L’histoire était dans les journaux dès le
lendemain. Comme il fallait s’y attendre, c’est ce grand patriote
de Walter Winchell qui a servi le premier ce plat peu ragoûtant. Un
passage de cinq lignes dans sa chronique du Daily Mirror, mais qui a suffi à provoquer des
ravages :
« Il est peut-être le meilleur nègre de Marty
Manning mais il se trouve qu’il était aussi… un Rouge ! Et
maintenant Eric Smythe est à la rue après avoir rué dans les
brancards avec les petits gars du FBI. S’il sait aligner les bons
mots, il a oublié les paroles de God Bless
America. Et que dire de la compagnie qu’il accueille dans
son nid d’amour de Central Park, lui qui n’a jamais été
marié ? Pas étonnant que la NBC lui ait montré la porte
marquée “Du balai” ! »
Cette infamie était dans tous les kiosques à midi.
Une heure plus tard, Eric m’a téléphoné. Il m’a suffi d’entendre sa
voix pour comprendre qu’il l’avait déjà lue, lui aussi.
— Oui. Et je suis sûre que tu peux attaquer cette
ordure en diffamation.
— On vient de m’adresser un avis d’expulsion,
S.
— Un quoi ?
— Une lettre glissée sous ma porte à l’instant. La
gérance de Hampshire House. Ils m’informent que je dois avoir
quitté les lieux sous quarante-huit heures.
— Comment ? Et pourquoi donc ?
— Mais voyons, tu sais bien ! La fine
allusion de Winchell à mon « nid d’amour ».
— Ils savaient déjà pertinemment que Ronnie vivait
avec toi, enfin !
— Bien sûr. Sauf que nous avions un accord
tacite : pas de vagues, pas de questions. Et maintenant que
cette merde ambulante a fait éclater l’affaire, ils sont obligés de
réagir publiquement, et lourdement. En expulsant le pervers.
— N’emploie pas ce terme, Eric.
— Pourquoi pas ? C’est comme ça que tout le
monde va me considérer, maintenant. « Lui qui n’a jamais été
marié »… Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre le
sous-entendu.
— Appelle Joel Eberts ! Demande-lui de
déposer un recours contre eux et d’aller en justice.
— Pour quoi faire ? Ils gagneront, au final,
et je n’aurai fait que m’endetter encore plus.
— Je paierai les frais. De toute façon, les
honoraires de Mr Eberts sont plus que raisonnables.
— Mais c’est une histoire d’au moins six mois et
qui se terminera en leur faveur ! Non, je ne veux pas que tu
te ruines pour moi. Parce que tu vas en avoir besoin, de cet
argent, S. Ta position à Saturday/Sunday est probablement compromise, maintenant. Grâce à
ton imbécile de frère.
— Ne dis pas de bêtises ! Ils ne feraient
jamais une chose pareille.
J’avais tort. Le lendemain de cette conversation
avec Eric, j’ai reçu un appel d’Imogen Woods, ma rédactrice en
chef. Malgré son ton posé et amical, j’ai immédiatement décelé
qu’elle était mal à l’aise en me proposant de prendre un café avec
elle. Et quand je lui ai répondu que j’étais assez en retard dans
mon travail, qu’il serait préférable pour moi d’attendre la semaine
suivante, elle n’a plus masqué sa nervosité :
— Euh, Sara ? C’est plutôt urgent, en
fait.
— Ah… Eh bien, pouvons-nous en parler tout de
suite ?
— Non, je ne pense pas que ce soit bien par
téléphone… si vous me suivez.
Oui, hélas. Et mon inquiétude est montée d’un
cran.
— D’accord. Où voulez-vous ?
Elle a suggéré le Roosevelt Hotel, près de la gare
de Grand Central. Dans une heure.
— Mais je devais terminer un papier pour vous cet
après-midi…
— Ça pourra attendre.
À onze heures, je l’ai trouvée à une table du
bar, un manhattan devant elle. Avec un sourire préoccupé, elle
s’est levée et m’a embrassée sur la joue avant de me demander ce
que je prendrais. Un café, lui ai-je répondu.
— Quelque chose de fort, plutôt, ma belle…
— D’accord, ai-je accepté, convaincue désormais
que j’allais avoir besoin d’un peu d’alcool. Un whisky-soda, dans
ce cas.
En
attendant, elle a engagé la conversation sur des mondanités,
notamment la première de la nouvelle pièce de Garson Kanin à
Broadway la veille, à laquelle elle avait assisté.
— Winchell y était aussi, a-t-elle remarqué en
surveillant ma réaction.
Je n’en ai eu aucune.
— C’est un monstre, ce type.
— Je le pense également.
— Et je tiens à vous dire que j’ai eu une peine
terrible pour vous quand j’ai vu son article, hier.
— Merci. Mais c’est mon frère qui a été
sali.
— Écoutez ! Que ce soit très clair :
personnellement, je suis sans réserve avec vous deux.
Cette déclaration m’a encore plus alarmée.
— Je suis contente de l’entendre, mais je le
répète, pour l’instant c’est Eric qui a été attaqué, pas moi.
— Sara, je…
— Qu’est-ce qui ne va pas, Imogen ?
— Le grand chef m’a appelée ce matin. Il se trouve
que le conseil d’administration du journal avait sa réunion
mensuelle hier soir et qu’ils ont passé un bon moment à évoquer la
controverse autour de votre frère. Et bon, le fait est que ce n’est
pas seulement son engagement politique passé qui les a heurtés mais
aussi son… sa vie privée actuelle.
— Comme vous dites, Imogen. « Son »
engagement, « sa » vie privée. Cela ne regarde que lui,
pas moi.
— Oh, nous savons bien que vous n’avez jamais
milité, vous, et que…
— « Nous » ? De qui
parlez-vous ?
— Le patron a eu la visite d’un représentant du
FBI hier matin. Un certain Sweet. Il lui a expliqué qu’ils enquêtaient sur le passé politique
de votre frère depuis plusieurs mois déjà. Et que naturellement ils
avaient été amenés à s’intéresser à vos antécédents, aussi.
— C’est incroyable ! En quoi serais-je
« intéressante » pour eux ?
— En ce que, comme votre frère, vous disposez
d’une tribune, vous exercez une influence publique.
— Moi ? J’écris des critiques de cinéma et
des chroniques sans conséquence sur les sujets les plus frivoles
qui soient !
— Je vous en prie, Sara ! Je ne suis qu’une
intermédiaire !
Après avoir jeté un regard circulaire autour de
nous, elle s’est penchée vers moi en chuchotant :
— Pour moi, toutes ces enquêtes sont de la démence
pure. Et encore plus « antiaméricaines » que les
activités qu’ils prétendent pourchasser. Mais voilà, je suis
obligée de jouer le jeu, comme tout le monde.
— Je n’ai jamais, absolument jamais été
communiste ! ai-je sifflé entre mes dents. Grand Dieu, en 48
j’ai voté Truman, pas Wallace ! Plus apolitique que moi, dans
ce pays, on peut difficilement trouver !
— C’est ce que ce type du Bureau a dit à
Linklater, oui.
— Alors quel est le problème ?
— Il y en a deux, en fait. Le premier, c’est votre
frère. S’il avait répondu aux demandes de la NBC, tout aurait été
oublié. Mais il ne l’a pas fait et du coup il a créé une…
difficulté entre vous et la direction de Saturday/Sunday.
— Mais pourquoi, enfin ? Je ne suis pas sa
tutrice, il me semble !
— Attendez ! Si Eric avait parlé, Winchell
n’aurait jamais écrit ces lignes et l’affaire aurait été enterrée.
Mais maintenant il est sous
les projecteurs en tant qu’ancien communiste et en tant qu’homme
menant une vie sentimentale… particulière. Ce que Linklater m’a
laissé entendre ce matin, c’est que le conseil d’administration
craint que tout cela ne nuise à votre image et…
— Assez tourné autour du pot, Imogen ! Pour
parler clair, la revue est gênée d’avoir une collaboratrice dont le
frère est non seulement un ancien communiste mais aussi un
homosexuel actif !
J’avais élevé à nouveau la voix et du coup toutes
les conversations se sont arrêtées autour de nous. Imogen ne savait
plus où se mettre. Elle a tout de même repris,
doucement :
— Oui. C’est essentiellement ça. Mais il y a un
second problème…
Elle m’a fait signe de me rapprocher d’elle.
— Linklater est au courant, au sujet de votre
liaison avec un homme marié.
Je me suis radossée à mon siège, stupéfaite.
— Comment… Qui lui a dit ?
— L’agent du FBI.
— Mais comment ?
— Il faut croire que c’est au moment où ils ont
décidé d’enquêter sur vous à cause de votre frère. Ils n’ont rien
trouvé de politique mais ils sont tombés sur cette… histoire.
— Pour cela, ils ont dû m’espionner ! Mettre
mon téléphone sur écoute, ou…
— Je n’en sais rien, Sara. Tout ce que je sais,
c’est qu’ils sont au courant ! Et qu’ils l’ont dit à
Linklater, lequel l’a répété au conseil.
— Mais c’est ma vie privée, enfin ! Cela n’a
aucune influence sur ma collaboration à la revue ! Voyons, vous savez bien que je ne
suis pas du genre à rechercher la publicité ! Quand vous avez
voulu mettre ma photo dans la rubrique, j’ai refusé ! Personne
ne sait qui je suis et j’en suis très heureuse. Alors
pourquoi ? Pourquoi me chercher noise à propos de ce qui ne
regarde que moi ?
— Je crois que le patron a peur que l’attention ne
se porte sur votre vie sentimentale, maintenant que celle de votre
frère alimente les commérages. Eric est sur le point d’être
convoqué devant la Commission d’enquête ! Ce sera dans tous
les journaux. Et s’il refuse de coopérer il risque de faire de la
prison, et il y aura encore plus d’agitation… Qu’est-ce qui
empêcherait le FBI de refiler à Winchell ou à une commère dans son
style quelques tuyaux sur votre aventure avec un homme marié ?
Je vois déjà les perfidies qu’il serait capable de publier :
« Non seulement Eric Smythe prône l’abolition de la propriété
privée mais sa petite sœur, la vedette de Saturday/Sunday, fréquente assidûment un monsieur
qui porte une alliance à la main gauche ! Et dire que ce
canard se prétend l’hebdomadaire des familles ! »
— C’est de l’insanité !
— Je le sais, oui, mais c’est ainsi que les gens
raisonnent, pour l’instant. Tenez, j’ai un frère professeur de
chimie à Berkeley. Eh bien, son université vient de l’obliger à
signer une déclaration sur l’honneur, oui, un bout de papier dans
lequel il jure ses grands dieux qu’il n’appartient à aucune
organisation menaçant la stabilité des États-Unis ! Et tous
ses collègues ont dû en passer par là aussi. Je trouve ça
répugnant, tout comme ce qui arrive à votre frère. Et à vous.
— À moi ? Que m’arrive-t-il exactement,
Imogen ?
— Ils veulent suspendre votre rubrique pendant un
moment.
— Je suis licenciée, en d’autres
termes ?
— Non, pas du tout.
— Ah oui ? Comment appelez-vous cette
« suspension », alors ?
— Écoutez-moi bien, Sara. Linklater a beaucoup
d’estime pour vous, comme nous tous, au journal. Nous ne voulons
pas vous perdre. Simplement, nous pensons que tant que le cas de
votre frère n’est pas résolu il serait préférable pour vous de
moins occuper le devant de la scène.
— De débarrasser le plancher, pour parler sans
détour.
— Voici ce qu’on vous propose. Et dans le contexte
aberrant où nous sommes, je crois que c’est loin d’être mauvais
pour vous. Dans le prochain numéro, nous annoncerons que vous
prenez un congé de six mois afin de vous consacrer à d’autres
projets littéraires. Pendant ce temps, nous vous versons un forfait
de deux cents dollars par semaine et au bout de ces six mois nous
refaisons le point avec vous.
— Et si les ennuis de mon frère ne sont pas
terminés ?
— On verra quand on y sera.
— Et si je décide de me battre ? Si je
dénonce publiquement la façon dont vous cédez aux pressions,
dont…
— Je n’y penserais même pas, à votre place. Vous
avez affaire à plus fort que vous, Sara. Si vous choisissez la
confrontation, ils vous mettront à la porte et vous aurez tout
perdu. Tandis que là vous gardez la face, et des revenus corrects.
Tenez, dites-vous que c’est
un congé sabbatique offert par la revue. Partez en Europe. Écrivez
un roman. Tout ce que le patron vous demande, c’est…
— Je sais ! De rester muette comme une
tombe.
Je me suis levée.
— Bien, je m’en vais.
— S’il vous plaît, Sara, conservez votre
sang-froid. Ne faites rien avant d’avoir mûrement réfléchi.
Elle s’est levée, m’a prise par la main.
— Je suis désolée.
Je me suis dégagée brusquement.
— Honte à vous !
Je suis partie en trombe et j’ai remonté Madison
Avenue, égarée par la rage, capable d’arracher les yeux au passant
qui aurait osé ne pas s’écarter sur mon passage. À cet
instant, je vomissais le monde entier, sa petitesse, sa méchanceté,
et plus encore la façon dont les êtres humains se servent de la
peur pour imposer leur emprise sur les autres. J’aurais été capable
de sauter dans le premier train pour Washington, de forcer l’entrée
du bureau personnel de J. Edgar Hoover et de lui demander le
but qu’il recherchait exactement en persécutant ainsi mon frère.
« Vous prétendez défendre la démocratie américaine, lui
aurais-je déclaré, mais vous ne faites que consolider votre
pouvoir. Savoir, c’est contrôler. Contrôler, c’est intimider. Vous
nous tenez par la crainte et donc vous avez gagné. Et nous ne
pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes, moutons stupides que nous
sommes, de vous avoir donné un tel pouvoir. Parce que c’est grâce à
nous que vous l’avez. »
J’étais dans un tel état que j’ai marché des
kilomètres avant que mes yeux ne tombent sur le panneau de la
59e Rue Est. J’étais seulement à
cinq minutes de chez Eric
mais je me suis dit qu’il valait mieux ne pas lui rendre visite
tant que je n’aurais pas recouvré mon calme. Et puis je ne me
sentais pas capable de lui rapporter la conversation que je venais
d’avoir avec Imogen Woods, même si je me doutais qu’il se
chargerait de toute la responsabilité de mon « congé
sabbatique » dès qu’il verrait l’encadré dans le numéro
suivant de Saturday/Sunday.
J’ai repris mon souffle en m’adossant à une cabine
téléphonique. Que faire, maintenant ? La réponse est venue
immédiatement. Je suis entrée à l’intérieur, j’ai glissé un nickel
dans l’appareil et j’ai enfreint la règle que je m’étais fixée
depuis le début : j’ai appelé Jack à son bureau.
Rentré de Pittsburgh le matin, il se disposait à
passer me voir le soir avant de rentrer chez lui. Mais je ne
pouvais pas attendre. Il fallait que je le voie sur-le-champ. Sa
secrétaire m’a répondu qu’il était en réunion.
— Dites-lui que Sara Smythe lui a téléphoné, s’il
vous plaît.
— Il saura de quoi il s’agit ?
— Oui. Je suis une amie d’enfance, de son
quartier. Comme je suis de passage à Manhattan, je comptais le
retrouver à déjeuner chez Lindy. J’y serai à une heure, s’il
peut se libérer. Sinon, qu’il m’appelle là-bas.
Il est arrivé au restaurant à une heure tapante,
visiblement très nerveux. Il ne m’a pas embrassée, puisque nous
n’avions pas l’habitude de nous retrouver pendant la journée, et
encore moins dans un endroit public. Mais il m’a pris les mains
sous la table dès qu’il s’est assis.
— J’ai vu l’article de Winchell…
Je lui ai
tout raconté, depuis Eric refusant de jouer les délateurs jusqu’à
la révoltante proposition d’Imogen Woods. Lorsque j’ai mentionné
que le FBI avait mis au courant la rédaction de mon aventure avec
un homme marié, je l’ai senti se tendre davantage.
— Ne t’inquiète pas, Jack. Je ne pense pas que
cela se saura. J’y veillerai.
— Je n’arrive pas à y croire. C’est inconcevable,
c’est…
Ne trouvant plus ses mots, il a lâché mes mains
pour palper sa veste, à la recherche de ses cigarettes.
— Ça va, Jack ?
— Non, a-t-il répondu en sortant une Chesterfield
et son briquet.
— Je te le promets. Ton nom ne sera jamais associé
à…
— Je m’en fiche, de mon nom ! Vous avez été
salis, Eric et toi. Et c’est… les salauds ! Ils…
Son indignation me touchait au-delà des mots. Je
ne l’en ai aimé que plus fort, sans condition.
— Je suis navré. Quelle honte ! Comment Eric
encaisse-t-il ?
— Je pense qu’il cherche un nouveau toit, surtout.
Ils lui ont ordonné de vider les lieux avant six heures demain
soir.
— Dis-lui que si je puis être utile de quelque
façon… Tout ce que je pourrais…
Je n’ai pas pu m’empêcher de rapprocher ma tête de
la sienne et de l’embrasser.
— Tu es un homme de cœur, Jack.
Il devait retourner au plus vite à son bureau mais
il m’a annoncé qu’il me téléphonerait en fin d’après-midi, avant de
retourner chez lui. Il l’a fait, et plus encore : il a aussi
téléphoné à Eric en lui proposant son aide. Le lendemain, à cinq heures, il s’est présenté
chez mon frère pour transférer avec lui ses affaires à une
résidence-hôtel de Broadway, l’Ansonia, 74e Rue, habitée en majorité par des
professionnels du show-business aux revenus modestes. Eric a échoué
dans un studio donnant sur une arrière-cour, au sol couvert d’une
vieille moquette verte trouée de brûlures de cigarette, avec un
coin cuisine qui se résumait à une petite plaque chauffante et à
une glacière hors d’usage. Mais le loyer était plus que
raisonnable, à vingt-cinq dollars la semaine, et la direction ne
cherchait pas à fourrer son nez dans la vie des pensionnaires. Il
suffisait de payer sa note et de ne pas troubler la paix de ses
voisins.
Eric a tout de suite détesté son nouveau logement,
l’ambiance cabaret de la dernière chance dans laquelle baignait
l’Ansonia. Mais il n’avait guère le choix, vu le piètre état de ses
finances. Après son dernier accès de folie dépensière, il lui
restait moins de cent dollars en poche et la gérance de Hampshire
House lui en avait réclamé quatre fois autant pour diverses notes
en souffrance ! Comme ils le menaçaient de saisir ses biens
s’il ne payait pas avant son départ, je m’étais rendue en hâte chez
Tiffany, avec Ronnie, et nous avions pu récupérer sept cents
dollars et quelques en rendant moi mes boucles d’oreilles, lui son
porte-cigarettes. Le plus gros de cette somme avait servi à régler
ses dettes à Hampshire House, ainsi que la caution et deux mois
d’avance à l’Ansonia. Mais Jack avait tenu à prendre en charge la
location de la camionnette pour son déménagement. Il avait aussi
embauché deux peintres dont la mission était de dépouiller le
studio d’Eric de son horrible papier peint et de lui donner un coup
de fraîcheur.
— Tu n’étais pas forcé de faire tout cela pour
Eric, ai-je remarqué alors que je nous préparais un rapide dîner
chez moi, le lundi soir suivant l’expulsion. Ils ont commencé à
travailler ce matin, j’ai appris.
— Deux peintres pour quelques heures de travail,
ce n’est pas la ruine ! Et puis j’ai eu une prime qui tombait
à point : plus de huit cents dollars, comme ça ! Un petit
merci de mes employeurs pour leur avoir trouvé un nouveau client.
Quand on a de la veine, on peut bien aider les autres,
non ?
— Bien sûr. Mais je pensais que par rapport à Eric
tu avais…
— C’est du passé, Sara ! Moi, je le considère
comme ma famille. Et il traverse une mauvaise passe. Si on me
forçait à quitter Central Park pour l’Ansonia, je ne crois pas que
je serais très heureux. Alors, si un peu de peinture blanche peut
lui remonter le moral, c’est de l’argent bien dépensé. Et je suis
révolté par ce qui t’est arrivé, à toi aussi.
— Tout finira par s’arranger, ai-je assuré d’une
voix qui manquait de conviction.
— Tu as repris contact avec eux, depuis l’autre
jour ?
— Non.
— Il faut que tu acceptes leur proposition, Sara.
Cette femme a raison : si tu choisis la bagarre, tu perdras.
Prends ce qu’ils te donnent, chérie ! Profites-en pour
souffler, et dans un mois ou deux toutes ces histoires de délation
vont se dégonfler comme une baudruche. C’est allé trop loin dans la
folie.
Je ne
demandais qu’à partager son optimisme mais je n’étais pas pour
autant prête à me résigner à ce qui était à mes yeux un pacte de
Faust, un peu d’argent facile contre leur tranquillité d’esprit. Je
ne voulais pas être payée pour qu’ils se sentent moins coupables de
m’avoir mise en quarantaine, pour dissiper leur crainte ridicule de
perdre le label de « journal des familles » au cas où
l’on découvrirait que l’une de leurs collaboratrices couchait avec
un homme marié… et était affublée d’un frère ancien communiste et
adepte de « l’amour qui n’ose pas dire son nom ».
« Nous ne voulons pas vous perdre.
Simplement, nous pensons que tant que le cas de votre frère n’est
pas résolu il serait préférable pour vous de moins occuper le
devant de la scène. » Imogen Woods avait paru se débattre dans
un tel drame de conscience lorsqu’elle m’avait exposé cette
« suggestion » ! Mais elle aussi vivait dans la
peur, elle aussi sentait qu’elle risquait d’être menacée
professionnellement si elle ne suivait pas les ordres, voire
suspectée dans sa loyauté envers « Dieu et la Nation ».
Là encore, la logique de la « liste noire » fonctionnait
dans toute son abjection : détourner les individus des
scrupules moraux les plus évidents en faisant appel à l’instinct
numéro un, celui de survie. À tout prix.
« Prends ce qu’ils te donnent, chérie »…
J’ai écouté le conseil de Jack, finalement. Parce que c’était un
combat perdu d’avance, en effet, parce que ma voix ne serait jamais
écoutée et parce que cet argent m’aiderait à venir au secours
d’Eric pendant les six prochains mois, au moins.
Car le fiel distillé par Winchell n’avait pas
seulement fait perdre à Eric son appartement à Central Park :
un à un, les magasins huppés et les restaurants chics où il était accueilli en hôte de marque
hier encore, et où ses largesses lui avaient assuré une ligne de
crédit illimité, lui ont claqué leur porte au nez. Quelques jours
après son déménagement, il était convenu de retrouver Ronnie au
Stork Club pour prendre un verre après l’un de ses concerts.
À son arrivée, cependant, le directeur de salle, qu’Eric
connaissait par son petit nom, lui avait signifié que sa présence
dans l’établissement n’était pas souhaitée, ajoutant que la
direction s’inquiétait de l’ardoise que mon frère avait chez eux.
Et, de fait, l’addition lui est parvenue dès le lendemain :
sept cent quarante-quatre dollars et trente-huit cents, à payer
dans les vingt-huit jours. Alfred Dunhill, le 21, El Morocco,
Saks, n’ont pas tardé à se poser également en créanciers
outragés.
— Je n’aurais jamais cru que tant de gens lisaient
Walter Winchell, ai-je remarqué en feuilletant la liasse de lettres
comminatoires qu’il avait reçues.
— Oh, il est très populaire, ce sagouin !
C’est un tel défenseur de la nation américaine, tu comprends…
— Mais tu as vraiment dépensé… cent
soixante-quinze dollars dans une paire de chaussures cousues
main ? me suis-je étonnée en jetant un rapide coup d’œil aux
factures.
— Un fou et son argent ne font jamais bon
ménage.
— Attends que je devine de qui c’est. Bud
Abbott ? Ou Lou Costello, peut-être ? Ou Abbott et
Costello ensemble, dans leur show ? En tout cas ce n’est pas
de l’Oscar Wilde.
— Non, je ne crois pas. Encore que je me sente de
plus en plus d’affinités avec ce monsieur. Surtout que j’écrirai
moi aussi mes Mémoires de prison, bientôt. Dès que la digne
Commission d’enquête m’aura convaincu d’obstruction à la
justice.
— Que si, a-t-il répliqué en attrapant un papier
sur la vieille table de jeu qui lui servait désormais de bureau.
Une bonne nouvelle n’arrive jamais seule. Celle-ci m’est tombée
dessus ce matin. Apportée par huissier, ma chère. Il y a même une
date fixée pour ma comparution. Le 25 juillet. C’est plutôt
humide en juillet, Washington, non ? Comme la paille des
cachots.
— Tu n’iras pas en prison, Eric !
— Mais si, mais si. Puisqu’ils vont me demander
des noms, encore, mais cette fois sous serment. Et quand je vais
refuser, ce sera le violon. C’est ainsi que ça
fonctionne, S.
— Appelons Joel Eberts. Tu as besoin des conseils
d’un avocat.
— Non, pas du tout. L’équation est tellement
simple qu’il n’y a pas de quoi ratiociner : je
« coopère » et j’évite le trou, je ne
« coopère » pas et je deviens pensionnaire de l’une des
prisons fédérales grand luxe des États-Unis d’Amérique. Et ce de
six mois à un an.
— Commençons par le commencement, Eric. Je prends
ces factures.
— Pas question !
— J’ai de quoi, sur mon compte courant. Ce n’est
pas…
— Je ne te laisserai pas payer mes
imbécillités.
— Ce n’est que de l’argent, Eric.
— Que j’ai jeté par la fenêtre. Tant pis pour
moi.
— Par générosité, surtout. Alors laisse-moi l’être
à mon tour. À combien s’élèvent les dégâts, au total ?
Cinq mille ?
— Ce sera encore pire quand tu te retrouveras
devant un tribunal pour dettes. Réglons déjà ce point,
veux-tu ? Un souci de moins. Ce n’est pas du luxe, dans ton
cas.
— D’accord, d’accord, a-t-il concédé en me jetant
la liasse de feuilles. Tu veux jouer les bons Samaritains, à ta
guise. Mais à une seule condition : c’est un prêt, rien de
plus. Que je rembourserai dès que j’aurai retrouvé du
travail.
— Tu préfères le voir ainsi ? Parfait. Mais
je ne te réclamerai jamais rien, sache-le.
— Toute cette gentillesse, c’est un peu trop pour
moi.
J’ai ri de bon cœur.
— Eh bien, peut-être qu’un beau jour tu te
réveilleras sans ta misanthropie et que tu commenceras à
reconnaître qu’il y a encore quelques êtres corrects sur cette
terre, et qui veulent ton bien, en plus.
J’ai liquidé ses dettes dès le lendemain. J’ai
également téléphoné à Imogen Woods, l’informant que j’acceptais
leurs conditions.
— D’ici à six mois, vous aurez à nouveau votre
rubrique et… Vous ne m’en voulez pas, j’espère, Sara ? Je suis
prise dans l’engrenage, comme tout le monde.
— Comme tout le monde, oui.
— À quoi allez-vous consacrer ce temps
libre ?
— À empêcher que mon frère ne se retrouve en
prison, avant tout.
Ma première préoccupation, à vrai dire, était
d’essayer d’arracher Eric à la spirale dépressive dans laquelle il
s’enfonçait rapidement, un abattement qui n’a fait que s’aggraver
lorsque Ronnie a reçu une offre fantastique une semaine seulement après leur départ
de Central Park : une tournée nationale de trois mois dans
l’orchestre de Count Basie. Il m’a confié que, tout en étant
transporté par la perspective de jouer dans la formation de Count,
il hésitait à accepter tant l’état psychologique de mon frère
l’inquiétait.
— Il ne dort plus, m’a-t-il appris alors que nous
prenions un café au Gitlitz’s tous les deux. Et il vide une
bouteille de whisky tous les soirs.
— Je vais lui parler.
— Bon courage. Il ne veut rien entendre.
— Vous lui avez parlé de la proposition de
Basie ?
— Bien sûr ! « Vas-y, vas-y », il
m’a dit. « Je me passerai de toi. »
— Vous êtes tenté, n’est-ce pas ?
— C’est un privilège, de jouer avec eux… J’ai très
envie, oui.
— Alors faites-le.
— Oui, mais… Eric a besoin de moi ici. Et il en
aura encore plus besoin quand ils vont le convoquer.
— Je suis là, moi.
— J’ai peur pour lui.
— Il ne faut pas. Il va se remettre d’aplomb dès
qu’il aura trouvé un nouveau travail.
Et, en effet, Eric a frappé à de nombreuses portes
après son éviction de la NBC, d’abord avec optimisme, fort de sa
réputation de grand novateur dans le registre de la comédie depuis
le Manning Show. Professionnellement
parlant, il était aussi connu pour son aisance et sa fiabilité,
jamais à court d’idées et toujours en avance sur les délais. Et
pourtant personne ne l’a engagé, ni même écouté.
Dès son
installation à l’Ansonia, il avait passé des heures au téléphone,
cherchant à obtenir un rendez-vous avec divers producteurs et
agents.
— J’ai dû donner une bonne douzaine de coups de
fil aujourd’hui, m’a-t-il annoncé une fois où j’étais venue lui
apporter quelques provisions. Tous les gens que j’ai appelés
n’arrêtaient pas de me courir après pour que je travaille avec eux,
avant. Mais là, plus personne. Il y en avait trois en réunion,
quatre dans un déjeuner qui durait plus que prévu, et le reste
était en déplacement…
— Ce n’était pas ton jour de chance, voilà
tout.
— Merci de toujours chercher le bon côté des
choses, très chère sœur.
— Je voulais juste dire que… Inutile de paniquer
si vite.
Le lendemain, cependant, il était au bord du
désespoir. Il avait cherché une nouvelle fois à entrer en relation
avec ces douze contacts, qui s’étaient encore tous esquivés.
— Donc tu sais ce que j’ai décidé ? m’a-t-il
raconté au téléphone. De débarquer à l’heure du déjeuner dans ce
petit bistro de la 15e Rue, le Jack
Dempsey’s, le repaire de la moitié des agents de Broadway
spécialisés dans les trucs d’humour. Il devait y en avoir six ou
sept de cette espèce autour d’une table, en train de causer
affaires. Tous me connaissant très bien, tous ayant essayé à un
moment ou un autre de m’avoir pour client, sauf que moi j’ai
toujours été le crétin sûr de lui qui trompette qu’il n’a pas
besoin d’agent pour bien se vendre… Mais bon, j’y suis allé. Quand
ils m’ont vu approcher, on aurait cru qu’ils avaient un lépreux
devant eux. La moitié ne m’ont pas adressé un mot, les autres ont
détalé en racontant qu’ils étaient pris ailleurs. En deux minutes ils avaient tous disparu,
tous sauf un vieux bonhomme, Moe Canter. Il doit avoir pas loin des
quatre-vingts ans, celui-là. Déjà dans le métier à l’époque du
vaudeville. Pas le genre à se défiler. Il m’a dit de m’asseoir, il
m’a payé un café et il a démarré franchement. En me disant que la
profession entière vivait dans la trouille, que n’importe qui
serait prêt à dénoncer son propre frère pour ne pas se retrouver
sur « leurs listes de merde », je cite. À son avis,
je ferais mieux de changer mon fusil d’épaule. Depuis le papier de
Winchell, je suis devenu un paria dans cette ville. Il a dit aussi
qu’il m’admirait beaucoup d’avoir refusé de jouer les mouchards.
À quoi j’ai répliqué : « Ouais, les gens adorent les
héros. Surtout quand ils sont morts. »
La gorge serrée, j’ai cherché à le
rassurer :
— D’accord, Eric, cela se présente mal mais…
— « Mal » ? C’est la ruine
complète, tu veux dire ! Ma carrière est kaput. La tienne
aussi, et tout est entièrement ma faute.
— Mais non. Et ne t’avoue pas battu si vite. Pour
l’instant, à une semaine de distance à peine, les calomnies de
Winchell sont encore dans tous les esprits. Je suis sûre que dans
un mois ils…
— Oui, ils auront oublié les saletés de Winchell.
Et pourquoi ? Parce qu’ils seront trop occupés à papoter sur
mon passage forcé devant la Commission d’enquête. Et après ce petit
show devant les disciples de McCarthy je vais crouler sous les
propositions de travail, c’est évident…
J’ai surpris un bruit caractéristique à l’autre
bout de la ligne. Il remplissait un verre.
— Qu’est-ce que tu bois ?
— Canadian Club.
— J’ai commencé il y a une heure, si tu veux
savoir.
— Je me fais du souci, Eric.
— Pas de quoi. Après tout, je peux encore gagner
ma croûte en composant des sonnets. Ou bien je vais me spécialiser
dans l’épopée scandinave. C’est certainement un secteur de
l’édition qui a échappé à la chasse aux sorcières. Il me suffit de
travailler un peu mon vieux norrois et…
— Attends-moi. J’arrive.
— Mais non, S. Tout va au poil, je t’assure.
— Je suis chez toi dans cinq minutes.
— Je serai parti. J’ai un rendez-vous
important.
— Avec qui ?
— Avec le cinéma Loew de la 84e Rue. Splendide programme, aujourd’hui :
Le Masque arraché avec Joan Crawford,
Gloria Grahame et le délicieux Jack Palance, suivi du Piège d’acier avec Joe Cotton. Quelques heures de
pur bonheur sur grand écran.
— Bien. Mais tu dînes avec Jack et moi, au
moins.
— Dîner ? Une minute, je consulte mon agenda…
Non, malheureusement je suis pris, ce soir.
— Par quoi ?
— Il y a écrit que je dois me saouler. Tout
seul.
— Pourquoi me fuir de cette façon,
Eric ?
— Il se trouve que je n’ai pas envie de compagnie,
cheuurie.
— Un café ensemble.
— On se cause demain, ma beauté. Et n’essaie pas
de rappeler, surtout, je vais laisser le téléphone décroché.
J’ai
réessayé, bien entendu, et comme il avait mis sa menace à exécution
j’ai attrapé mon manteau et couru jusqu’à son hôtel. À la
morose réception, l’employé m’a appris que mon frère venait de
sortir. Sans perdre un instant, j’ai sauté dans un taxi qui m’a
déposée devant le cinéma de la 84e Rue. Après avoir acheté un billet, j’ai
inspecté l’orchestre, les loges, le balcon. Pas de trace de lui.
Quand j’ai compris que je ne le trouverais pas ici, je me suis
laissée tomber dans un fauteuil. Sur l’écran, Joan Crawford était
en train de se disputer avec Jack Palance.
— Rappelle-toi ce que Nietzsche a dit : il
faut vivre dangereusement.
— Et tu sais ce qu’il lui est arrivé, à
Nietzsche ?
— Quoi ?
— Il est mort.
Rentrée chez moi, j’ai rappelé l’Ansonia. Toujours
pas d’Eric. Jack est arrivé de son travail et il est resté près de
moi tandis que je composais le numéro de mon frère toutes les
demi-heures. Plus tard, il est sorti jeter un coup d’œil dans
différents bars du quartier pendant que je montais la garde devant
le téléphone. Revenu bredouille, il a renoncé à attendre après
minuit et il est allé se coucher. Je me suis assoupie dans le
fauteuil. J’ai rouvert les yeux à six heures et demie. Déjà
habillé, Jack me tendait une tasse de café.
— Tu dois te sentir en pleine forme.
— N’est-ce pas ?
J’ai bu une gorgée avant de composer le numéro de
l’hôtel. Pas de réponse dans son studio.
— Je devrais peut-être prévenir la police, ai-je
réfléchi tout haut.
— Tu lui as parlé hier après-midi, non ? Eh
bien, les flics ne vont pas se déranger pour un type qui a disparu depuis moins de
vingt-quatre heures. Donne-lui jusqu’à ce soir. S’il n’y a toujours
rien, tu pourras t’inquiéter. D’accord ?
Je l’ai laissé m’envelopper de ses bras.
— Tâche de dormir un peu pour de bon. Et
appelle-moi au bureau si tu as besoin de moi.
— Tu es sûr ?
— Tu n’as qu’à dire que tu es miss Olson de chez
Standard Life à Hartford. Ma pipelette de secrétaire n’aura pas le
moindre soupçon.
— Qui est-ce, cette miss Olson ?
— Je viens de l’inventer. S’il te plaît, ne
t’inquiète pas trop, promis ? Je suis certain qu’Eric va
bien.
— Tu as été merveilleux dans toute cette histoire,
Jack.
— Mais non. J’aurais aimé pouvoir faire
plus.
Je me suis jetée dans le lit. Il était midi quand
je suis revenue à moi. J’ai pris le téléphone et cette fois… Eric a
répondu. Il avait l’air affreusement endormi.
— Merci mon Dieu !
— Merci de quoi, bon sang ?
— Que tu sois là ! Où étais-tu
passé ?
— Oh, la nuit blanche habituelle. Avec les clodos
au balcon du New Liberty.
— Je t’ai cherché à la salle de la 84e, hier après-midi.
— Je m’en doutais. C’est pour ça que je n’y suis
pas allé.
— Pourquoi m’éviter ainsi, Eric ? Tu ne l’as
jamais fait.
— Il faut un commencement à tout, non ?
Écoute, je retourne me coucher, moi. Et je décroche le téléphone.
« Ne rappelez pas, c’est nous qui vous recontacterons »,
comme tout New York me dit, maintenant.
Après quatre
ou cinq essais infructueux, j’ai été tentée de foncer à l’Ansonia
et de lui demander des explications. À la place, « miss
Olson » a téléphoné à Jack. Qui m’a donné un conseil
impérieux : laisser Eric tranquille, lui donner quelques jours
en tête à tête avec lui-même.
— Il faut qu’il surmonte tout ça dans sa tête,
d’abord.
— Mais il n’est pas en état de rester seul.
— Il n’a pas encore sombré dans la démence, je
crois ?
— Non. Il se saoule et il erre dehors toute la
nuit, c’est tout.
— Il fait son deuil. Ce qui lui est arrivé, c’est
une sorte de mort. Tu dois le laisser, Sara. Pour l’instant, rien
de ce que tu pourras lui dire n’aura le moindre sens. Rien n’a de
sens pour lui.
J’ai donc attendu trois jours avant de le
rappeler. Le vendredi soir, à cinq heures. Sa voix m’a paru moins
inquiétante.
— J’ai trouvé un nouveau job.
— Vraiment, Eric ? Mais c’est
magnifique !
— Vraiment. Plus qu’un job, en fait. Une vocation
que je me suis découverte.
— Raconte !
— Je suis devenu vagabond professionnel.
— Eric…
— Attends, attends ! C’est un travail
fantastique. La façon la plus productive de perdre son temps qu’on
puisse imaginer. Toute la journée, je traîne. Dans les musées, de
ciné en ciné, et je marche, je marche ! Tiens, hier je suis
allé de la 72e Ouest à Washington
Heights. En trois heures à peine ! J’aurais continué encore plus au nord mais comme le
jour allait se lever…
— Tu as marché jusqu’à Washington Heights en
pleine nuit ? Tu es cinglé, Eric ?
— Non. Je fais mon job, c’est tout.
— Et tu as beaucoup bu ?
— Pas quand je dors, non. Ah, il y a encore
d’autres nouvelles, sur le plan professionnel.
— C’est vrai ?
— Oui. Excellentes. Voilà, j’ai décidé de
court-circuiter tous ces agents et j’ai appelé directement cinq
humoristes que je connais. Et tu sais quoi ? Ils m’ont tous
envoyé bouler. Et ce ne sont pas des vedettes, attention ! Le
genre de cabotins qui font les clubs de deuxième catégorie dans les
Poconos, les Catskills ou à West Palm Beach. Pour les vacanciers,
quoi. Enfin, il se trouve que même à ce niveau on ne veut pas de
moi.
— Je te l’ai dit et répété, Eric. Que ce serait
dur, au début. Mais dès que cette affaire de la Commission sera
passée…
— Et que je serai derrière les barreaux…
— Admettons ! Admettons que tu ailles en
prison, même ! Ce sera une épreuve terrible, d’accord, mais
elle n’aura qu’un temps. Et quand ils en auront fini avec leurs
listes noires, non seulement tu auras le respect de tous pour avoir
refusé de moucharder mais encore tu…
— Quand ils en auront fini avec leurs listes
noires ? Tu rêves, S ! Pour l’instant, c’est une
éventualité aussi probable que ma nomination comme secrétaire
d’État ! Et même s’ils se discréditent au final, la boue qu’on
m’a jetée dessus va me coller, je le sais. Plus personne n’aura de
travail pour moi.
Il
s’entêtait dans ces sombres pensées. À nouveau, je me suis
précipitée à l’Ansonia et à nouveau il avait disparu le temps que
j’arrive. Vingt-quatre heures ont encore passé avant que je l’aie
au téléphone. Cette fois, je n’ai pas cherché à apprendre ce qu’il
avait fait mais j’ai voulu le rappeler à la réalité.
— Comment t’en tires-tu avec l’argent, en ce
moment ?
— Magnifiquement. J’allume mes havanes avec des
billets de cinq.
— Tant mieux. Bien, je dépose une enveloppe à la
réception pour toi, avec cinquante dollars dedans.
— Pas besoin, merci.
— Eric ! Je connais ta situation.
— Ronnie m’a laissé du liquide avant de
partir.
— Combien ?
— Beaucoup.
— Je ne te crois pas.
— Tant pis pour toi, S.
— Pourquoi ne me laisses-tu pas
t’aider ?
— Parce que tu as déjà bien assez payé pour ma
stupidité. Bon, il faut que j’y aille.
— Tu dînes avec moi, ce week-end ?
— Non.
J’ai tout de même apporté l’enveloppe. Le
lendemain matin, elle était sur mon paillasson, avec le nom d’Eric
barré et remplacé par le mien. C’était son écriture, évidemment. Ce
jour-là, je lui ai laissé une douzaine de messages. Sans réponse.
En désespoir de cause, j’ai fini par trouver Ronnie dans un hôtel
de Cleveland. Il a été stupéfié par ce que je lui ai raconté du
comportement de mon frère.
— Je l’appelle deux fois par semaine, environ, et
il a toujours l’air bien…
— Oui. Une trentaine de dollars.
— Mais vous êtes en tournée depuis dix
jours ! Il ne doit plus rien lui rester. Il faut qu’il accepte
que je l’aide.
— Il ne le fera pas. Il se sent trop
coupable.
— Enfin, je continue à toucher un forfait de la
rédaction et il le sait ! Cinquante dollars quand j’en reçois
deux cents par semaine, quand je n’ai pratiquement pas de charges,
ce n’est rien !
— Je ne vais pas vous expliquer comment il
fonctionne, si ? Votre frère a des scrupules à revendre et
c’est une tête de mule, en plus. Mauvaise combinaison, ça.
— De vous il l’accepterait ?
— Peut-être. Mais cinquante par semaine, pour moi,
c’est impossible.
— Ne vous inquiétez pas, j’ai une idée.
Peu après, j’étais dans un bureau de la Western
Union et j’envoyais la somme par mandat télégraphique à Cleveland.
Le lendemain, il en faisait de même à l’intention d’Eric.
Entre-temps, la tournée s’était déplacée à Cincinnati et c’est là
que je lui ai téléphoné le soir.
— Il a fallu que je lui raconte que Basie avait
décidé d’augmenter tous les gars de l’orchestre. Il a eu l’air
convaincu. Je crois qu’il en avait plus que besoin, de cet argent.
Il m’a dit qu’il allait tout de suite récupérer le mandat.
— Parfait. Maintenant nous savons qu’il aura de
quoi se nourrir chaque semaine, au moins. Si seulement il acceptait
de me voir…
— Il le fera dès qu’il en sera capable. Je sais
que vous lui manquez, Sara.
— Parce qu’il me l’a dit.
J’ai gardé mes distances, donc, me contentant de
lui parler au téléphone quand je pouvais l’atteindre. Parfois, il
paraissait relativement lucide mais la plupart du temps il avait
une voix déformée par l’alcool et les désillusions. Je ne
l’interrogeais plus, me contentant d’écouter ses monologues sur les
cinq films qu’il avait vus d’affilée, ou sur les heures qu’il
passait à la bibliothèque publique de la 42e Rue, ou sur la technique qu’il avait mise au
point à Broadway :
— Prendre le train en marche, j’appelle ça. Tu
attends l’entracte près de l’entrée du théâtre et, quand tout le
monde sort pour griller une cigarette, tu te glisses dans la foule
et tu te trouves un strapontin. Les deux derniers actes, c’est déjà
quelque chose, non ?
— Mais oui ! ai-je répondu en affectant un
ton amusé comme si je pensais qu’il était parfaitement normal qu’un
homme approchant la quarantaine ait à frauder pour assister à un
spectacle théâtral.
En réalité, j’aurais voulu intervenir, employer
les grands moyens : embarquer Eric dans une auto et l’envoyer
dans le Maine quelques semaines. Je lui ai même avancé cette idée
au téléphone, suggérant qu’un tour au grand air ne pourrait que lui
faire du bien et l’aider à remettre ses difficultés en
perspective.
— Oui, je comprends. À force d’arpenter une
plage déserte, je vais retrouver mon équilibre et ma foi en
l’humanité, et comme ça je serai tout fringant pour tailler une
bavette avec ces messieurs de la Commission.
— Je pensais seulement que…
— Désolé. Je ne marche pas.
Au lieu de
continuer à le supplier, j’ai repéré un employé de la réception de
son hôtel qui, en échange de cinq dollars hebdomadaires, a
volontiers accepté de me tenir au courant des allées et venues de
mon frère. J’étais trop inquiète pour ne pas m’imposer de le
soumettre ainsi à une discrète surveillance. Ce garçon, Joey, avait
mon numéro et la consigne de me contacter en cas d’urgence.
Il était trois heures du matin, une semaine avant
la comparution d’Eric, lorsque le téléphone a sonné chez moi.
Endormi près de moi, Jack s’est relevé d’un bond. Moi aussi. J’ai
décroché en m’attendant au pire.
— Miss Smythe ? Ici Joey à l’Ansonia. Pardon
de vous déranger en pleine nuit mais vous m’aviez dit…
— Que se passe-t-il ?
— Je vous rassure, votre frère n’a rien de grave.
Mais il est arrivé il y a une quinzaine de minutes dans un état…
Complètement bourré, pour tout dire. Au point que j’ai dû demander
au veilleur de nuit de m’aider à le sortir du taxi. Et là-haut il a
vomi partout. Il y avait du sang, dans ce qu’il a rejeté.
— Appelez une ambulance, tout de suite.
— C’est déjà fait. Ils seront là d’ici peu.
— J’arrive.
Nous nous sommes habillés en deux secondes.
L’ambulance était devant la porte de l’hôtel. Au moment où nous
sommes entrés, Eric est apparu sur une civière. Je ne l’avais pas
revu depuis trois semaines et j’ai eu l’impression qu’il avait
vieilli de dix ans. Son visage émacié était envahi par une barbe
hirsute, tachée de sang coagulé. Il paraissait au bord de
l’inanition mais ce sont ses yeux qui m’ont le plus effrayée,
rouges, vitreux, fixes, comme s’il avait subi un choc dont il ne se
remettrait jamais. J’ai pris sa main inerte, exsangue. Quand j’ai prononcé son nom,
il m’a regardée sans me voir. Je me suis mise à pleurer. Livide,
Jack m’a soutenue pendant que les brancardiers hissaient mon frère
dans le véhicule. Ils ont accepté de nous prendre avec eux. Je n’ai
pas lâché la main d’Eric tandis que nous roulions à grande vitesse
jusqu’à l’hôpital Roosevelt. Les yeux pleins de larmes, je ne
pouvais que répéter :
— Je n’aurais jamais dû. Je n’aurais jamais dû le
laisser seul.
— Tu as fait tout ce que tu pouvais.
— Tout, Jack ? Mais regarde-le ! Je l’ai
abandonné.
— Arrête, Sara. Je t’en prie.
Il a été aussitôt transporté aux urgences. Une
heure s’est écoulée, Jack est sorti un moment, revenant avec des
donuts et du café. Pendant qu’il fumait à la chaîne, je faisais les
cent pas en me demandant pourquoi personne ne nous disait rien. Un
médecin en blouse blanche, d’une trentaine d’années, est finalement
apparu par la double porte des urgences.
— Vous attendez pour Mr…
Il a jeté un coup d’œil au dossier qu’il avait en
main.
— … Mr Eric Smythe ?
Je me suis présentée, Jack à mes côtés.
— Voilà, miss Smythe : votre frère souffre de
malnutrition, d’intoxication éthylique et d’un ulcère ouvert du
duodénum qui l’aurait sans doute emporté en deux heures s’il
n’avait pas été amené à temps ici. Comment a-t-il pu arriver à un
état de sous-alimentation pareil ?
— C’est ma faute.
Jack s’est immédiatement interposé :
— Ne
l’écoutez pas, docteur. Mr Smythe a eu de graves difficultés
professionnelles, récemment, et il a commencé à se laisser aller.
Sa sœur a fait tout ce qui était en son pouvoir mais…
— Je ne suis pas là pour distribuer les blâmes.
J’ai seulement besoin de savoir, cliniquement, ce qui l’a conduit à
un tel état. Parce que nous le transférons tout de suite en salle
d’opération et…
— Mon Dieu !
— En cas de lésion des glandes duodénales, c’est
l’intervention chirurgicale ou la mort. Mais je crois qu’il est
encore temps. Les deux ou trois prochaines heures seront décisives.
Vous pouvez rester ici, sans aucun problème, mais si vous préférez
nous laisser un numéro…
— Je ne bouge pas.
Jack a indiqué d’un signe de tête qu’il restait
aussi, et le médecin s’est éloigné en hâte. Je suis tombée sur une
chaise de la salle d’attente. Jack s’est assis près de moi, son
bras autour de ma taille.
— Il va s’en tirer, Sara.
— Il n’aurait jamais dû en arriver là…
— Tu n’es pas responsable.
— Si ! Il ne fallait pas qu’il soit livré à
lui-même.
— Écoute, Sara, tu ne vas pas commencer à tout
prendre sur toi !
— Mais il est tout pour moi, Jack.
Tout !
J’ai caché mon visage dans son épaule. Au bout
d’un moment, j’ai murmuré :
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, Jack…
— Je comprends.
— Maintenant je t’ai blessé.
— Assez, a-t-il commandé d’une voix douce. Tu n’as
pas à t’expliquer.
À sept
heures du matin, nous n’avions eu aucune autre information, sinon
qu’il avait quitté le bloc et se trouvait en soins intensifs. Jack
voulait rester en disant à son bureau qu’il ne se sentait pas bien
mais je l’en ai dissuadé. Il n’est parti qu’après m’avoir fait
promettre que je l’appellerais toutes les heures, même si je
n’avais pas de nouvelles d’Eric.
Après son départ, je me suis étendue sur un canapé
de la salle d’attente et j’ai succombé à la fatigue. Soudain, une
infirmière m’a secouée par le bras :
— Miss Smythe ? Si vous voulez voir votre
frère, vous pouvez.
— Il va bien ?
— Il a perdu beaucoup de sang mais il s’en est
sorti. Tout juste.
Elle m’a escortée jusqu’à une salle commune
lugubre. Eric occupait le dernier lit sur une rangée de vingt
malades. Réverbéré par cette obscure caverne, le bruit était
effrayant : une cacophonie de plaintes, de brusques répliques
lancées par des infirmiers excédés, de visiteurs criant pour se
faire entendre. Mon frère avait repris connaissance. Il était
couvert jusqu’au cou par un drap sous lequel deux tubes de
transfusion disparaissaient, l’un de plasma, l’autre d’un liquide
clair et visqueux. Il n’a rien dit quand je me suis approchée. Je
l’ai embrassé sur le front. Je ne voulais pas pleurer. Je n’ai pas
réussi.
— Ça, c’est idiot, a-t-il articulé de cette voix
paresseuse que l’on a toujours après l’anesthésie.
— Quoi donc ?
— Pleurer. Comme si j’étais mort.
— Tu en avais bien l’air, tout à l’heure.
— J’en ai toujours l’impression. S ? Fais-moi
sortir d’ici.
— Je veux dire, trouve-moi une chambre. Ils
paieront la facture, à la NBC.
Je n’ai pas répondu, persuadée qu’il
délirait.
— La NBC… Ils vont payer.
— Ne parlons pas de cela maintenant, Eric.
— Mon assurance maladie. Ils ne l’ont pas…
supprimée.
— Comment ?
— Dans mon portefeuille…
J’ai réussi à convaincre un garçon de salle de me
conduire au dépôt central de l’hôpital, où ses modestes possessions
avaient été placées en lieu sûr : sa montre, les sept dollars
qui lui restaient et son portefeuille. Il y avait une carte de
mutuelle avec un numéro de téléphone au dos. Je les ai appelés.
Eric était toujours inscrit à la couverture maladie de la chaîne,
en effet. La préposée m’a confirmé que malgré sa radiation des
cadres ses avantages restaient effectifs jusqu’au 31 décembre
1952.
Une heure plus tard, il était transféré dans une
chambre à l’étage, petite mais nettement moins déprimante.
— C’est tout ce qu’il y a, comme vue ?
s’est-il borné à chuchoter en tournant la tête vers la fenêtre
exiguë avant de retomber dans un état second.
Il était quatre heures quand j’ai téléphoné à Jack
pour lui annoncer qu’Eric était hors de danger. Je ne sais plus
comment je suis rentrée chez moi. Je me suis effondrée sur mon lit.
À mon réveil, Jack dormait contre moi. J’ai passé mes bras
autour de lui. Nous étions passés à côté de la tragédie. Eric était
sauvé et j’avais cet homme hors du commun avec moi…
— Tu es tout pour moi, tout, ai-je murmuré.
Il a
continué à ronfler. Au bout de quelques minutes, je me suis levée.
Après une douche, je lui ai apporté son petit déjeuner au lit.
Comme toujours, il a allumé une cigarette dès sa première gorgée de
café avalée.
— Tu tiens le coup, Sara ?
— La vie paraît toujours plus belle quand on a
dormi douze heures, non ?
— Et comment ! Bon, tu retournes le voir
quand ?
— D’ici une trentaine de minutes. Tu peux venir
avec moi ?
— C’est que j’ai un rendez-vous très tôt à Newark
et…
— D’accord, Jack.
— Mais dis-lui bien des choses pour moi, tu
veux ?
En route vers l’hôpital, j’ai soudain été frappée
par la manière avec laquelle Jack en était venu à traiter mon
frère. Depuis le début des vexations imposées à Eric, il avait été
d’une correction et d’une générosité exemplaires envers lui tout en
gardant soigneusement ses distances, en évitant un contact direct
avec lui. J’étais loin de le lui reprocher, d’autant que Jack
savait que le FBI connaissait son existence en tant que « mari
infidèle » lié à moi. Et je l’admirais énormément d’avoir
continué à soutenir Eric dans cette mauvaise passe, en toute
discrétion, certes, mais avec une constance digne de respect, alors
que la plupart des gens étaient terrorisés à l’idée de s’approcher
de lui.
Eric était réveillé. Pâle et encore ravagé, mais
moins cadavérique que la veille. Et bien plus lucide.
— J’ai l’air aussi mal que je me sens,
S ?
— Oui.
— C’est franc, au moins.
— Tu le mérites. Après ce que tu as fait…
Qu’est-ce que tu cherchais, Eric ?
— Et il fallait te laisser mourir de faim, pour
cela ?
— Oh, manger… Ça prend trop de temps, quand on
veut se saouler pour de bon.
— Heureusement que Joey avait l’œil sur toi. Tu
sais, le garçon à la réception de l’Ansonia ? Il a…
— J’avais vraiment l’intention d’en finir,
S.
— Ne dis pas des choses pareilles, s’il te
plaît.
— C’est la vérité. Je ne voyais pas comment m’en
sortir.
— Combien de fois faut-il te le répéter ? Tu
t’en sortiras. À condition que tu me laisses t’aider.
— Je ne vaux pas ce que tu as payé pour moi.
— Arrête, Eric. Ce n’est rien. À part la vie,
qu’est-ce qui compte ?
— La gnôle.
— Peut-être. Mais j’ai vraiment de mauvaises
nouvelles pour toi. Je viens de voir ton médecin et il a été
catégorique : la bouteille, c’est terminé. Ton intestin ne
tient plus qu’à un fil, mon cher. Il va se retaper, oui, mais c’est
ton estomac qui ne pourra plus supporter le choc. Donc plus
d’alcool, désolée.
— Pas autant que moi.
— Il m’a dit aussi que tu en avais pour au moins
quinze jours ici.
— Ah ? C’est la NBC qui devra payer, au
moins.
— Oui. C’est une petite satisfaction.
— Et mon show devant la Commission la semaine
prochaine ?
— Je vais demander à Joel Eberts d’obtenir un
renvoi.
— Sine die, si
possible.
Notre avocat a gagné un mois, en fait, pendant
lequel Eric a réussi à retrouver quelques forces, d’abord à l’hôpital puis dans la maison que
j’ai louée à Sagaponack malgré ses objections. En ce temps-là,
c’était encore un village de pêcheurs de Long Island sans aucune
prétention, à trois heures de train seulement de Manhattan mais
laissé intact dans sa simplicité. Ce que j’ai trouvé était un
simple bungalow de deux pièces qui donnait directement sur une
plage battue par le vent. Au début, Eric ne pouvait que s’asseoir
dans le sable et contempler les vagues mais bientôt il a été
capable de marcher deux ou trois kilomètres par jour. Malgré le
régime volontairement insipide auquel il était soumis – je
suis devenue une spécialiste des macaronis au fromage –, il a
repris un peu de poids. Et surtout, surtout, il a retrouvé le
sommeil.
Nous menions une existence de reclus qui nous
convenait parfaitement. Nous avons dévoré la pile de romans
policiers que quelqu’un avait laissés dans le bungalow. Sans radio
ni télévision, nous n’avons pas acheté un seul journal pendant ces
quinze jours. Eric m’avait fait comprendre qu’il voulait se couper
du monde, et je n’y voyais moi-même aucune objection, trop heureuse
d’oublier le gâchis et la confusion qu’on appelle la vie. Jack me
manquait affreusement, bien sûr. Je lui avais proposé de venir nous
rejoindre quelque temps mais il m’avait expliqué qu’il était
débordé de travail. Et ses week-ends restaient réservés à sa femme
et à son fils. Deux fois par semaine, j’allais à la poste attendre
son appel téléphonique aux moments convenus, à trois heures les
mardi et jeudi après-midi. La standardiste locale m’ayant paru très
intéressée par les affaires d’autrui, je prenais garde de ne
mentionner ni la liste noire ni la situation familiale de Jack. Si
elle nous écoutait – ce qui était le cas, j’en aurais mis ma main à couper –,
elle ne pouvait donc qu’entendre deux amoureux souffrant de leur
séparation. Jack ne s’est pas laissé fléchir, pourtant : il
était débordé, ainsi qu’il me l’a répété.
Le dernier soir, Eric et moi sommes descendus sur
la plage pour regarder le soleil se dissoudre dans les eaux calmes
de la baie. Alors que tout autour de nous baignait dans une lumière
ambrée, Eric a soupiré :
— À des moments pareils, je me dis qu’un bon
verre ne serait pas de refus.
— Mais tu as la chance d’être encore là pour les
goûter, ces moments.
— Sauf qu’ils sont encore meilleurs avec un
martini ! C’est en pensant à ce qui m’attend maintenant que je
sais que l’alcool va vraiment me manquer.
— Tout ira bien.
— Non. Dans quatre jours, je serai devant ces
salauds de la Commission.
— Tu n’en mourras pas.
— À voir.
Le lendemain, nous étions de retour à midi. Nous
avons partagé un taxi, j’ai laissé Eric à son hôtel après avoir
décidé de nous retrouver à l’heure du petit déjeuner le lendemain.
Ensuite, je devais l’accompagner chez Joel Eberts.
— C’est absolument indispensable, ces trucs
d’avocat ? m’a-t-il demandé alors que le portier de l’Ansonia
retirait sa valise du coffre.
— C’est « ton » avocat, Eric. Il va être
avec toi vendredi. Donc il est nécessaire que vous conveniez d’une
stratégie quelconque ensemble.
— Il n’y a pas de stratégie qui tienne devant ces
gens-là.
— Je n’en sais rien. J’ai le programme de sa
tournée quelque part dans mon fouillis.
— Trouve-le et passe-lui un coup de fil. Je suis
sûre qu’il est sur des charbons ardents.
— Merci pour ces quinze jours, S. On devrait faire
ça plus souvent.
— On le fera.
— Tu veux dire quand je serai sorti de
prison…
Je l’ai embrassé et je suis repartie jusqu’à la
77e Rue. Chez moi, j’ai passé un
bon moment à lire le courrier qui s’était accumulé pendant mon
absence. La rédaction de Saturday/Sunday m’avait notamment fait suivre de
nombreuses lettres de lecteurs qui disaient espérer mon prochain
retour après avoir appris ce prétendu « congé
sabbatique ». Elles m’ont émue plus que je ne l’aurais avoué
devant Eric ou Jack. Le plaisir d’écrire, et d’être publiée, me
manquait terriblement.
Je suis allée faire quelques courses. Revenue vers
cinq heures, j’ai soudain entendu la clé tourner dans la serrure de
la porte d’entrée. J’ai ouvert la mienne, guettant l’arrivée de
Jack. Je ne lui ai pas donné le temps de dire un mot. Ce n’est
qu’après, au lit, que nous avons pu parler.
— Je crois que tu m’as manqué.
— Toi aussi, je crois.
J’ai préparé un dîner que nous avons dégusté avec
une bouteille de chianti. Nous sommes retournés nous coucher. Je ne
sais plus à quelle heure nous nous sommes endormis mais je me
souviens d’avoir été réveillée en sursaut par la sonnette. Nuit
noire. Quatre heures dix-huit
à ma montre. On a sonné encore. Jack s’est étiré en
grommelant :
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?
— Je vais voir.
J’ai enfilé ma robe de chambre et je suis allée
décrocher l’interphone dans la cuisine.
— Oui ?
— Vous êtes Sara Smythe ? m’a-t-on demandé
d’un ton brusque.
— Oui. Et vous, qui êtes-vous ?
— Police. Ouvrez, s’il vous plaît.
Oh non… Je suis restée sur place, pétrifiée.
— Miss Smythe ? Vous m’entendez ?
J’ai appuyé sur le bouton commandant la porte
principale. Quelques secondes plus tard, on a frappé à la mienne
mais je n’arrivais pas à bouger. Les coups ont redoublé. Jack
s’était levé. Il est entré en serrant la ceinture de son
peignoir.
— Jésus, que se passe-t-il ? s’est-il écrié
en me découvrant la tête contre le mur.
— Va ouvrir, je t’en prie.
Ils frappaient encore plus fort.
— Mais qui est-ce, enfin ?
— La police.
Il est devenu blanc. Il a tourné les talons. Je
l’ai entendu déverrouiller la porte.
— Sara Smythe, s’il vous plaît.
La même voix impérieuse.
— Quel est le problème, dites-moi ?
— C’est à miss Smythe que nous voulons
parler.
Deux policiers en uniforme ont fait irruption dans
la cuisine, Jack derrière eux. L’un d’eux est venu se placer devant
moi. La cinquantaine, un visage rond, aux traits peu accusés, avec l’expression tendue de
quelqu’un porteur de mauvaises nouvelles.
— C’est vous, Sara Smythe ?
J’ai acquiescé d’un signe.
— Vous avez un frère nommé Eric ?
Je n’ai pas répondu. Mes jambes se sont dérobées
sous moi. J’étais en pleurs.