’était terminé pour moi. Si bien que je dois me contenter de quelque chose d’aussi bêtement féminin que le sherry, désormais. À votre santé.
Je n’ai pas fait mine de lever mon verre comme elle, me bornant à l’avaler d’un trait. L’alcool m’a brûlé la gorge mais m’a également tirée de l’abattement dans lequel j’avais sombré. Un nouveau sourire est passé sur les lèvres de mon hôtesse.
— Votre père le buvait de la même manière… quand il était tendu.
— Tel père, telle fille, ai-je noté en tendant l’index vers la bouteille.
— Je vous en prie, servez-vous.
Cette fois, j’ai commencé par une petite gorgée. Après avoir pris place sur le canapé, Sara Smythe a posé sa main sur la mienne.
— Je tiens à vous demander pardon pour les méthodes disons… radicales que j’ai utilisées dans le but de vous conduire ici. Je sais que j’ai dû vous faire l’effet d’une vieille folle mais…
Je me suis dégagée aussitôt.
— Je veux juste mettre au clair une chose, miss Smythe.
— Sara, s’il vous plaît.
— Non. Pas de prénoms. Nous ne sommes pas amies. Même pas des connaissances, alors je…
— Je vous connais depuis toujours, Kate.
— Comment ? Comment vous m’avez connue ? Et pourquoi vous êtes-vous mise à me harceler dès que ma mère est morte ?
J’ai lancé l’album sur la table et je l’ai ouvert à la dernière page, la photo d’Ethan sur la piste de course de son école.
— J’aimerais aussi savoir comment vous vous êtes procuré ça.
— Je suis abonnée au bulletin d’Allan-Stevenson.
— Quoi ?
— Tout comme je recevais la revue du Smith College au temps où vous y étiez.
— C’est de la démence !
— Puis-je vous expliquer ?
— Pourquoi est-ce que nous serions d’un intérêt quelconque pour vous ? Bon Dieu, à en juger par ce satané album, ce n’est pas une obsession qui date d’hier ! Voilà des années que vous nous épiez. Et toutes ces vieilles photos de mon père, d’où elles sortent ?
Elle m’a contemplée en silence avant de déclarer, d’une voix plus ferme que jamais :
— Je ne vais pas vous retenir plus longtemps ce soir, Kate. Sachez seulement que votre père a été le grand amour de ma vie.