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L’histoire était dans les journaux dès le lendemain. Comme il fallait s’y attendre, c’est ce grand patriote de Walter Winchell qui a servi le premier ce plat peu ragoûtant. Un passage de cinq lignes dans sa chronique du Daily Mirror, mais qui a suffi à provoquer des ravages :
« Il est peut-être le meilleur nègre de Marty Manning mais il se trouve qu’il était aussi… un Rouge ! Et maintenant Eric Smythe est à la rue après avoir rué dans les brancards avec les petits gars du FBI. S’il sait aligner les bons mots, il a oublié les paroles de God Bless America. Et que dire de la compagnie qu’il accueille dans son nid d’amour de Central Park, lui qui n’a jamais été marié ? Pas étonnant que la NBC lui ait montré la porte marquée “Du balai” ! »
Cette infamie était dans tous les kiosques à midi. Une heure plus tard, Eric m’a téléphoné. Il m’a suffi d’entendre sa voix pour comprendre qu’il l’avait déjà lue, lui aussi.
— Tu as vu le papier de Winchell ?
— Oui. Et je suis sûre que tu peux attaquer cette ordure en diffamation.
— On vient de m’adresser un avis d’expulsion, S.
— Un quoi ?
— Une lettre glissée sous ma porte à l’instant. La gérance de Hampshire House. Ils m’informent que je dois avoir quitté les lieux sous quarante-huit heures.
— Comment ? Et pourquoi donc ?
— Mais voyons, tu sais bien ! La fine allusion de Winchell à mon « nid d’amour ».
— Ils savaient déjà pertinemment que Ronnie vivait avec toi, enfin !
— Bien sûr. Sauf que nous avions un accord tacite : pas de vagues, pas de questions. Et maintenant que cette merde ambulante a fait éclater l’affaire, ils sont obligés de réagir publiquement, et lourdement. En expulsant le pervers.
— N’emploie pas ce terme, Eric.
— Pourquoi pas ? C’est comme ça que tout le monde va me considérer, maintenant. « Lui qui n’a jamais été marié »… Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre le sous-entendu.
— Appelle Joel Eberts ! Demande-lui de déposer un recours contre eux et d’aller en justice.
— Pour quoi faire ? Ils gagneront, au final, et je n’aurai fait que m’endetter encore plus.
— Je paierai les frais. De toute façon, les honoraires de Mr Eberts sont plus que raisonnables.
— Mais c’est une histoire d’au moins six mois et qui se terminera en leur faveur ! Non, je ne veux pas que tu te ruines pour moi. Parce que tu vas en avoir besoin, de cet argent, S. Ta position à Saturday/Sunday est probablement compromise, maintenant. Grâce à ton imbécile de frère.
— Ne dis pas de bêtises ! Ils ne feraient jamais une chose pareille.
J’avais tort. Le lendemain de cette conversation avec Eric, j’ai reçu un appel d’Imogen Woods, ma rédactrice en chef. Malgré son ton posé et amical, j’ai immédiatement décelé qu’elle était mal à l’aise en me proposant de prendre un café avec elle. Et quand je lui ai répondu que j’étais assez en retard dans mon travail, qu’il serait préférable pour moi d’attendre la semaine suivante, elle n’a plus masqué sa nervosité :
— Euh, Sara ? C’est plutôt urgent, en fait.
— Ah… Eh bien, pouvons-nous en parler tout de suite ?
— Non, je ne pense pas que ce soit bien par téléphone… si vous me suivez.
Oui, hélas. Et mon inquiétude est montée d’un cran.
— D’accord. Où voulez-vous ?
Elle a suggéré le Roosevelt Hotel, près de la gare de Grand Central. Dans une heure.
— Mais je devais terminer un papier pour vous cet après-midi…
— Ça pourra attendre.
À onze heures, je l’ai trouvée à une table du bar, un manhattan devant elle. Avec un sourire préoccupé, elle s’est levée et m’a embrassée sur la joue avant de me demander ce que je prendrais. Un café, lui ai-je répondu.
— Quelque chose de fort, plutôt, ma belle…
— D’accord, ai-je accepté, convaincue désormais que j’allais avoir besoin d’un peu d’alcool. Un whisky-soda, dans ce cas.
En attendant, elle a engagé la conversation sur des mondanités, notamment la première de la nouvelle pièce de Garson Kanin à Broadway la veille, à laquelle elle avait assisté.
— Winchell y était aussi, a-t-elle remarqué en surveillant ma réaction.
Je n’en ai eu aucune.
— C’est un monstre, ce type.
— Je le pense également.
— Et je tiens à vous dire que j’ai eu une peine terrible pour vous quand j’ai vu son article, hier.
— Merci. Mais c’est mon frère qui a été sali.
— Écoutez ! Que ce soit très clair : personnellement, je suis sans réserve avec vous deux.
Cette déclaration m’a encore plus alarmée.
— Je suis contente de l’entendre, mais je le répète, pour l’instant c’est Eric qui a été attaqué, pas moi.
— Sara, je…
— Qu’est-ce qui ne va pas, Imogen ?
— Le grand chef m’a appelée ce matin. Il se trouve que le conseil d’administration du journal avait sa réunion mensuelle hier soir et qu’ils ont passé un bon moment à évoquer la controverse autour de votre frère. Et bon, le fait est que ce n’est pas seulement son engagement politique passé qui les a heurtés mais aussi son… sa vie privée actuelle.
— Comme vous dites, Imogen. « Son » engagement, « sa » vie privée. Cela ne regarde que lui, pas moi.
— Oh, nous savons bien que vous n’avez jamais milité, vous, et que…
— « Nous » ? De qui parlez-vous ?
— Le patron a eu la visite d’un représentant du FBI hier matin. Un certain Sweet. Il lui a expliqué qu’ils enquêtaient sur le passé politique de votre frère depuis plusieurs mois déjà. Et que naturellement ils avaient été amenés à s’intéresser à vos antécédents, aussi.
— C’est incroyable ! En quoi serais-je « intéressante » pour eux ?
— En ce que, comme votre frère, vous disposez d’une tribune, vous exercez une influence publique.
— Moi ? J’écris des critiques de cinéma et des chroniques sans conséquence sur les sujets les plus frivoles qui soient !
— Je vous en prie, Sara ! Je ne suis qu’une intermédiaire !
Après avoir jeté un regard circulaire autour de nous, elle s’est penchée vers moi en chuchotant :
— Pour moi, toutes ces enquêtes sont de la démence pure. Et encore plus « antiaméricaines » que les activités qu’ils prétendent pourchasser. Mais voilà, je suis obligée de jouer le jeu, comme tout le monde.
— Je n’ai jamais, absolument jamais été communiste ! ai-je sifflé entre mes dents. Grand Dieu, en 48 j’ai voté Truman, pas Wallace ! Plus apolitique que moi, dans ce pays, on peut difficilement trouver !
— C’est ce que ce type du Bureau a dit à Linklater, oui.
— Alors quel est le problème ?
— Il y en a deux, en fait. Le premier, c’est votre frère. S’il avait répondu aux demandes de la NBC, tout aurait été oublié. Mais il ne l’a pas fait et du coup il a créé une… difficulté entre vous et la direction de Saturday/Sunday.
— Mais pourquoi, enfin ? Je ne suis pas sa tutrice, il me semble !
— Attendez ! Si Eric avait parlé, Winchell n’aurait jamais écrit ces lignes et l’affaire aurait été enterrée. Mais maintenant il est sous les projecteurs en tant qu’ancien communiste et en tant qu’homme menant une vie sentimentale… particulière. Ce que Linklater m’a laissé entendre ce matin, c’est que le conseil d’administration craint que tout cela ne nuise à votre image et…
— Assez tourné autour du pot, Imogen ! Pour parler clair, la revue est gênée d’avoir une collaboratrice dont le frère est non seulement un ancien communiste mais aussi un homosexuel actif !
J’avais élevé à nouveau la voix et du coup toutes les conversations se sont arrêtées autour de nous. Imogen ne savait plus où se mettre. Elle a tout de même repris, doucement :
— Oui. C’est essentiellement ça. Mais il y a un second problème…
Elle m’a fait signe de me rapprocher d’elle.
— Linklater est au courant, au sujet de votre liaison avec un homme marié.
Je me suis radossée à mon siège, stupéfaite.
— Comment… Qui lui a dit ?
— L’agent du FBI.
— Mais comment ?
— Il faut croire que c’est au moment où ils ont décidé d’enquêter sur vous à cause de votre frère. Ils n’ont rien trouvé de politique mais ils sont tombés sur cette… histoire.
— Pour cela, ils ont dû m’espionner ! Mettre mon téléphone sur écoute, ou…
— Je n’en sais rien, Sara. Tout ce que je sais, c’est qu’ils sont au courant ! Et qu’ils l’ont dit à Linklater, lequel l’a répété au conseil.
— Mais c’est ma vie privée, enfin ! Cela n’a aucune influence sur ma collaboration à la revue ! Voyons, vous savez bien que je ne suis pas du genre à rechercher la publicité ! Quand vous avez voulu mettre ma photo dans la rubrique, j’ai refusé ! Personne ne sait qui je suis et j’en suis très heureuse. Alors pourquoi ? Pourquoi me chercher noise à propos de ce qui ne regarde que moi ?
— Je crois que le patron a peur que l’attention ne se porte sur votre vie sentimentale, maintenant que celle de votre frère alimente les commérages. Eric est sur le point d’être convoqué devant la Commission d’enquête ! Ce sera dans tous les journaux. Et s’il refuse de coopérer il risque de faire de la prison, et il y aura encore plus d’agitation… Qu’est-ce qui empêcherait le FBI de refiler à Winchell ou à une commère dans son style quelques tuyaux sur votre aventure avec un homme marié ? Je vois déjà les perfidies qu’il serait capable de publier : « Non seulement Eric Smythe prône l’abolition de la propriété privée mais sa petite sœur, la vedette de Saturday/Sunday, fréquente assidûment un monsieur qui porte une alliance à la main gauche ! Et dire que ce canard se prétend l’hebdomadaire des familles ! »
— C’est de l’insanité !
— Je le sais, oui, mais c’est ainsi que les gens raisonnent, pour l’instant. Tenez, j’ai un frère professeur de chimie à Berkeley. Eh bien, son université vient de l’obliger à signer une déclaration sur l’honneur, oui, un bout de papier dans lequel il jure ses grands dieux qu’il n’appartient à aucune organisation menaçant la stabilité des États-Unis ! Et tous ses collègues ont dû en passer par là aussi. Je trouve ça répugnant, tout comme ce qui arrive à votre frère. Et à vous.
— À moi ? Que m’arrive-t-il exactement, Imogen ?
Elle n’a pas détourné son regard.
— Ils veulent suspendre votre rubrique pendant un moment.
— Je suis licenciée, en d’autres termes ?
— Non, pas du tout.
— Ah oui ? Comment appelez-vous cette « suspension », alors ?
— Écoutez-moi bien, Sara. Linklater a beaucoup d’estime pour vous, comme nous tous, au journal. Nous ne voulons pas vous perdre. Simplement, nous pensons que tant que le cas de votre frère n’est pas résolu il serait préférable pour vous de moins occuper le devant de la scène.
— De débarrasser le plancher, pour parler sans détour.
— Voici ce qu’on vous propose. Et dans le contexte aberrant où nous sommes, je crois que c’est loin d’être mauvais pour vous. Dans le prochain numéro, nous annoncerons que vous prenez un congé de six mois afin de vous consacrer à d’autres projets littéraires. Pendant ce temps, nous vous versons un forfait de deux cents dollars par semaine et au bout de ces six mois nous refaisons le point avec vous.
— Et si les ennuis de mon frère ne sont pas terminés ?
— On verra quand on y sera.
— Et si je décide de me battre ? Si je dénonce publiquement la façon dont vous cédez aux pressions, dont…
— Je n’y penserais même pas, à votre place. Vous avez affaire à plus fort que vous, Sara. Si vous choisissez la confrontation, ils vous mettront à la porte et vous aurez tout perdu. Tandis que là vous gardez la face, et des revenus corrects. Tenez, dites-vous que c’est un congé sabbatique offert par la revue. Partez en Europe. Écrivez un roman. Tout ce que le patron vous demande, c’est…
— Je sais ! De rester muette comme une tombe.
Je me suis levée.
— Bien, je m’en vais.
— S’il vous plaît, Sara, conservez votre sang-froid. Ne faites rien avant d’avoir mûrement réfléchi.
Elle s’est levée, m’a prise par la main.
— Je suis désolée.
Je me suis dégagée brusquement.
— Honte à vous !
Je suis partie en trombe et j’ai remonté Madison Avenue, égarée par la rage, capable d’arracher les yeux au passant qui aurait osé ne pas s’écarter sur mon passage. À cet instant, je vomissais le monde entier, sa petitesse, sa méchanceté, et plus encore la façon dont les êtres humains se servent de la peur pour imposer leur emprise sur les autres. J’aurais été capable de sauter dans le premier train pour Washington, de forcer l’entrée du bureau personnel de J. Edgar Hoover et de lui demander le but qu’il recherchait exactement en persécutant ainsi mon frère. « Vous prétendez défendre la démocratie américaine, lui aurais-je déclaré, mais vous ne faites que consolider votre pouvoir. Savoir, c’est contrôler. Contrôler, c’est intimider. Vous nous tenez par la crainte et donc vous avez gagné. Et nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes, moutons stupides que nous sommes, de vous avoir donné un tel pouvoir. Parce que c’est grâce à nous que vous l’avez. »
J’étais dans un tel état que j’ai marché des kilomètres avant que mes yeux ne tombent sur le panneau de la 59e Rue Est. J’étais seulement à cinq minutes de chez Eric mais je me suis dit qu’il valait mieux ne pas lui rendre visite tant que je n’aurais pas recouvré mon calme. Et puis je ne me sentais pas capable de lui rapporter la conversation que je venais d’avoir avec Imogen Woods, même si je me doutais qu’il se chargerait de toute la responsabilité de mon « congé sabbatique » dès qu’il verrait l’encadré dans le numéro suivant de Saturday/Sunday.
J’ai repris mon souffle en m’adossant à une cabine téléphonique. Que faire, maintenant ? La réponse est venue immédiatement. Je suis entrée à l’intérieur, j’ai glissé un nickel dans l’appareil et j’ai enfreint la règle que je m’étais fixée depuis le début : j’ai appelé Jack à son bureau.
Rentré de Pittsburgh le matin, il se disposait à passer me voir le soir avant de rentrer chez lui. Mais je ne pouvais pas attendre. Il fallait que je le voie sur-le-champ. Sa secrétaire m’a répondu qu’il était en réunion.
— Dites-lui que Sara Smythe lui a téléphoné, s’il vous plaît.
— Il saura de quoi il s’agit ?
— Oui. Je suis une amie d’enfance, de son quartier. Comme je suis de passage à Manhattan, je comptais le retrouver à déjeuner chez Lindy. J’y serai à une heure, s’il peut se libérer. Sinon, qu’il m’appelle là-bas.
Il est arrivé au restaurant à une heure tapante, visiblement très nerveux. Il ne m’a pas embrassée, puisque nous n’avions pas l’habitude de nous retrouver pendant la journée, et encore moins dans un endroit public. Mais il m’a pris les mains sous la table dès qu’il s’est assis.
— J’ai vu l’article de Winchell…
Je lui ai tout raconté, depuis Eric refusant de jouer les délateurs jusqu’à la révoltante proposition d’Imogen Woods. Lorsque j’ai mentionné que le FBI avait mis au courant la rédaction de mon aventure avec un homme marié, je l’ai senti se tendre davantage.
— Ne t’inquiète pas, Jack. Je ne pense pas que cela se saura. J’y veillerai.
— Je n’arrive pas à y croire. C’est inconcevable, c’est…
Ne trouvant plus ses mots, il a lâché mes mains pour palper sa veste, à la recherche de ses cigarettes.
— Ça va, Jack ?
— Non, a-t-il répondu en sortant une Chesterfield et son briquet.
— Je te le promets. Ton nom ne sera jamais associé à…
— Je m’en fiche, de mon nom ! Vous avez été salis, Eric et toi. Et c’est… les salauds ! Ils…
Son indignation me touchait au-delà des mots. Je ne l’en ai aimé que plus fort, sans condition.
— Je suis navré. Quelle honte ! Comment Eric encaisse-t-il ?
— Je pense qu’il cherche un nouveau toit, surtout. Ils lui ont ordonné de vider les lieux avant six heures demain soir.
— Dis-lui que si je puis être utile de quelque façon… Tout ce que je pourrais…
Je n’ai pas pu m’empêcher de rapprocher ma tête de la sienne et de l’embrasser.
— Tu es un homme de cœur, Jack.
Il devait retourner au plus vite à son bureau mais il m’a annoncé qu’il me téléphonerait en fin d’après-midi, avant de retourner chez lui. Il l’a fait, et plus encore : il a aussi téléphoné à Eric en lui proposant son aide. Le lendemain, à cinq heures, il s’est présenté chez mon frère pour transférer avec lui ses affaires à une résidence-hôtel de Broadway, l’Ansonia, 74e Rue, habitée en majorité par des professionnels du show-business aux revenus modestes. Eric a échoué dans un studio donnant sur une arrière-cour, au sol couvert d’une vieille moquette verte trouée de brûlures de cigarette, avec un coin cuisine qui se résumait à une petite plaque chauffante et à une glacière hors d’usage. Mais le loyer était plus que raisonnable, à vingt-cinq dollars la semaine, et la direction ne cherchait pas à fourrer son nez dans la vie des pensionnaires. Il suffisait de payer sa note et de ne pas troubler la paix de ses voisins.
Eric a tout de suite détesté son nouveau logement, l’ambiance cabaret de la dernière chance dans laquelle baignait l’Ansonia. Mais il n’avait guère le choix, vu le piètre état de ses finances. Après son dernier accès de folie dépensière, il lui restait moins de cent dollars en poche et la gérance de Hampshire House lui en avait réclamé quatre fois autant pour diverses notes en souffrance ! Comme ils le menaçaient de saisir ses biens s’il ne payait pas avant son départ, je m’étais rendue en hâte chez Tiffany, avec Ronnie, et nous avions pu récupérer sept cents dollars et quelques en rendant moi mes boucles d’oreilles, lui son porte-cigarettes. Le plus gros de cette somme avait servi à régler ses dettes à Hampshire House, ainsi que la caution et deux mois d’avance à l’Ansonia. Mais Jack avait tenu à prendre en charge la location de la camionnette pour son déménagement. Il avait aussi embauché deux peintres dont la mission était de dépouiller le studio d’Eric de son horrible papier peint et de lui donner un coup de fraîcheur.
Sa générosité nous a profondément émus, mon frère et moi.
— Tu n’étais pas forcé de faire tout cela pour Eric, ai-je remarqué alors que je nous préparais un rapide dîner chez moi, le lundi soir suivant l’expulsion. Ils ont commencé à travailler ce matin, j’ai appris.
— Deux peintres pour quelques heures de travail, ce n’est pas la ruine ! Et puis j’ai eu une prime qui tombait à point : plus de huit cents dollars, comme ça ! Un petit merci de mes employeurs pour leur avoir trouvé un nouveau client. Quand on a de la veine, on peut bien aider les autres, non ?
— Bien sûr. Mais je pensais que par rapport à Eric tu avais…
— C’est du passé, Sara ! Moi, je le considère comme ma famille. Et il traverse une mauvaise passe. Si on me forçait à quitter Central Park pour l’Ansonia, je ne crois pas que je serais très heureux. Alors, si un peu de peinture blanche peut lui remonter le moral, c’est de l’argent bien dépensé. Et je suis révolté par ce qui t’est arrivé, à toi aussi.
— Tout finira par s’arranger, ai-je assuré d’une voix qui manquait de conviction.
— Tu as repris contact avec eux, depuis l’autre jour ?
— Non.
— Il faut que tu acceptes leur proposition, Sara. Cette femme a raison : si tu choisis la bagarre, tu perdras. Prends ce qu’ils te donnent, chérie ! Profites-en pour souffler, et dans un mois ou deux toutes ces histoires de délation vont se dégonfler comme une baudruche. C’est allé trop loin dans la folie.
Je ne demandais qu’à partager son optimisme mais je n’étais pas pour autant prête à me résigner à ce qui était à mes yeux un pacte de Faust, un peu d’argent facile contre leur tranquillité d’esprit. Je ne voulais pas être payée pour qu’ils se sentent moins coupables de m’avoir mise en quarantaine, pour dissiper leur crainte ridicule de perdre le label de « journal des familles » au cas où l’on découvrirait que l’une de leurs collaboratrices couchait avec un homme marié… et était affublée d’un frère ancien communiste et adepte de « l’amour qui n’ose pas dire son nom ».
« Nous ne voulons pas vous perdre. Simplement, nous pensons que tant que le cas de votre frère n’est pas résolu il serait préférable pour vous de moins occuper le devant de la scène. » Imogen Woods avait paru se débattre dans un tel drame de conscience lorsqu’elle m’avait exposé cette « suggestion » ! Mais elle aussi vivait dans la peur, elle aussi sentait qu’elle risquait d’être menacée professionnellement si elle ne suivait pas les ordres, voire suspectée dans sa loyauté envers « Dieu et la Nation ». Là encore, la logique de la « liste noire » fonctionnait dans toute son abjection : détourner les individus des scrupules moraux les plus évidents en faisant appel à l’instinct numéro un, celui de survie. À tout prix.
« Prends ce qu’ils te donnent, chérie »… J’ai écouté le conseil de Jack, finalement. Parce que c’était un combat perdu d’avance, en effet, parce que ma voix ne serait jamais écoutée et parce que cet argent m’aiderait à venir au secours d’Eric pendant les six prochains mois, au moins.
Car le fiel distillé par Winchell n’avait pas seulement fait perdre à Eric son appartement à Central Park : un à un, les magasins huppés et les restaurants chics où il était accueilli en hôte de marque hier encore, et où ses largesses lui avaient assuré une ligne de crédit illimité, lui ont claqué leur porte au nez. Quelques jours après son déménagement, il était convenu de retrouver Ronnie au Stork Club pour prendre un verre après l’un de ses concerts. À son arrivée, cependant, le directeur de salle, qu’Eric connaissait par son petit nom, lui avait signifié que sa présence dans l’établissement n’était pas souhaitée, ajoutant que la direction s’inquiétait de l’ardoise que mon frère avait chez eux. Et, de fait, l’addition lui est parvenue dès le lendemain : sept cent quarante-quatre dollars et trente-huit cents, à payer dans les vingt-huit jours. Alfred Dunhill, le 21, El Morocco, Saks, n’ont pas tardé à se poser également en créanciers outragés.
— Je n’aurais jamais cru que tant de gens lisaient Walter Winchell, ai-je remarqué en feuilletant la liasse de lettres comminatoires qu’il avait reçues.
— Oh, il est très populaire, ce sagouin ! C’est un tel défenseur de la nation américaine, tu comprends…
— Mais tu as vraiment dépensé… cent soixante-quinze dollars dans une paire de chaussures cousues main ? me suis-je étonnée en jetant un rapide coup d’œil aux factures.
— Un fou et son argent ne font jamais bon ménage.
— Attends que je devine de qui c’est. Bud Abbott ? Ou Lou Costello, peut-être ? Ou Abbott et Costello ensemble, dans leur show ? En tout cas ce n’est pas de l’Oscar Wilde.
— Non, je ne crois pas. Encore que je me sente de plus en plus d’affinités avec ce monsieur. Surtout que j’écrirai moi aussi mes Mémoires de prison, bientôt. Dès que la digne Commission d’enquête m’aura convaincu d’obstruction à la justice.
— Une seule crise à la fois, s’il te plaît. Ils ne t’ont pas encore convoqué.
— Que si, a-t-il répliqué en attrapant un papier sur la vieille table de jeu qui lui servait désormais de bureau. Une bonne nouvelle n’arrive jamais seule. Celle-ci m’est tombée dessus ce matin. Apportée par huissier, ma chère. Il y a même une date fixée pour ma comparution. Le 25 juillet. C’est plutôt humide en juillet, Washington, non ? Comme la paille des cachots.
— Tu n’iras pas en prison, Eric !
— Mais si, mais si. Puisqu’ils vont me demander des noms, encore, mais cette fois sous serment. Et quand je vais refuser, ce sera le violon. C’est ainsi que ça fonctionne, S.
— Appelons Joel Eberts. Tu as besoin des conseils d’un avocat.
— Non, pas du tout. L’équation est tellement simple qu’il n’y a pas de quoi ratiociner : je « coopère » et j’évite le trou, je ne « coopère » pas et je deviens pensionnaire de l’une des prisons fédérales grand luxe des États-Unis d’Amérique. Et ce de six mois à un an.
— Commençons par le commencement, Eric. Je prends ces factures.
— Pas question !
— J’ai de quoi, sur mon compte courant. Ce n’est pas…
— Je ne te laisserai pas payer mes imbécillités.
— Ce n’est que de l’argent, Eric.
— Que j’ai jeté par la fenêtre. Tant pis pour moi.
— Par générosité, surtout. Alors laisse-moi l’être à mon tour. À combien s’élèvent les dégâts, au total ? Cinq mille ?
— Je me fais horreur, S.
— Ce sera encore pire quand tu te retrouveras devant un tribunal pour dettes. Réglons déjà ce point, veux-tu ? Un souci de moins. Ce n’est pas du luxe, dans ton cas.
— D’accord, d’accord, a-t-il concédé en me jetant la liasse de feuilles. Tu veux jouer les bons Samaritains, à ta guise. Mais à une seule condition : c’est un prêt, rien de plus. Que je rembourserai dès que j’aurai retrouvé du travail.
— Tu préfères le voir ainsi ? Parfait. Mais je ne te réclamerai jamais rien, sache-le.
— Toute cette gentillesse, c’est un peu trop pour moi.
J’ai ri de bon cœur.
— Eh bien, peut-être qu’un beau jour tu te réveilleras sans ta misanthropie et que tu commenceras à reconnaître qu’il y a encore quelques êtres corrects sur cette terre, et qui veulent ton bien, en plus.
J’ai liquidé ses dettes dès le lendemain. J’ai également téléphoné à Imogen Woods, l’informant que j’acceptais leurs conditions.
— D’ici à six mois, vous aurez à nouveau votre rubrique et… Vous ne m’en voulez pas, j’espère, Sara ? Je suis prise dans l’engrenage, comme tout le monde.
— Comme tout le monde, oui.
— À quoi allez-vous consacrer ce temps libre ?
— À empêcher que mon frère ne se retrouve en prison, avant tout.
Ma première préoccupation, à vrai dire, était d’essayer d’arracher Eric à la spirale dépressive dans laquelle il s’enfonçait rapidement, un abattement qui n’a fait que s’aggraver lorsque Ronnie a reçu une offre fantastique une semaine seulement après leur départ de Central Park : une tournée nationale de trois mois dans l’orchestre de Count Basie. Il m’a confié que, tout en étant transporté par la perspective de jouer dans la formation de Count, il hésitait à accepter tant l’état psychologique de mon frère l’inquiétait.
— Il ne dort plus, m’a-t-il appris alors que nous prenions un café au Gitlitz’s tous les deux. Et il vide une bouteille de whisky tous les soirs.
— Je vais lui parler.
— Bon courage. Il ne veut rien entendre.
— Vous lui avez parlé de la proposition de Basie ?
— Bien sûr ! « Vas-y, vas-y », il m’a dit. « Je me passerai de toi. »
— Vous êtes tenté, n’est-ce pas ?
— C’est un privilège, de jouer avec eux… J’ai très envie, oui.
— Alors faites-le.
— Oui, mais… Eric a besoin de moi ici. Et il en aura encore plus besoin quand ils vont le convoquer.
— Je suis là, moi.
— J’ai peur pour lui.
— Il ne faut pas. Il va se remettre d’aplomb dès qu’il aura trouvé un nouveau travail.
Et, en effet, Eric a frappé à de nombreuses portes après son éviction de la NBC, d’abord avec optimisme, fort de sa réputation de grand novateur dans le registre de la comédie depuis le Manning Show. Professionnellement parlant, il était aussi connu pour son aisance et sa fiabilité, jamais à court d’idées et toujours en avance sur les délais. Et pourtant personne ne l’a engagé, ni même écouté.
Dès son installation à l’Ansonia, il avait passé des heures au téléphone, cherchant à obtenir un rendez-vous avec divers producteurs et agents.
— J’ai dû donner une bonne douzaine de coups de fil aujourd’hui, m’a-t-il annoncé une fois où j’étais venue lui apporter quelques provisions. Tous les gens que j’ai appelés n’arrêtaient pas de me courir après pour que je travaille avec eux, avant. Mais là, plus personne. Il y en avait trois en réunion, quatre dans un déjeuner qui durait plus que prévu, et le reste était en déplacement…
— Ce n’était pas ton jour de chance, voilà tout.
— Merci de toujours chercher le bon côté des choses, très chère sœur.
— Je voulais juste dire que… Inutile de paniquer si vite.
Le lendemain, cependant, il était au bord du désespoir. Il avait cherché une nouvelle fois à entrer en relation avec ces douze contacts, qui s’étaient encore tous esquivés.
— Donc tu sais ce que j’ai décidé ? m’a-t-il raconté au téléphone. De débarquer à l’heure du déjeuner dans ce petit bistro de la 15e Rue, le Jack Dempsey’s, le repaire de la moitié des agents de Broadway spécialisés dans les trucs d’humour. Il devait y en avoir six ou sept de cette espèce autour d’une table, en train de causer affaires. Tous me connaissant très bien, tous ayant essayé à un moment ou un autre de m’avoir pour client, sauf que moi j’ai toujours été le crétin sûr de lui qui trompette qu’il n’a pas besoin d’agent pour bien se vendre… Mais bon, j’y suis allé. Quand ils m’ont vu approcher, on aurait cru qu’ils avaient un lépreux devant eux. La moitié ne m’ont pas adressé un mot, les autres ont détalé en racontant qu’ils étaient pris ailleurs. En deux minutes ils avaient tous disparu, tous sauf un vieux bonhomme, Moe Canter. Il doit avoir pas loin des quatre-vingts ans, celui-là. Déjà dans le métier à l’époque du vaudeville. Pas le genre à se défiler. Il m’a dit de m’asseoir, il m’a payé un café et il a démarré franchement. En me disant que la profession entière vivait dans la trouille, que n’importe qui serait prêt à dénoncer son propre frère pour ne pas se retrouver sur « leurs listes de merde », je cite. À son avis, je ferais mieux de changer mon fusil d’épaule. Depuis le papier de Winchell, je suis devenu un paria dans cette ville. Il a dit aussi qu’il m’admirait beaucoup d’avoir refusé de jouer les mouchards. À quoi j’ai répliqué : « Ouais, les gens adorent les héros. Surtout quand ils sont morts. »
La gorge serrée, j’ai cherché à le rassurer :
— D’accord, Eric, cela se présente mal mais…
— « Mal » ? C’est la ruine complète, tu veux dire ! Ma carrière est kaput. La tienne aussi, et tout est entièrement ma faute.
— Mais non. Et ne t’avoue pas battu si vite. Pour l’instant, à une semaine de distance à peine, les calomnies de Winchell sont encore dans tous les esprits. Je suis sûre que dans un mois ils…
— Oui, ils auront oublié les saletés de Winchell. Et pourquoi ? Parce qu’ils seront trop occupés à papoter sur mon passage forcé devant la Commission d’enquête. Et après ce petit show devant les disciples de McCarthy je vais crouler sous les propositions de travail, c’est évident…
J’ai surpris un bruit caractéristique à l’autre bout de la ligne. Il remplissait un verre.
— Qu’est-ce que tu bois ?
— Canadian Club.
— Tu commences le whisky à trois heures de l’après-midi, maintenant ?
— J’ai commencé il y a une heure, si tu veux savoir.
— Je me fais du souci, Eric.
— Pas de quoi. Après tout, je peux encore gagner ma croûte en composant des sonnets. Ou bien je vais me spécialiser dans l’épopée scandinave. C’est certainement un secteur de l’édition qui a échappé à la chasse aux sorcières. Il me suffit de travailler un peu mon vieux norrois et…
— Attends-moi. J’arrive.
— Mais non, S. Tout va au poil, je t’assure.
— Je suis chez toi dans cinq minutes.
— Je serai parti. J’ai un rendez-vous important.
— Avec qui ?
— Avec le cinéma Loew de la 84e Rue. Splendide programme, aujourd’hui : Le Masque arraché avec Joan Crawford, Gloria Grahame et le délicieux Jack Palance, suivi du Piège d’acier avec Joe Cotton. Quelques heures de pur bonheur sur grand écran.
— Bien. Mais tu dînes avec Jack et moi, au moins.
— Dîner ? Une minute, je consulte mon agenda… Non, malheureusement je suis pris, ce soir.
— Par quoi ?
— Il y a écrit que je dois me saouler. Tout seul.
— Pourquoi me fuir de cette façon, Eric ?
— Il se trouve que je n’ai pas envie de compagnie, cheuurie.
— Un café ensemble.
— On se cause demain, ma beauté. Et n’essaie pas de rappeler, surtout, je vais laisser le téléphone décroché.
J’ai réessayé, bien entendu, et comme il avait mis sa menace à exécution j’ai attrapé mon manteau et couru jusqu’à son hôtel. À la morose réception, l’employé m’a appris que mon frère venait de sortir. Sans perdre un instant, j’ai sauté dans un taxi qui m’a déposée devant le cinéma de la 84e Rue. Après avoir acheté un billet, j’ai inspecté l’orchestre, les loges, le balcon. Pas de trace de lui. Quand j’ai compris que je ne le trouverais pas ici, je me suis laissée tomber dans un fauteuil. Sur l’écran, Joan Crawford était en train de se disputer avec Jack Palance.
— Rappelle-toi ce que Nietzsche a dit : il faut vivre dangereusement.
— Et tu sais ce qu’il lui est arrivé, à Nietzsche ?
— Quoi ?
— Il est mort.
Rentrée chez moi, j’ai rappelé l’Ansonia. Toujours pas d’Eric. Jack est arrivé de son travail et il est resté près de moi tandis que je composais le numéro de mon frère toutes les demi-heures. Plus tard, il est sorti jeter un coup d’œil dans différents bars du quartier pendant que je montais la garde devant le téléphone. Revenu bredouille, il a renoncé à attendre après minuit et il est allé se coucher. Je me suis assoupie dans le fauteuil. J’ai rouvert les yeux à six heures et demie. Déjà habillé, Jack me tendait une tasse de café.
— Tu dois te sentir en pleine forme.
— N’est-ce pas ?
J’ai bu une gorgée avant de composer le numéro de l’hôtel. Pas de réponse dans son studio.
— Je devrais peut-être prévenir la police, ai-je réfléchi tout haut.
— Tu lui as parlé hier après-midi, non ? Eh bien, les flics ne vont pas se déranger pour un type qui a disparu depuis moins de vingt-quatre heures. Donne-lui jusqu’à ce soir. S’il n’y a toujours rien, tu pourras t’inquiéter. D’accord ?
Je l’ai laissé m’envelopper de ses bras.
— Tâche de dormir un peu pour de bon. Et appelle-moi au bureau si tu as besoin de moi.
— Tu es sûr ?
— Tu n’as qu’à dire que tu es miss Olson de chez Standard Life à Hartford. Ma pipelette de secrétaire n’aura pas le moindre soupçon.
— Qui est-ce, cette miss Olson ?
— Je viens de l’inventer. S’il te plaît, ne t’inquiète pas trop, promis ? Je suis certain qu’Eric va bien.
— Tu as été merveilleux dans toute cette histoire, Jack.
— Mais non. J’aurais aimé pouvoir faire plus.
Je me suis jetée dans le lit. Il était midi quand je suis revenue à moi. J’ai pris le téléphone et cette fois… Eric a répondu. Il avait l’air affreusement endormi.
— Merci mon Dieu !
— Merci de quoi, bon sang ?
— Que tu sois là ! Où étais-tu passé ?
— Oh, la nuit blanche habituelle. Avec les clodos au balcon du New Liberty.
— Je t’ai cherché à la salle de la 84e, hier après-midi.
— Je m’en doutais. C’est pour ça que je n’y suis pas allé.
— Pourquoi m’éviter ainsi, Eric ? Tu ne l’as jamais fait.
— Il faut un commencement à tout, non ? Écoute, je retourne me coucher, moi. Et je décroche le téléphone. « Ne rappelez pas, c’est nous qui vous recontacterons », comme tout New York me dit, maintenant.
Après quatre ou cinq essais infructueux, j’ai été tentée de foncer à l’Ansonia et de lui demander des explications. À la place, « miss Olson » a téléphoné à Jack. Qui m’a donné un conseil impérieux : laisser Eric tranquille, lui donner quelques jours en tête à tête avec lui-même.
— Il faut qu’il surmonte tout ça dans sa tête, d’abord.
— Mais il n’est pas en état de rester seul.
— Il n’a pas encore sombré dans la démence, je crois ?
— Non. Il se saoule et il erre dehors toute la nuit, c’est tout.
— Il fait son deuil. Ce qui lui est arrivé, c’est une sorte de mort. Tu dois le laisser, Sara. Pour l’instant, rien de ce que tu pourras lui dire n’aura le moindre sens. Rien n’a de sens pour lui.
J’ai donc attendu trois jours avant de le rappeler. Le vendredi soir, à cinq heures. Sa voix m’a paru moins inquiétante.
— J’ai trouvé un nouveau job.
— Vraiment, Eric ? Mais c’est magnifique !
— Vraiment. Plus qu’un job, en fait. Une vocation que je me suis découverte.
— Raconte !
— Je suis devenu vagabond professionnel.
— Eric…
— Attends, attends ! C’est un travail fantastique. La façon la plus productive de perdre son temps qu’on puisse imaginer. Toute la journée, je traîne. Dans les musées, de ciné en ciné, et je marche, je marche ! Tiens, hier je suis allé de la 72e Ouest à Washington Heights. En trois heures à peine ! J’aurais continué encore plus au nord mais comme le jour allait se lever…
— Tu as marché jusqu’à Washington Heights en pleine nuit ? Tu es cinglé, Eric ?
— Non. Je fais mon job, c’est tout.
— Et tu as beaucoup bu ?
— Pas quand je dors, non. Ah, il y a encore d’autres nouvelles, sur le plan professionnel.
— C’est vrai ?
— Oui. Excellentes. Voilà, j’ai décidé de court-circuiter tous ces agents et j’ai appelé directement cinq humoristes que je connais. Et tu sais quoi ? Ils m’ont tous envoyé bouler. Et ce ne sont pas des vedettes, attention ! Le genre de cabotins qui font les clubs de deuxième catégorie dans les Poconos, les Catskills ou à West Palm Beach. Pour les vacanciers, quoi. Enfin, il se trouve que même à ce niveau on ne veut pas de moi.
— Je te l’ai dit et répété, Eric. Que ce serait dur, au début. Mais dès que cette affaire de la Commission sera passée…
— Et que je serai derrière les barreaux…
— Admettons ! Admettons que tu ailles en prison, même ! Ce sera une épreuve terrible, d’accord, mais elle n’aura qu’un temps. Et quand ils en auront fini avec leurs listes noires, non seulement tu auras le respect de tous pour avoir refusé de moucharder mais encore tu…
— Quand ils en auront fini avec leurs listes noires ? Tu rêves, S ! Pour l’instant, c’est une éventualité aussi probable que ma nomination comme secrétaire d’État ! Et même s’ils se discréditent au final, la boue qu’on m’a jetée dessus va me coller, je le sais. Plus personne n’aura de travail pour moi.
Il s’entêtait dans ces sombres pensées. À nouveau, je me suis précipitée à l’Ansonia et à nouveau il avait disparu le temps que j’arrive. Vingt-quatre heures ont encore passé avant que je l’aie au téléphone. Cette fois, je n’ai pas cherché à apprendre ce qu’il avait fait mais j’ai voulu le rappeler à la réalité.
— Comment t’en tires-tu avec l’argent, en ce moment ?
— Magnifiquement. J’allume mes havanes avec des billets de cinq.
— Tant mieux. Bien, je dépose une enveloppe à la réception pour toi, avec cinquante dollars dedans.
— Pas besoin, merci.
— Eric ! Je connais ta situation.
— Ronnie m’a laissé du liquide avant de partir.
— Combien ?
— Beaucoup.
— Je ne te crois pas.
— Tant pis pour toi, S.
— Pourquoi ne me laisses-tu pas t’aider ?
— Parce que tu as déjà bien assez payé pour ma stupidité. Bon, il faut que j’y aille.
— Tu dînes avec moi, ce week-end ?
— Non.
J’ai tout de même apporté l’enveloppe. Le lendemain matin, elle était sur mon paillasson, avec le nom d’Eric barré et remplacé par le mien. C’était son écriture, évidemment. Ce jour-là, je lui ai laissé une douzaine de messages. Sans réponse. En désespoir de cause, j’ai fini par trouver Ronnie dans un hôtel de Cleveland. Il a été stupéfié par ce que je lui ai raconté du comportement de mon frère.
— Je l’appelle deux fois par semaine, environ, et il a toujours l’air bien…
— Il m’a dit que vous lui aviez laissé de l’argent.
— Oui. Une trentaine de dollars.
— Mais vous êtes en tournée depuis dix jours ! Il ne doit plus rien lui rester. Il faut qu’il accepte que je l’aide.
— Il ne le fera pas. Il se sent trop coupable.
— Enfin, je continue à toucher un forfait de la rédaction et il le sait ! Cinquante dollars quand j’en reçois deux cents par semaine, quand je n’ai pratiquement pas de charges, ce n’est rien !
— Je ne vais pas vous expliquer comment il fonctionne, si ? Votre frère a des scrupules à revendre et c’est une tête de mule, en plus. Mauvaise combinaison, ça.
— De vous il l’accepterait ?
— Peut-être. Mais cinquante par semaine, pour moi, c’est impossible.
— Ne vous inquiétez pas, j’ai une idée.
Peu après, j’étais dans un bureau de la Western Union et j’envoyais la somme par mandat télégraphique à Cleveland. Le lendemain, il en faisait de même à l’intention d’Eric. Entre-temps, la tournée s’était déplacée à Cincinnati et c’est là que je lui ai téléphoné le soir.
— Il a fallu que je lui raconte que Basie avait décidé d’augmenter tous les gars de l’orchestre. Il a eu l’air convaincu. Je crois qu’il en avait plus que besoin, de cet argent. Il m’a dit qu’il allait tout de suite récupérer le mandat.
— Parfait. Maintenant nous savons qu’il aura de quoi se nourrir chaque semaine, au moins. Si seulement il acceptait de me voir…
— Il le fera dès qu’il en sera capable. Je sais que vous lui manquez, Sara.
— Ah ? Et comment le savez-vous ?
— Parce qu’il me l’a dit.
J’ai gardé mes distances, donc, me contentant de lui parler au téléphone quand je pouvais l’atteindre. Parfois, il paraissait relativement lucide mais la plupart du temps il avait une voix déformée par l’alcool et les désillusions. Je ne l’interrogeais plus, me contentant d’écouter ses monologues sur les cinq films qu’il avait vus d’affilée, ou sur les heures qu’il passait à la bibliothèque publique de la 42e Rue, ou sur la technique qu’il avait mise au point à Broadway :
— Prendre le train en marche, j’appelle ça. Tu attends l’entracte près de l’entrée du théâtre et, quand tout le monde sort pour griller une cigarette, tu te glisses dans la foule et tu te trouves un strapontin. Les deux derniers actes, c’est déjà quelque chose, non ?
— Mais oui ! ai-je répondu en affectant un ton amusé comme si je pensais qu’il était parfaitement normal qu’un homme approchant la quarantaine ait à frauder pour assister à un spectacle théâtral.
En réalité, j’aurais voulu intervenir, employer les grands moyens : embarquer Eric dans une auto et l’envoyer dans le Maine quelques semaines. Je lui ai même avancé cette idée au téléphone, suggérant qu’un tour au grand air ne pourrait que lui faire du bien et l’aider à remettre ses difficultés en perspective.
— Oui, je comprends. À force d’arpenter une plage déserte, je vais retrouver mon équilibre et ma foi en l’humanité, et comme ça je serai tout fringant pour tailler une bavette avec ces messieurs de la Commission.
— Je pensais seulement que…
— Désolé. Je ne marche pas.
Au lieu de continuer à le supplier, j’ai repéré un employé de la réception de son hôtel qui, en échange de cinq dollars hebdomadaires, a volontiers accepté de me tenir au courant des allées et venues de mon frère. J’étais trop inquiète pour ne pas m’imposer de le soumettre ainsi à une discrète surveillance. Ce garçon, Joey, avait mon numéro et la consigne de me contacter en cas d’urgence.
Il était trois heures du matin, une semaine avant la comparution d’Eric, lorsque le téléphone a sonné chez moi. Endormi près de moi, Jack s’est relevé d’un bond. Moi aussi. J’ai décroché en m’attendant au pire.
— Miss Smythe ? Ici Joey à l’Ansonia. Pardon de vous déranger en pleine nuit mais vous m’aviez dit…
— Que se passe-t-il ?
— Je vous rassure, votre frère n’a rien de grave. Mais il est arrivé il y a une quinzaine de minutes dans un état… Complètement bourré, pour tout dire. Au point que j’ai dû demander au veilleur de nuit de m’aider à le sortir du taxi. Et là-haut il a vomi partout. Il y avait du sang, dans ce qu’il a rejeté.
— Appelez une ambulance, tout de suite.
— C’est déjà fait. Ils seront là d’ici peu.
— J’arrive.
Nous nous sommes habillés en deux secondes. L’ambulance était devant la porte de l’hôtel. Au moment où nous sommes entrés, Eric est apparu sur une civière. Je ne l’avais pas revu depuis trois semaines et j’ai eu l’impression qu’il avait vieilli de dix ans. Son visage émacié était envahi par une barbe hirsute, tachée de sang coagulé. Il paraissait au bord de l’inanition mais ce sont ses yeux qui m’ont le plus effrayée, rouges, vitreux, fixes, comme s’il avait subi un choc dont il ne se remettrait jamais. J’ai pris sa main inerte, exsangue. Quand j’ai prononcé son nom, il m’a regardée sans me voir. Je me suis mise à pleurer. Livide, Jack m’a soutenue pendant que les brancardiers hissaient mon frère dans le véhicule. Ils ont accepté de nous prendre avec eux. Je n’ai pas lâché la main d’Eric tandis que nous roulions à grande vitesse jusqu’à l’hôpital Roosevelt. Les yeux pleins de larmes, je ne pouvais que répéter :
— Je n’aurais jamais dû. Je n’aurais jamais dû le laisser seul.
— Tu as fait tout ce que tu pouvais.
— Tout, Jack ? Mais regarde-le ! Je l’ai abandonné.
— Arrête, Sara. Je t’en prie.
Il a été aussitôt transporté aux urgences. Une heure s’est écoulée, Jack est sorti un moment, revenant avec des donuts et du café. Pendant qu’il fumait à la chaîne, je faisais les cent pas en me demandant pourquoi personne ne nous disait rien. Un médecin en blouse blanche, d’une trentaine d’années, est finalement apparu par la double porte des urgences.
— Vous attendez pour Mr…
Il a jeté un coup d’œil au dossier qu’il avait en main.
— … Mr Eric Smythe ?
Je me suis présentée, Jack à mes côtés.
— Voilà, miss Smythe : votre frère souffre de malnutrition, d’intoxication éthylique et d’un ulcère ouvert du duodénum qui l’aurait sans doute emporté en deux heures s’il n’avait pas été amené à temps ici. Comment a-t-il pu arriver à un état de sous-alimentation pareil ?
— C’est ma faute.
Jack s’est immédiatement interposé :
— Ne l’écoutez pas, docteur. Mr Smythe a eu de graves difficultés professionnelles, récemment, et il a commencé à se laisser aller. Sa sœur a fait tout ce qui était en son pouvoir mais…
— Je ne suis pas là pour distribuer les blâmes. J’ai seulement besoin de savoir, cliniquement, ce qui l’a conduit à un tel état. Parce que nous le transférons tout de suite en salle d’opération et…
— Mon Dieu !
— En cas de lésion des glandes duodénales, c’est l’intervention chirurgicale ou la mort. Mais je crois qu’il est encore temps. Les deux ou trois prochaines heures seront décisives. Vous pouvez rester ici, sans aucun problème, mais si vous préférez nous laisser un numéro…
— Je ne bouge pas.
Jack a indiqué d’un signe de tête qu’il restait aussi, et le médecin s’est éloigné en hâte. Je suis tombée sur une chaise de la salle d’attente. Jack s’est assis près de moi, son bras autour de ma taille.
— Il va s’en tirer, Sara.
— Il n’aurait jamais dû en arriver là…
— Tu n’es pas responsable.
— Si ! Il ne fallait pas qu’il soit livré à lui-même.
— Écoute, Sara, tu ne vas pas commencer à tout prendre sur toi !
— Mais il est tout pour moi, Jack. Tout !
J’ai caché mon visage dans son épaule. Au bout d’un moment, j’ai murmuré :
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, Jack…
— Je comprends.
— Maintenant je t’ai blessé.
— Assez, a-t-il commandé d’une voix douce. Tu n’as pas à t’expliquer.
À sept heures du matin, nous n’avions eu aucune autre information, sinon qu’il avait quitté le bloc et se trouvait en soins intensifs. Jack voulait rester en disant à son bureau qu’il ne se sentait pas bien mais je l’en ai dissuadé. Il n’est parti qu’après m’avoir fait promettre que je l’appellerais toutes les heures, même si je n’avais pas de nouvelles d’Eric.
Après son départ, je me suis étendue sur un canapé de la salle d’attente et j’ai succombé à la fatigue. Soudain, une infirmière m’a secouée par le bras :
— Miss Smythe ? Si vous voulez voir votre frère, vous pouvez.
— Il va bien ?
— Il a perdu beaucoup de sang mais il s’en est sorti. Tout juste.
Elle m’a escortée jusqu’à une salle commune lugubre. Eric occupait le dernier lit sur une rangée de vingt malades. Réverbéré par cette obscure caverne, le bruit était effrayant : une cacophonie de plaintes, de brusques répliques lancées par des infirmiers excédés, de visiteurs criant pour se faire entendre. Mon frère avait repris connaissance. Il était couvert jusqu’au cou par un drap sous lequel deux tubes de transfusion disparaissaient, l’un de plasma, l’autre d’un liquide clair et visqueux. Il n’a rien dit quand je me suis approchée. Je l’ai embrassé sur le front. Je ne voulais pas pleurer. Je n’ai pas réussi.
— Ça, c’est idiot, a-t-il articulé de cette voix paresseuse que l’on a toujours après l’anesthésie.
— Quoi donc ?
— Pleurer. Comme si j’étais mort.
— Tu en avais bien l’air, tout à l’heure.
— J’en ai toujours l’impression. S ? Fais-moi sortir d’ici.
— Dans tes rêves.
— Je veux dire, trouve-moi une chambre. Ils paieront la facture, à la NBC.
Je n’ai pas répondu, persuadée qu’il délirait.
— La NBC… Ils vont payer.
— Ne parlons pas de cela maintenant, Eric.
— Mon assurance maladie. Ils ne l’ont pas… supprimée.
— Comment ?
— Dans mon portefeuille…
J’ai réussi à convaincre un garçon de salle de me conduire au dépôt central de l’hôpital, où ses modestes possessions avaient été placées en lieu sûr : sa montre, les sept dollars qui lui restaient et son portefeuille. Il y avait une carte de mutuelle avec un numéro de téléphone au dos. Je les ai appelés. Eric était toujours inscrit à la couverture maladie de la chaîne, en effet. La préposée m’a confirmé que malgré sa radiation des cadres ses avantages restaient effectifs jusqu’au 31 décembre 1952.
Une heure plus tard, il était transféré dans une chambre à l’étage, petite mais nettement moins déprimante.
— C’est tout ce qu’il y a, comme vue ? s’est-il borné à chuchoter en tournant la tête vers la fenêtre exiguë avant de retomber dans un état second.
Il était quatre heures quand j’ai téléphoné à Jack pour lui annoncer qu’Eric était hors de danger. Je ne sais plus comment je suis rentrée chez moi. Je me suis effondrée sur mon lit. À mon réveil, Jack dormait contre moi. J’ai passé mes bras autour de lui. Nous étions passés à côté de la tragédie. Eric était sauvé et j’avais cet homme hors du commun avec moi…
— Tu es tout pour moi, tout, ai-je murmuré.
Il a continué à ronfler. Au bout de quelques minutes, je me suis levée. Après une douche, je lui ai apporté son petit déjeuner au lit. Comme toujours, il a allumé une cigarette dès sa première gorgée de café avalée.
— Tu tiens le coup, Sara ?
— La vie paraît toujours plus belle quand on a dormi douze heures, non ?
— Et comment ! Bon, tu retournes le voir quand ?
— D’ici une trentaine de minutes. Tu peux venir avec moi ?
— C’est que j’ai un rendez-vous très tôt à Newark et…
— D’accord, Jack.
— Mais dis-lui bien des choses pour moi, tu veux ?
En route vers l’hôpital, j’ai soudain été frappée par la manière avec laquelle Jack en était venu à traiter mon frère. Depuis le début des vexations imposées à Eric, il avait été d’une correction et d’une générosité exemplaires envers lui tout en gardant soigneusement ses distances, en évitant un contact direct avec lui. J’étais loin de le lui reprocher, d’autant que Jack savait que le FBI connaissait son existence en tant que « mari infidèle » lié à moi. Et je l’admirais énormément d’avoir continué à soutenir Eric dans cette mauvaise passe, en toute discrétion, certes, mais avec une constance digne de respect, alors que la plupart des gens étaient terrorisés à l’idée de s’approcher de lui.
Eric était réveillé. Pâle et encore ravagé, mais moins cadavérique que la veille. Et bien plus lucide.
— J’ai l’air aussi mal que je me sens, S ?
— Oui.
— C’est franc, au moins.
— Tu le mérites. Après ce que tu as fait… Qu’est-ce que tu cherchais, Eric ?
— À boire pour oublier.
— Et il fallait te laisser mourir de faim, pour cela ?
— Oh, manger… Ça prend trop de temps, quand on veut se saouler pour de bon.
— Heureusement que Joey avait l’œil sur toi. Tu sais, le garçon à la réception de l’Ansonia ? Il a…
— J’avais vraiment l’intention d’en finir, S.
— Ne dis pas des choses pareilles, s’il te plaît.
— C’est la vérité. Je ne voyais pas comment m’en sortir.
— Combien de fois faut-il te le répéter ? Tu t’en sortiras. À condition que tu me laisses t’aider.
— Je ne vaux pas ce que tu as payé pour moi.
— Arrête, Eric. Ce n’est rien. À part la vie, qu’est-ce qui compte ?
— La gnôle.
— Peut-être. Mais j’ai vraiment de mauvaises nouvelles pour toi. Je viens de voir ton médecin et il a été catégorique : la bouteille, c’est terminé. Ton intestin ne tient plus qu’à un fil, mon cher. Il va se retaper, oui, mais c’est ton estomac qui ne pourra plus supporter le choc. Donc plus d’alcool, désolée.
— Pas autant que moi.
— Il m’a dit aussi que tu en avais pour au moins quinze jours ici.
— Ah ? C’est la NBC qui devra payer, au moins.
— Oui. C’est une petite satisfaction.
— Et mon show devant la Commission la semaine prochaine ?
— Je vais demander à Joel Eberts d’obtenir un renvoi.
Sine die, si possible.
Notre avocat a gagné un mois, en fait, pendant lequel Eric a réussi à retrouver quelques forces, d’abord à l’hôpital puis dans la maison que j’ai louée à Sagaponack malgré ses objections. En ce temps-là, c’était encore un village de pêcheurs de Long Island sans aucune prétention, à trois heures de train seulement de Manhattan mais laissé intact dans sa simplicité. Ce que j’ai trouvé était un simple bungalow de deux pièces qui donnait directement sur une plage battue par le vent. Au début, Eric ne pouvait que s’asseoir dans le sable et contempler les vagues mais bientôt il a été capable de marcher deux ou trois kilomètres par jour. Malgré le régime volontairement insipide auquel il était soumis – je suis devenue une spécialiste des macaronis au fromage –, il a repris un peu de poids. Et surtout, surtout, il a retrouvé le sommeil.
Nous menions une existence de reclus qui nous convenait parfaitement. Nous avons dévoré la pile de romans policiers que quelqu’un avait laissés dans le bungalow. Sans radio ni télévision, nous n’avons pas acheté un seul journal pendant ces quinze jours. Eric m’avait fait comprendre qu’il voulait se couper du monde, et je n’y voyais moi-même aucune objection, trop heureuse d’oublier le gâchis et la confusion qu’on appelle la vie. Jack me manquait affreusement, bien sûr. Je lui avais proposé de venir nous rejoindre quelque temps mais il m’avait expliqué qu’il était débordé de travail. Et ses week-ends restaient réservés à sa femme et à son fils. Deux fois par semaine, j’allais à la poste attendre son appel téléphonique aux moments convenus, à trois heures les mardi et jeudi après-midi. La standardiste locale m’ayant paru très intéressée par les affaires d’autrui, je prenais garde de ne mentionner ni la liste noire ni la situation familiale de Jack. Si elle nous écoutait – ce qui était le cas, j’en aurais mis ma main à couper –, elle ne pouvait donc qu’entendre deux amoureux souffrant de leur séparation. Jack ne s’est pas laissé fléchir, pourtant : il était débordé, ainsi qu’il me l’a répété.
Le dernier soir, Eric et moi sommes descendus sur la plage pour regarder le soleil se dissoudre dans les eaux calmes de la baie. Alors que tout autour de nous baignait dans une lumière ambrée, Eric a soupiré :
— À des moments pareils, je me dis qu’un bon verre ne serait pas de refus.
— Mais tu as la chance d’être encore là pour les goûter, ces moments.
— Sauf qu’ils sont encore meilleurs avec un martini ! C’est en pensant à ce qui m’attend maintenant que je sais que l’alcool va vraiment me manquer.
— Tout ira bien.
— Non. Dans quatre jours, je serai devant ces salauds de la Commission.
— Tu n’en mourras pas.
— À voir.
Le lendemain, nous étions de retour à midi. Nous avons partagé un taxi, j’ai laissé Eric à son hôtel après avoir décidé de nous retrouver à l’heure du petit déjeuner le lendemain. Ensuite, je devais l’accompagner chez Joel Eberts.
— C’est absolument indispensable, ces trucs d’avocat ? m’a-t-il demandé alors que le portier de l’Ansonia retirait sa valise du coffre.
— C’est « ton » avocat, Eric. Il va être avec toi vendredi. Donc il est nécessaire que vous conveniez d’une stratégie quelconque ensemble.
— Il n’y a pas de stratégie qui tienne devant ces gens-là.
— Il sera temps d’y penser demain. Maintenant, va appeler Ronnie. Où joue-t-il, ce soir ?
— Je n’en sais rien. J’ai le programme de sa tournée quelque part dans mon fouillis.
— Trouve-le et passe-lui un coup de fil. Je suis sûre qu’il est sur des charbons ardents.
— Merci pour ces quinze jours, S. On devrait faire ça plus souvent.
— On le fera.
— Tu veux dire quand je serai sorti de prison…
Je l’ai embrassé et je suis repartie jusqu’à la 77e Rue. Chez moi, j’ai passé un bon moment à lire le courrier qui s’était accumulé pendant mon absence. La rédaction de Saturday/Sunday m’avait notamment fait suivre de nombreuses lettres de lecteurs qui disaient espérer mon prochain retour après avoir appris ce prétendu « congé sabbatique ». Elles m’ont émue plus que je ne l’aurais avoué devant Eric ou Jack. Le plaisir d’écrire, et d’être publiée, me manquait terriblement.
Je suis allée faire quelques courses. Revenue vers cinq heures, j’ai soudain entendu la clé tourner dans la serrure de la porte d’entrée. J’ai ouvert la mienne, guettant l’arrivée de Jack. Je ne lui ai pas donné le temps de dire un mot. Ce n’est qu’après, au lit, que nous avons pu parler.
— Je crois que tu m’as manqué.
— Toi aussi, je crois.
J’ai préparé un dîner que nous avons dégusté avec une bouteille de chianti. Nous sommes retournés nous coucher. Je ne sais plus à quelle heure nous nous sommes endormis mais je me souviens d’avoir été réveillée en sursaut par la sonnette. Nuit noire. Quatre heures dix-huit à ma montre. On a sonné encore. Jack s’est étiré en grommelant :
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?
— Je vais voir.
J’ai enfilé ma robe de chambre et je suis allée décrocher l’interphone dans la cuisine.
— Oui ?
— Vous êtes Sara Smythe ? m’a-t-on demandé d’un ton brusque.
— Oui. Et vous, qui êtes-vous ?
— Police. Ouvrez, s’il vous plaît.
Oh non… Je suis restée sur place, pétrifiée.
— Miss Smythe ? Vous m’entendez ?
J’ai appuyé sur le bouton commandant la porte principale. Quelques secondes plus tard, on a frappé à la mienne mais je n’arrivais pas à bouger. Les coups ont redoublé. Jack s’était levé. Il est entré en serrant la ceinture de son peignoir.
— Jésus, que se passe-t-il ? s’est-il écrié en me découvrant la tête contre le mur.
— Va ouvrir, je t’en prie.
Ils frappaient encore plus fort.
— Mais qui est-ce, enfin ?
— La police.
Il est devenu blanc. Il a tourné les talons. Je l’ai entendu déverrouiller la porte.
— Sara Smythe, s’il vous plaît.
La même voix impérieuse.
— Quel est le problème, dites-moi ?
— C’est à miss Smythe que nous voulons parler.
Deux policiers en uniforme ont fait irruption dans la cuisine, Jack derrière eux. L’un d’eux est venu se placer devant moi. La cinquantaine, un visage rond, aux traits peu accusés, avec l’expression tendue de quelqu’un porteur de mauvaises nouvelles.
— C’est vous, Sara Smythe ?
J’ai acquiescé d’un signe.
— Vous avez un frère nommé Eric ?
Je n’ai pas répondu. Mes jambes se sont dérobées sous moi. J’étais en pleurs.