6
Tout le monde a été étonné par la nouvelle. Mais personne autant que moi.
— J’ai bien entendu ? Tu épouses un type qui s’appelle… Grey ?
— Oh, Eric ! Je m’attendais à cette réaction.
— Ce n’est pas une réaction, c’est une question.
— Oui, il s’appelle Grey. Ce qui ne signifie pas qu’il soit gris. Content, maintenant ?
— Transporté. Par ailleurs, la première fois que tu as prononcé ce nom devant moi, c’était, voyons… il y a à peine quinze jours, je ne me trompe pas ? Et tu le connaissais depuis combien de temps, à ce moment-là ?
— Autant, ai-je reconnu d’un ton piteux.
— Je calcule donc un mois entre la rencontre et la demande en mariage. C’est un rapide, pas de doute. Enfin, rien de comparable avec l’autre, le Courant d’Air de Brooklyn.
— J’avais prévu ce coup bas, également.
— Parce qu’il est toujours là et que…
— Mais non, enfin !
— Mais si. Pourquoi te jetterais-tu au cou de ce garçon, autrement ?
— Je pourrais être amoureuse de lui, par exemple…
— Balivernes, et tu le sais très bien. Tu n’es pas le genre de femme à t’enticher d’un banquier qui s’appelle Grey.
— J’aimerais bien que tu arrêtes d’essayer de penser à ma place. George est quelqu’un de merveilleux. Je serai très heureuse avec lui.
— Il va te transformer en quelqu’un que tu n’aurais jamais voulu être.
— Mais c’est incroyable ! Tu ne le connais même pas et…
— Et je sais que c’est un « George Grey », et ça me suffit. C’est un nom qui sent la pipe et les pantoufles, voilà. Pantoufles qu’il te demandera de lui apporter au bout de dix jours de cohabitation, je parie.
— Je ne suis pas un chien, figure-toi. Je n’apporte rien du tout.
— On finit tous par se surprendre… surtout quand on court après cette chimère, l’amour.
— Arrête tes grands mots, Eric !
— Chimère, illusion, fantasmagorie, lubie… Oh, il y a plein de termes, pour décrire ton état.
— Quel état ? Je ne suis pas malade, il me semble.
— Si. Et d’un mal qui consiste à s’enfermer dans une prison pour se sentir en sécurité.
— Merci de reconnaître que je sais ce que je recherche, au moins.
— Personne ne sait ça, S. Personne ! Et c’est pourquoi nous n’arrêtons pas de tout gâcher.
Je les connaissais pourtant très bien, mes raisons d’épouser George Grey : c’était un garçon bien, sur lequel on pouvait compter, et surtout, surtout, il m’adorait tellement… Nous n’aimons rien de plus qu’être adulés, nous entendre dire que nous sommes uniques, incomparables. Or, c’était ce qu’il ne cessait de me répéter, et exactement ce dont j’avais besoin.
Il se montrait aussi plein de compréhension, notamment sur le terrain de mes débuts d’écrivain restés sans lendemain. Peu après l’annonce de nos fiançailles, nous sommes sortis un soir avec Emily Flouton, devenue ma meilleure amie à la rédaction après le départ de Nathaniel Hunter. Elle venait de rompre avec l’homme qu’elle fréquentait depuis deux ans et, lorsque j’ai remarqué devant George qu’elle se sentait un peu perdue, il a tenu à ce que je l’invite à se joindre à nous pour un concert au Carnegie Hall puis un dîner au restaurant de l’Algonquin.
Elle et moi, nous avons consacré la majeure partie du souper à parler de la remplaçante de Nat, Ida Spenser, une quadragénaire de modeste stature mais de tempérament inflexible qui dès son arrivée s’était imposée au journal avec ses manières de directrice d’école, voire de gouvernante britannique. Personne ne pouvait la souffrir, en d’autres termes, et nous n’avions pas encore été servis que nous nous sommes lancées dans un débinage en règle de miss Spenser, sous le regard captivé de George qui n’avait pourtant que faire de nos petites querelles de bureau. Mais il était si bien élevé…
— … Et là, elle m’a dit que je n’avais aucun droit à encourager un auteur sans son accord, s’est indignée Emily. Il n’y a qu’elle qui puisse décider si un tel ou un tel mérite une lettre d’encouragement.
— Elle doit terriblement manquer de confiance en elle, a observé George.
Emily l’a contemplé d’un air admiratif.
— Comment avez-vous deviné ?
— George est un fin psychologue, ai-je commenté.
— Ne me flatte pas, a-t-il objecté en me prenant la main. Je finirais par avoir la grosse tête.
— Toi ? Aucune chance. Tu es bien trop gentil.
— Là, tu vas me rendre vraiment confus…
Il m’a déposé un rapide baiser sur les lèvres.
— Enfin, si j’ai dit ça à propos de votre chef, c’est parce que j’ai connu quelqu’un de ce style, à la banque. Il fallait qu’il contrôle tout, absolument tout. Le moindre dossier devait passer entre ses mains, la moindre correspondance avec un client. C’était une obsession qui ne tenait qu’à une seule chose : la peur. Il vivait dans la terreur de déléguer. Et il ne pouvait faire confiance à personne pour la bonne raison qu’il n’avait aucune confiance en lui.
— C’est miss Spenser tout craché ! s’est extasiée Emily. Elle est tellement mal dans sa peau qu’elle a l’impression que nous lui cherchons tous noise. Ce qui est maintenant le cas, évidemment. Et le vôtre, de chef, comment a-t-il fini ?
— Il a grimpé les échelons et il est entré au conseil d’administration. Et franchement, j’ai poussé un énorme soupir de soulagement quand il a disparu dans les sphères. J’étais sur le point de démissionner, à cause de lui.
— Je ne te crois pas, ai-je remarqué en lui décochant une petite tape facétieuse. Tu ne donnerais jamais ta démission, toi. Ce serait trop en contradiction avec ton sens des responsabilités.
— Tu me fais passer pour un vieux grincheux, chérie.
— Mais non. Je dis que tu es responsable, c’est tout. « Très » responsable.
— On croirait que c’est un défaut, à la manière dont tu le dis, a-t-il rétorqué en affectant une moue contrariée.
— Pas du tout, mon amour. Je pense que c’est une énorme qualité… surtout chez un mari.
— Je lève mon verre à ça, a approuvé Emily d’un air sombre. On dirait que tous les garçons que j’ai connus étaient génétiquement programmés pour être irresponsables.
— Tu auras plus de chance un jour.
— Mais jamais autant que toi, a-t-elle renchéri.
— Attendez ! Le plus chanceux de tous, c’est encore moi. Épouser l’un des écrivains les plus talentueux d’Amérique…
— Oh, je t’en prie…
J’étais devenue rouge comme une tomate.
— Je n’ai été publiée qu’une seule fois. Et rien qu’une nouvelle.
— Mais quelle nouvelle ! Vous ne pensez pas, Emily ?
— Et comment ! Au journal, tout le monde trouve qu’elle est parmi les trois ou quatre meilleurs textes que nous avons publiés l’an dernier. Quand on sait que les autres sont de Faulkner, d’Hemingway et de J.T. Farrell…
— Assez ! Si vous continuez, je me fourre sous la table.
Emily a levé les yeux au ciel.
— Vous savez ce dont cette fille a besoin, George ? Qu’on lui apprenne à s’estimer un peu, enfin.
— Je suis l’homme de l’emploi, a-t-il confirmé avec un sourire.
— Pendant que vous y êtes, vous devriez la convaincre d’arrêter ce travail. Elle ne fait que gâcher son talent, là-bas.
— Mais quel talent, voyons ? Pour une simple nouvelle, alors qu’il n’y en aura sans doute pas d’autre ?
— Oh si ! est intervenu George. Parce qu’une fois mariée tu n’auras plus à te préoccuper d’argent. Ni de te confronter à ce dragon de miss Spenser. Tu pourras consacrer tout ton temps à l’écriture.
— Ça me paraît formidable, à moi ! s’est écriée Emily.
— Je ne me vois pas quitter le journal tout de suite, ai-je objecté.
— Bien sûr que si, a insisté George d’une voix tendre. C’est le moment idéal, au contraire.
— Mais c’est mon travail et…
— Non. Ton vrai travail, c’est d’écrire. Et je tiens à te donner tous les moyens de le faire dans les meilleures conditions.
Il s’est penché pour m’embrasser sur le front, puis s’est levé.
— Vous voudrez bien m’excuser une minute ? Et si tu commandais une autre tournée, Sara ? Ça donne soif, d’être amoureux !
J’ai souri. À peine. Parce que je me suis surprise à penser : « Quelle remarque idiote ! » Et aussitôt des phrases que nous venions d’échanger me sont revenues, ces roucoulements de couple déjà marié, « chéri », « mon amour ». Je me suis sentie tressaillir, à peine une crispation au niveau des épaules qui n’a duré qu’un éclair mais qui m’a laissée avec une question dérangeante. Venais-je de connaître mon premier accès de doute ?
Emily ne m’a pas donné le temps d’aller plus avant dans ces réflexions.
— Quelle veinarde tu fais, toi !
— Tu crois ?
— Si je « crois » ? Mais c’est une merveille, ce garçon !
— Oui. Sans doute.
— Non, mais écoutez-la ! Tu ne vois pas sur quoi tu es tombée ?
— Il est très gentil, oui.
— « Gentil » ? Mais quelle mouche t’a piquée, ce soir ?
— Non, je suis seulement… Ah, je ne sais pas ! Un peu nerveuse, c’est tout. Et tiens, un autre martini ne me ferait pas de mal. Garçon !
J’ai désigné d’un geste nos verres à un serveur qui passait par là.
— Bien sûr que tu es nerveuse, puisque tu vas te marier ! Mais au moins tu épouses quelqu’un qui t’adore, c’est évident.
— Je suppose, oui…
— Elle « suppose » ! Tu veux dire qu’il vénère le sol que tu viens de fouler, oui !
— Et si tu étais l’objet d’une pareille adoration, toi, tu ne finirais pas par trouver cela un peu… inquiétant ?
Elle m’a lancé un regard sévère.
— Il t’arrive de t’écouter, Sara ? Enfin, tu es un auteur publié, tu es fiancée à un homme qui reconnaît sincèrement ton talent, qui s’engage à tout faire pour que tu puisses t’absorber dans ton art et qui pense que tu es la femme la plus extraordinaire de la planète. Et toi, tout ce que tu trouves à dire, c’est que tu as peur d’être tellement adorée ? Redescends sur terre, je t’en prie !
— Tout le monde a le droit d’avoir un moment de doute, non ?
— Pas quand on vient de faire la prise de l’année !
— On n’est pas à la pêche, Emily.
— Voilà, elle recommence !
— D’accord, d’accord.
— Je vais te dire une chose. Si c’est vrai que tu ne veux pas l’épouser, je serai trop contente de prendre ta place. Et en attendant essaie de reconnaître que tu as trouvé une mine d’or en amour. Je sais que c’est « terriblement » difficile d’admettre ça, pour toi, mais c’est ainsi.
— Je l’aime, Emily, je l’aime. C’est juste… de l’anxiété, rien de plus.
— Je paierais cher pour avoir tes soucis, tu…
— Me voilà !
Nous nous sommes redressées toutes les deux. George arrivait vers nous, tout sourires. Les gens s’extasiaient toujours sur son « air jeune », et c’était compréhensible car avec ses cheveux blonds séparés par une raie impeccable, ses grosses lunettes en écaille, son visage un rien poupon et constellé de taches de rousseur, cette façon qu’il avait de paraître toujours un brin dépenaillé même dans l’un de ses costumes Brooks Brothers sur mesure, il restait quelque chose du collégien en lui, quelque chose qui malgré son âge l’aurait empêché de paraître déplacé sur le terrain de football d’Exeter, son lycée. En le regardant se rasseoir, je n’ai pu m’empêcher de chercher derrière cette apparence juvénile, ce vernis d’adolescence, ce qu’il serait d’ici à dix ou douze ans. Et j’ai vu un banquier bien portant dont la vigueur se serait muée en superbe, un homme grave et lourd, dépourvu de toute légèreté.
— Tout va bien, chérie ?
Sa voix, où se distinguait une réelle inquiétude, m’a sortie de ces douloureuses pensées. Je lui ai souri avec chaleur.
— J’étais un peu ailleurs, c’est tout.
— Je parie qu’elle réfléchissait à son roman, a-t-il glissé à Emily.
— Ou qu’elle rêvait au jour du mariage, a rétorqué cette dernière avec une pointe d’ironie que mon fiancé n’a pas remarquée.
— Ah, c’est donc de ça que vous parliez, entre filles !
Pfff… Non, je n’ignorais pas que George Grey était avant tout un homme de conventions, qui resterait toujours fermement planté en terrain connu, étranger à la fantaisie. Lorsqu’il tentait de se montrer passionné, il était souvent d’un ridicule achevé. Mais il avait aussi une facilité désarmante – et plutôt attirante, à mes yeux – à reconnaître son manque d’imagination, son côté terre à terre. À notre troisième rendez-vous, il l’avait admis volontiers :
— Donnez-moi des comptes d’entreprise à vérifier et je peux me plonger dedans quatre heures de suite, aussi captivé que si j’avais un bon livre d’aventures entre les mains. Mais devant une symphonie de Mozart, je suis perdu. Je ne sais pas ce qu’il faut écouter, vraiment.
— Ce n’est pas la question, George. Il suffit d’aimer ce qu’on entend. Duke Ellington l’a très bien dit : « Si une musique vous paraît bien, c’est qu’elle est bien. »
Il m’avait lancé un long regard extasié.
— Qu’est-ce que vous êtes intelligente, vous !
— Mais non.
— Vous êtes cultivée, en tout cas.
— Et vous, vous ne venez pas du Bronx, ce me semble. Vous avez fait Princeton, tout de même…
— Ça ne garantit en rien de pouvoir se dire cultivé ! avait-il remarqué, ce qui avait provoqué notre commune hilarité.
J’appréciais la lucidité ironique avec laquelle il se considérait. Et j’aimais son empressement à me couvrir de livres, de disques, de soirées au théâtre ou aux concerts du Philharmonic quand bien même je savais qu’un programme Prokofiev était pour lui l’équivalent musical de deux heures sur le fauteuil d’un dentiste. Il n’aurait montré pour rien au monde qu’il s’ennuyait, d’ailleurs, tant il était désireux de plaire. Et d’apprendre.
Il lisait énormément, lui aussi, mais surtout de gros essais, des tomes et des tomes de témoignages ou de relations factuelles. Je pense que je n’ai connu personne d’autre qui soit vraiment allé jusqu’au bout de La Crise mondiale, la somme de Churchill. Les œuvres romanesques ne l’emballaient guère, ainsi qu’il me l’avait avoué en proposant aussitôt que je lui « apprenne » à en lire, et je lui avais donc offert L’Adieu aux armes. Dès le lendemain, il m’avait appelée au journal.
— Eh bien, quel livre !
— Quoi, tu l’as déjà terminé ?
— Un peu ! Ce type sait raconter une histoire, tu ne crois pas ?
— Oui. On peut dire que Mr Hemingway a cette capacité.
— Et tout ce qu’il raconte sur la guerre… Triste.
— Et la passion de Frederic et Catherine ? Tu n’as pas été bouleversé ?
— Ah ! Pendant la dernière scène, à l’hôpital, j’ai pleuré comme une fontaine.
— Très bien, mon amour.
— Mais quand je l’ai refermé, sais-tu ce que je me suis dit ?
— Non.
— Que si elle avait eu un bon médecin américain pour s’occuper d’elle, elle s’en serait sans doute sortie.
— Euh… Je n’y avais jamais pensé, mais oui, tu as certainement raison.
— Ce n’est pas pour débiner les toubibs suisses, attention !
— Je ne crois pas qu’Hemingway ait eu cette intention, lui non plus.
— Mais bon, maintenant que je l’ai lu, l’idée que tu accouches en Suisse ne me plairait pas du tout. Pas du tout.
— C’est trop gentil.
Voilà, il était assez « au pied de la lettre ». Mais j’avais décidé que son esprit prosaïque était positivement contrebalancé par sa correction intrinsèque et sa nature débonnaire, sans parler de la dévotion qu’il me manifestait au point de m’en donner le tournis. Et c’est ainsi qu’au cours des semaines précédant le mariage j’ai réduit au silence les doutes qui venaient parfois m’assaillir quant à mon avenir en me répétant que George était gentil, si gentil…
— Ouais, d’accord, j’admets qu’il est aimable, a reconnu Eric lorsqu’il a fini par faire sa connaissance. Trop aimable, si tu veux mon honnête opinion.
— Comment est-ce qu’on pourrait être « trop » aimable ?
— Ce besoin de plaire qu’il a, d’être apprécié, à n’importe quel prix.
— Il y a pire, non ? Et puis il était intimidé de te rencontrer, ce qui est compréhensible.
— Et pourquoi aurait-il été intimidé, grand Dieu ? a-t-il repris doucement.
— Parce que pour lui c’était comme d’être présenté à Père. Il avait l’impression que notre mariage aurait été compromis s’il ne t’avait pas plu.
— Je n’ai rien entendu d’aussi grotesque depuis des années !
— Il est un tantinet vieux jeu, je sais, mais…
— Vieux jeu ? Dis plutôt paléolithique ! Et, de toute façon, ce que je peux penser de lui n’a strictement aucune importance, puisque tu n’écouteras pas mon avis.
— C’est faux !
— Dans ce cas, réponds-moi franchement. Si je t’avais dit que ce type était une énorme erreur, une catastrophe ambulante, tu aurais été d’accord ?
— Bien sûr que non !
— Fin de la discussion, alors.
— Mais ce n’est pas ce que tu penses, si ?
— Je répète : il est très convenable, ce garçon. Parfaitement convenable.
— Et c’est tout ?
— On a passé un agréable moment, non ?
Il disait vrai. Nous nous étions retrouvés tous les trois après le travail au bar de l’hôtel Astor, sur Broadway, à deux pas des studios de la radio où Eric concoctait ses bons mots. George était affreusement nerveux, moi aussi. Mon frère, affreusement calme. J’avais prévenu mon fiancé qu’il pouvait se montrer parfois un peu excentrique et qu’il était politiquement assez à gauche.
— Donc je ferais mieux de ne pas mentionner que j’appartiens au comité de soutien au gouverneur Dewey ?
— Nous vivons dans un pays libre, George. Tu peux t’exprimer comme tu veux. Mais je te prie de ne pas oublier qu’Eric est un vrai démocrate, à la Henry Wallace, qu’il abomine le parti républicain et l’idée qu’un des leurs puisse arriver à la Maison-Blanche. Cela étant, tu es entièrement maître de tes paroles. Je ne te les dicterai ni maintenant ni jamais. À toi de décider.
Il avait réfléchi un moment.
— Bon. Je ferais peut-être mieux d’éviter la politique…
Et il y était en effet parvenu pendant cette heure passée avec Eric, tout comme il avait réussi à parler avec une étonnante pertinence de ce qui se donnait alors à Broadway et de l’expérience révolue du théâtre subventionné, amenant ainsi mon frère à évoquer quelques-uns de ses souvenirs avec Orson Welles. Il l’avait également questionné de manière très sensée sur cette grande nouveauté de l’époque, la télévision : pensait-il qu’elle finirait par éclipser les chaînes radiophoniques ? À quoi Eric avait répliqué, cinglant :
— Non seulement elle va tuer la radio telle que nous la connaissions jusqu’à présent mais aussi abaisser le niveau intellectuel de ce pays d’au moins vingt-cinq pour cent.
J’ai été impressionnée, et touchée, par le sérieux avec lequel George s’était documenté sur des sujets susceptibles d’intéresser mon frère, d’autant plus que je n’avais évoqué qu’une ou deux fois la carrière passée d’Eric. Il était ainsi : précis, méticuleux, toujours à la recherche de ce qui pouvait correspondre aux préoccupations des autres. En l’écoutant commenter la saison théâtrale à Broadway, moi qui savais que l’art dramatique l’ennuyait et qu’il avait dû potasser Variety et les autres publications spécialisées pendant une semaine avant de se présenter à cette rencontre, j’ai été emplie d’un amour véritable, sincère. Je comprenais qu’il l’avait fait pour moi.
Vers la fin, alors qu’il nous avait quittés un instant pour une communication téléphonique avec son bureau, Eric s’était empressé de se pencher vers moi :
— Eh bien, je vois que tu l’as bien préparé.
— Je ne lui ai pratiquement rien raconté sur toi, au contraire.
— Ah ? Intéressant, dans ce cas.
— Vraiment ?
— Il n’est pas totalement inculte, pour un républicain.
— Et d’où sors-tu qu’il l’est ?
— Allons donc ! Il en a tout l’air, en tout cas. Je suis persuadé qu’il soutient la nomination de Dewey, même.
— Je ne pourrais pas te dire…
— Mais si, tu pourrais. Et je parie mon salaire que Papa Grey est un gros bonnet au comité républicain de Westchester ou d’un coin huppé de ce genre.
Rien ne lui échappait, décidément ! Il n’avait tort que sur un point : « Papa Grey », ou plutôt Mr Edwin Grey, n’était rien moins que le président du parti pour tout l’État de New York, qui considérait Thomas Dewey comme son meilleur ami et qui avait rang de conseiller officieux auprès d’un jeune politicien plein d’ambition, un certain Nelson Rockefeller…
Mon futur beau-père avait de l’entregent, certes, en plus d’être un avocat d’affaires très lancé et un puritain aussi compassé que mon propre père l’avait été. Quant à son épouse, Julia, une dame de grande prestance et de maintien très aristocratique, elle nourrissait la conviction, informulée mais immédiatement discernable, que l’univers était partagé en deux sphères inconciliables, la plèbe repoussante et une poignée d’élus qu’elle daignait trouver à peu près fréquentables.
C’étaient des presbytériens, par conviction et par tempérament. Ils vivaient comme des nobles ennemis de l’ostentation dans une partie du Connecticut qui était encore la pleine campagne, en ce temps-là. Un faux manoir Tudor de quinze pièces au milieu de quatre hectares de bois traversés par une rivière. Très bucolique. Peu avant de faire sa déclaration, George m’y avait invitée un week-end.
— Je suis sûr qu’ils vont t’apprécier, m’avait-il dit dans le train pour Greenwich. J’espère seulement que tu ne les trouveras pas trop… à cheval sur l’étiquette. Ils sont assez réservés, disons.
— Ah ! Comme mes parents, alors.
En réalité, mes défunts parents auraient fait figure de viveurs effrénés devant ceux de George. Malgré leur courtoisie et le relatif intérêt qu’ils m’ont porté, ils étaient enfermés dans le protocole domestique qui régissait leur existence. La tenue de soirée était exigée au dîner, les apéritifs servis au salon par un majordome en livrée. C’était le père qui décidait des sujets de conversation et qui exprimait des opinions, Mrs Grey se bornant à des remarques anodines. Elle m’a posé des questions, aussi, beaucoup de questions. Un interrogatoire des plus polis mais habilement mené pendant lequel elle m’a fait parler de mon passé familial, de mes études, de mon expérience professionnelle, de mes idées en général. Comprenant que son but était de vérifier si je méritais ou non son fils, je m’y suis pliée de bonne grâce et j’ai veillé à ce que mes réponses ne paraissent ni trop défensives ni trop complaisantes, m’attirant chaque fois un sourire pincé derrière lequel il était impossible de discerner ses réactions. Pendant ces séances, George baissait les yeux sur son assiette et Papa Grey gardait un silence détaché, même s’il écoutait attentivement, ainsi que j’ai pu m’en rendre compte une fois, quand mes yeux se sont détournés une seconde de sa femme et que je l’ai vu m’observer avec attention, le menton posé sur ses doigts croisés tel un juge en train de suivre la déposition d’un prévenu.
Il n’a interrompu son épouse qu’à une seule reprise, pour me demander si mon père avait appartenu au Hartford Club, ce point de ralliement très sélect de l’élite financière locale.
— Il en a été le président pendant deux ans, ai-je répondu tranquillement en jetant un coup d’œil à George, qui tentait de réprimer un sourire.
Lorsque mon regard est revenu sur Papa Grey, il m’a gratifiée d’un brévissime hochement de tête qui semblait dire : « Si votre père a présidé le Hartford Club, il doit bien y avoir quelque chose de positif en vous. » Encouragée par son mari, Mrs Grey m’a souri à peine plus chaleureusement qu’à son habitude, et je lui ai répondu, non sans me dire que la componction est d’abord le signe d’un esprit étroit, occupé à classer les êtres selon l’université qu’ils ont fréquentée, le club auquel leurs parents ont appartenu… Les miens avaient obéi à ces rigides principes, eux aussi, et d’un coup j’ai été envahie d’une vague de sympathie pour George. Je comprenais qu’il avait grandi dans le même contexte d’aridité sentimentale que moi.
Mais lui n’avait pas eu un Eric pour compenser l’influence parentale. Son frère aîné, Edwin, était la légende de la famille. Premier de sa classe à Exeter, capitaine de l’équipe de cricket, diplômé de Harvard avec mention en 1940, il avait préféré s’engager en tant qu’aspirant, renonçant ainsi à de brillantes études de droit pour partir à la guerre… Et il avait été tué au cours du débarquement en Normandie.
— Je ne crois pas que mes parents se soient vraiment remis de sa mort, m’avait confié George au cours de notre deuxième tête-à-tête. Ils avaient placé sur lui tous leurs espoirs, toutes leurs ambitions. C’était de l’adoration.
— Mais ils vous aiment tout autant, j’en suis sûre.
Il avait eu un haussement d’épaules résigné, triste.
— Oh, moi, je n’ai jamais été un sportif émérite, ni un étudiant étincelant.
— Vous êtes allé à Princeton.
— Uniquement parce que mon père y avait été avant. Il ne manque pas de me le rappeler, d’ailleurs. Je n’avais pas de notes extraordinaires. B moins, en général. C’était honorable mais, pour mes parents, « honorable » signifie « honteux ». Ils attendaient de moi l’exceptionnel, et je les ai déçus.
— La vie ne se résume pas aux bons bulletins et aux sports collectifs, George. Mais enfin, je comprends. Mes parents étaient pareils. Perfection, probité et rectitude, quel que soit le prix à payer.
Par la suite, il m’a raconté qu’il était tombé amoureux de moi à cet instant précis, parce que ma propre expérience me permettait de discerner exactement le milieu qui avait formé sa personnalité. Et parce que j’employais des mots comme « probité » et « rectitude ».
— Vous n’êtes pas seulement belle, vous avez un de ces vocabulaires…, m’avait-il soufflé plus tard dans la soirée.
Et là, assise en face de ses parents boutonnés jusqu’au menton, je me suis sentie immensément proche de lui. Nous étions taillés dans une étoffe raide et compassée, lui et moi, mais nous cherchions tous deux à nous en dégager à notre manière, sans faire de scandale, discrètement. Et puis George avait eu un chagrin d’amour, lui aussi. Du peu qu’il m’avait raconté, je savais qu’il avait fréquenté pendant deux ans une Virginia, la fille d’un célèbre avocat de Wall Street, dont le statut social ne pouvait que complaire à ses parents mais qui avait rompu leurs fiançailles pour épouser finalement le fils d’un sénateur de Pennsylvanie. Les Grey avaient été profondément affectés par ce qu’ils considéraient être un nouvel échec de leur fils.
J’avais répondu encore plus laconiquement à ses questions à propos de Jack, réduisant l’aventure au rang de « tocade » sans lendemain puisqu’il avait disparu en Europe avant qu’elle puisse prendre quelque proportion.
— Il fallait qu’il soit fou, pour vous laisser.
— Et elle pour renoncer à vous.
— Oui ? Je ne pense pas qu’elle le voie de cette manière.
— Eh bien, moi si. Et c’est ce qui compte.
Il avait rougi légèrement, prenant ma main par-dessus la table.
— Mais cette fois au moins j’ai eu de la chance.
— Chaque chose arrive à son heure, sans doute.
C’était la nôtre, indubitablement. Nous avions nombre de points communs et surtout nous étions tous les deux prêts au mariage. Même moi, malgré toutes les objections que j’avais accumulées dans ma tête. Je n’étais pas follement amoureuse de cet homme équilibré, sensé, responsable et sincère, mais était-ce vital, la passion ? J’avais donné mon cœur à Jack et le seul résultat avait été de me sentir ridicule. La passion embrumait le cerveau, induisait en erreur, conduisait dans l’impasse. Pour moi, c’était une erreur que je ne reproduirais jamais.
En croisant son regard dans cette austère salle à manger, j’ai vu cette tendresse sans condition, cette confiance, et j’ai pris ma décision : s’il me demandait en mariage, j’accepterais.
Le reste du dîner s’est passé raisonnablement bien, en un bavardage urbain qui m’a permis de rapporter quelques bénignes anecdotes sur mon travail au journal. Je n’ai pas bronché quand Papa Grey a traité Harry Truman de « laquais des communistes », songeant seulement que mon père l’aurait serré mentalement dans ses bras s’il avait été encore en vie. J’ai même feint l’intérêt lorsqu’il s’est lancé avec George dans une conversation sur l’un des grands sujets du moment, la nouvelle réglementation qui obligeait les clubs de Princeton à ne plus sélectionner leurs membres en fonction de leurs convictions religieuses. « Encore un diktat du lobby juif », a-t-il édicté, amenant George à esquiver la polémique par un vague signe de tête. J’ai multiplié les sourires, veillé à ne prendre la parole qu’après y avoir été invitée.
Nous sommes passés à la bibliothèque. J’avais réellement besoin d’un cognac mais on ne m’en a pas proposé, Papa Grey se contentant de servir deux verres, l’un pour son fils, l’autre pour lui. Devant le feu de cheminée, j’ai siroté une demi-tasse de café. Un mur entier de la pièce était consacré à des photographies d’Edwin à divers stades de sa courte existence. D’autres portraits de lui étaient regroupés sur une table près du canapé, ceux-là réservés à sa période militaire. Il était en effet très impressionnant, en uniforme. Un culte était célébré ici, le culte rendu au fils disparu. J’ai cherché des yeux une photo de George, au moins une. Il n’y en avait pas. Comme si elle avait lu dans mes pensées, Mrs Grey m’a glissé :
— George, nous l’avons un peu partout dans la maison. Mais la bibliothèque est pour Edwin.
— Bien sûr, me suis-je empressée d’approuver puis, après une pause : Je ne sais pas comment on peut surmonter une perte aussi cruelle.
— Nous ne sommes pas la seule famille à avoir perdu un fils, a répliqué Papa Grey en maîtrisant sa voix.
— Je ne voulais pas dire que…
— Le chagrin doit rester une affaire d’ordre privé, ne pensez-vous pas ? m’a-t-il coupée en me tournant le dos pour se servir un autre cognac.
— Si j’ai dit quoi que ce soit d’inconvenant, je vous prie de m’excuser.
Un silence pénible s’est installé, que Mrs Grey a finalement rompu d’une voix éteinte, un murmure presque.
— Vous avez raison. C’est un deuil qui ne peut être surmonté. Parce que Edwin était un être d’exception. Prodigieusement doué…
Elle a jeté un bref regard sur George avant de baisser les yeux sur ses mains sévèrement croisées sur ses genoux.
— Absolument irremplaçable.
Personne n’a soufflé mot. George contemplait le feu dans l’âtre, les yeux brouillés. J’ai pris congé peu après. Je suis montée à la chambre d’amis qui m’avait été assignée, j’ai enfilé ma chemise de nuit et je me suis mise au lit en tirant les couvertures au-dessus de ma tête. Le sommeil ne venait pas. J’étais trop occupée à décrypter ce dîner, l’étrange scène de la bibliothèque, la manière dont ses parents faisaient subrepticement payer à George la mort de son frère aîné.
« Un être d’exception, prodigieusement doué… » Si elle n’avait pas lancé ce regard à George, j’aurais cru qu’elle tentait simplement d’exprimer l’inexprimable, l’infinie douleur d’une mère. Mais en ajoutant qu’Edwin était « irremplaçable », elle avait adressé un terrible message au fils qui lui restait, et à moi-même : « L’enfant que j’aurais dû perdre, c’était toi. »
Je n’arrivais pas à croire à un tel degré de cruauté. Le constat m’emplissait d’un intense désir de protéger George et me désignait une nouvelle ambition dans ma vie : par mon amour je pouvais le libérer de sa famille, et j’étais certaine qu’avec le temps je finirais par l’aimer.
Je suis restée ainsi près d’une heure. Soudain, j’ai entendu des pas dans le couloir, la porte de la chambre de George s’ouvrir et se refermer juste en face de la mienne. J’ai attendu cinq minutes, je me suis levée, j’ai traversé le corridor sur la pointe des pieds et je suis entrée chez lui sans frapper. Il était déjà au lit, avec un livre. Il m’a regardée, ébahi. Posant un doigt sur mes lèvres, je suis venue m’asseoir à son chevet. Il avait un pyjama rayé. J’ai passé ma main dans ses cheveux, et ses yeux se sont encore élargis de stupéfaction. Je me suis penchée sur lui et je l’ai embrassé sur la bouche. Il a répondu avec une certaine maladresse d’abord, puis avec fougue. Au bout d’un moment, je me suis dégagée. Debout, j’ai retiré ma chemise de nuit. La pièce était si froide que j’ai frissonné. Je me suis glissée sous l’édredon à côté de lui, j’ai pris sa tête entre mes mains et j’ai commencé à couvrir son visage de baisers. Je le sentais nerveux.
— C’est… de la folie, a-t-il bégayé. Mes parents…
— Chuut !
Je me suis mise sur lui.
C’était notre première fois. Au contraire de Jack, George acceptait entièrement les conventions de l’époque : faire l’amour avant d’être mariés constituait une audace pleine de dangers et d’interdits, dans laquelle on ne pouvait se risquer qu’après avoir longtemps fréquenté sa partenaire. Nous avions déjà échangé des baisers, auparavant, mais sa circonspection naturelle l’avait empêché d’aller plus avant. Aux questions qu’il m’avait posées sur le compte de Jack et sur ce qu’il y avait d’autobiographique dans ma nouvelle j’avais compris qu’il se doutait que je n’étais plus vierge. Mais là, alors que nous sautions le pas, j’ai constaté que ce n’était pas son cas.
Il s’est montré anxieux, maladroit et expéditif. Si rapide, en fait, qu’il a bientôt chuchoté, hors d’haleine sous moi :
— Je suis désolé.
— Mais non, l’ai-je corrigé, à voix basse moi aussi. Il y aura bien d’autres occasions.
— Vraiment ?
— Oui. Vraiment. Si tu le veux.
— Je le veux !
— Parfait. Parce que je commençais à me demander…
— Demander quoi ?
— Si cela allait finir par arriver.
— Je n’ai jamais été un grand séducteur, c’est vrai.
— Jamais ?
Il a détourné la tête.
— Non, jamais.
— Même avec Virginia ?
— Ça ne l’intéressait pas.
— C’est assez courant, il paraît.
— Oui. Mais moins quand on est déjà fiancés.
— Dans ce cas, tu as eu de la chance. Imagine le triste mariage dans lequel tu te serais retrouvé.
— Ma vraie chance, c’est de t’avoir connue.
— Tu me flattes.
— Non. Tu es merveilleuse. Et mes parents l’ont trouvé aussi.
— Ah oui ?
— Tu les as impressionnés. Je le sais.
— Eh bien, pour ma part, j’ai eu beaucoup de mal à deviner ce qu’ils pouvaient penser. Je n’y suis pas arrivée, d’ailleurs.
— Ils sont comme ça, oui. En surface. Leurs deux religions, c’est le presbytérianisme et la méfiance.
— Cela ne leur donne pas le droit d’être aussi distants avec toi.
— Tout vient de la mort d’Edwin.
— Au contraire, ils ne devraient que plus te chérir.
— C’est ce qu’ils font. Mais ils n’arrivent pas à exprimer ce genre de sentiments.
— Ils te déprécient. C’est mal.
Il m’a dévisagée, très étonné.
— Vous… Tu penses vraiment ça, Sara ?
J’ai parcouru sa joue d’un doigt.
— Oui. Vraiment.
J’ai rejoint ma chambre juste avant l’aube. Comme je ne trouvais toujours pas le sommeil au bout d’une heure, j’ai pris un bain, je me suis habillée et je suis descendue avec le projet d’aller faire un tour dehors. Alors que je passais devant la salle à manger, une voix féminine m’a arrêtée :
— Vous avez dû mal dormir, miss Smythe.
Par la porte ouverte, j’ai vu Mrs Grey assise au bout de la table, déjà impeccablement vêtue et coiffée, une tasse de café devant elle.
— Pas si mal, non.
Elle m’a jaugée d’un regard ironique, dédaigneux presque.
— Si vous le dites… George dort-il encore ?
J’ai essayé de ne pas rougir, sans succès visiblement car elle a levé des sourcils interrogateurs.
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Bien sûr que non. Café ?
— Je ne veux pas vous déranger.
— Si vous me dérangiez, je ne vous proposerais pas de vous joindre à moi.
— Avec plaisir, alors.
J’ai pris place à la table. Elle s’est levée pour aller jusqu’à la desserte où une cafetière en argent et des tasses en porcelaine attendaient. Après m’en avoir servi une, elle est venue la poser devant moi.
— Je suis sûre que cela ne peut que faire le plus grand bien, après une nuit si agitée.
Seigneur ! Le temps d’avaler une rapide gorgée, j’avais pris la décision d’ignorer sa pique et trouvé une vague parade :
— Vous avez mal dormi, vous-même ?
— C’est habituel, chez moi. Mais vous esquivez ma question.
J’ai soutenu son regard.
— Si vous m’aviez posé une question, Mrs Grey, j’y aurais répondu sans tarder. Le contraire serait une preuve d’impolitesse. Mais ce n’était pas une question, que je sache. Une simple observation.
À nouveau son sourire pincé.
— Je comprends que vous ayez décidé d’être écrivain, maintenant. Vous avez l’œil et l’oreille pour tout.
— Je ne suis pas écrivain.
— Plaît-il ? Et cette nouvelle que vous avez publiée, alors ?
— Un texte publié dans une revue ne suffit pas à faire un écrivain.
— Quelle modestie ! Surtout vu l’immodestie de l’histoire. L’avez-vous réellement aimé, ce marin ?
— Il s’agit d’une fiction, Mrs Grey, non de souvenirs personnels.
— Mais oui, ma chère. Les jeunes femmes qui écrivent à vingt-quatre ans s’inventent toujours des contes sur le grand amour de leur vie.
— Il y a ce que l’on appelle l’imagination, voyez-vous, et dans mon…
— Pas avec ce genre d’historiette, non. Tout le monde connaît ce type de « confessions sentimentales ». Les journaux féminins en regorgent.
— Si vous cherchez à m’insulter, Mrs Grey…
— En aucun cas, très chère. Mais je vous demande de me répondre… Et notez que je formule ceci comme une question : avez-vous réellement passé une nuit dans un hôtel louche avec votre marin ?
J’ai plissé les yeux.
— Non. En réalité, il est venu chez moi. Et ce n’était pas un marin. Il était dans l’armée de terre.
Elle a bu posément son café.
— Je vous remercie de cette clarification.
— À votre service.
— Et si vous pensez que je vais rapporter à George ce petit échange, vous vous méprenez.
— J’ai le sentiment qu’il s’en doute déjà.
— N’en soyez pas si certaine. Quand il s’agit de femmes, les hommes n’entendent que ce qu’ils ont envie de savoir. C’est là l’une des multiples imperfections du sexe masculin.
— C’est ainsi que vous voyez votre fils, n’est-ce pas ? « Imparfait » ?
— George est un garçon plein de bonne volonté. Il n’a pas l’autorité naturelle de certains mais il est modeste et ne demande qu’à apprendre. Sur ma vie, je ne discerne pas ce qu’une fille aussi fine que vous peut lui trouver. Votre mariage sera un échec. Parce que vous finirez par vous ennuyer avec lui, je le sais.
— Qui a dit que nous allions nous marier ?
— Croyez-moi : le moment est là. C’est ainsi que cela se passe, toujours. Mais ce sera une affreuse erreur.
— Puis-je vous poser une question à mon tour, Mrs Grey ?
— Comment donc, ma chère.
— Est-ce la mort de votre fils qui vous a transformée en misanthrope, ou bien avez-vous toujours été aussi amère et désenchantée ?
Les lèvres serrées, elle s’est regardée un moment dans les reflets sombres de son café. Enfin, elle a relevé les yeux.
— J’ai grandement apprécié cette conversation, très chère. Elle a été des plus instructives.
— Pour moi également.
— Vous m’en voyez ravie. Et je dois dire que je sors de notre petit échange avec une aveuglante conclusion. Ce que vous autres écrivains appelleriez une « illumination », je crois.
— Laquelle, Mrs Grey ?
— Nous n’allons pas nous aimer, vous et moi.
En fin de matinée, nous sommes repartis pour New York, George et moi. Au wagon-bar, il a tenu à commander une bouteille de champagne, qui s’est avéré n’être qu’un simple mousseux américain. Il n’a pas lâché ma main jusqu’à notre arrivée à Grand Central, pas détourné un seul instant de moi ses yeux pleins d’adoration. Il paraissait ivre d’amour, de cette même ivresse que je devais trahir au matin de Thanksgiving, dix-huit mois plus tôt.
Nous avions dépassé Port Chester quand il s’est penché vers moi :
— Marions-nous.
J’ai entendu ma voix dans un brouillard :
— D’accord.
— Comment ?
— J’ai dit d’accord. Je suis d’accord.
— Tu es sérieuse ?
— Oui. Très sérieuse.
La stupéfaction a fait place à la joie sur ses traits.
— Je n’arrive pas à y croire.
— Tu ferais mieux.
— Il faut que j’appelle mes parents dès qu’on sera à la gare. Ils vont être dans tous leurs états ! Ma mère, surtout.
— Certainement.
Je ne lui ai pas rapporté le curieux petit déjeuner que j’avais partagé avec elle, pas plus qu’à Eric d’ailleurs : je savais que, si je lui décrivais l’ambiance qui régnait dans la famille à laquelle j’étais sur le point de m’allier, mon frère aurait déployé toute son éloquence pour m’en dissuader. Et donc je n’ai rien dit, sinon que j’étais au septième ciel, et persuadée d’avoir fait le bon choix. Il y a eu la rencontre au bar de l’Astor, et quand George m’a demandé comment Eric l’avait trouvé je lui ai répondu « Formidable ». Aussi formidable que je le suis aux yeux de ta mère, ai-je continué par-devers moi. Ah, les mensonges auxquels il faut consentir quand on veut se dissimuler une évidence !
La petite voix dubitative qui avait commencé à s’élever en moi dès que j’avais accepté sa demande ne s’est pas tue. Plus troublant encore, elle semblait s’affermir au fur et à mesure que je découvrais mieux George. Et après quelques semaines elle était devenue si forte qu’une idée s’est imposée avec toujours plus d’insistance : faire machine arrière, au plus vite.
Et puis je me suis réveillée un matin dans un état épouvantable. Pendant toute la semaine, chacune de mes journées a débuté par une course éperdue au lavabo. Persuadée d’être victime d’amibes, j’ai pris rendez-vous avec le docteur Ballensweig. Quand il m’a communiqué le résultat des analyses, j’ai cru que l’immeuble s’écroulait sur moi. Sitôt rentrée chez moi, j’ai appelé George à la banque.
— Bonjour, ma chérie ! Que me vaut le plaisir ?
— Il faut que nous parlions, George.
— Que se passe-t-il ?
J’avais la gorge trop serrée pour répondre.
— Sara ? C’est grave ?
— Tout dépend de la manière dont on le voit.
— Dis-moi, chérie. Je t’en prie !
— Voilà… Je suis enceinte.