J’ai appelé Joel Eberts dès le lendemain
matin.
— Avant toute chose, Sara, je suis certain que
vous pourriez traîner en justice cette merde de Winchell pour
diffamation caractérisée et que…
— Je ne veux pas.
— Je suis aussi au courant de ce qu’ils vous ont
fait, à Saturday/Sunday. Nous sommes
tout à fait en mesure de leur arracher l’argent qu’ils vous doivent
encore, et même plus.
— Je ne m’en soucie pas.
— Vous devriez, pourtant. Si des gens comme vous
ne se battent pas…
— Je ne suis pas d’humeur à me battre, Joel. Je
pars perdante, de toute façon, et vous le savez fort bien. Et
d’ailleurs, je m’en vais. Je quitte l’Amérique.
— Ah… Depuis quand, cette décision ?
— Cette nuit. Autour de cinq heures du matin, pour
être plus précise.
— C’est une bonne idée, à mon avis. Je peux aider
d’une manière ou d’une autre ?
— Je ne vois pas pourquoi ils vous le
refuseraient. Vous n’êtes pas convoquée par la Commission, ni
soumise à enquête du FBI, donc il ne devrait pas y avoir de
problèmes… À votre place, je ne perdrais pas de temps,
cependant. Au cas où le délire de Winchell donnerait de mauvaises
idées à un bureaucrate quelconque. Quand rentrez-vous à New
York ?
— Demain soir, normalement.
— Voulez-vous que je vous réserve une place sur un
bateau pour ce week-end ? J’ai toujours pouvoir sur votre
compte en banque.
— Merci.
— Je m’y mets tout de suite.
— Un dernier point, Joel. Je vous ai envoyé une
lettre, hier. Écrite dans un moment très dur, de confusion. Vous
allez me promettre de ne pas la lire. De la déchirer dès qu’elle
sera chez vous.
— Ça doit être quelque chose, cette lettre.
— J’ai votre parole ?
— Promis juré. Téléphonez-moi dès que vous serez
là. Vous irez chez vous ?
— Et où d’autre ?
— Eh bien, dans ce cas vous risquez d’avoir de la
visite.
— Oh non…
— Oh si.
— Il vous a encore embêté à mon sujet ?
— Je croyais que je ne devais plus rien vous dire
à ce sujet.
— Je vous le demande, là.
— J’ai une
belle pile de lettres sous le coude. Et d’après le concierge de
votre immeuble, il passe de temps à autre, visiblement en guettant
votre retour.
J’ai lutté une seconde contre un assaut de
remords. Il a vite passé.
— Je descendrai à l’hôtel.
— Ce serait plus sage… si vous ne voulez pas le
voir.
— Je ne veux vraiment pas, non.
— À vous de juger, Sara. J’attends votre
appel.
Dès que j’ai raccroché, j’ai téléphoné au docteur
Bolduck. Il s’est montré préoccupé par mes projets de voyage.
— Vous êtes seulement à quinze jours de votre
opération. La cicatrisation est en bonne voie mais… je préférerais
de loin que vous observiez encore une semaine de repos.
— On ne peut pas dire qu’une traversée sur un
transatlantique soit un effort physique considérable, tout de
même.
— Non, mais vous serez en pleine mer pendant cinq
jours. Si vous aviez besoin d’une assistance médicale, à ce
moment ?
— Je suis sûre qu’il y a toujours un médecin ou
deux à bord.
— Franchement, Sara, vous devriez attendre.
— Je ne peux pas. Je ne veux pas !
— Cette envie de partir, c’est bien
compréhensible, a-t-il concédé en remarquant la sécheresse de ma
réplique. Ce n’est pas inhabituel, dans des cas comme…
— Donc vous reconnaissez qu’il n’y a pas
d’objection médicale sérieuse à un voyage.
— Sur le
plan physique, c’est un peu risqué mais non impensable. Et
psychologiquement, je dirais que c’est une riche idée. Je donne
toujours le même conseil aux personnes qui viennent de subir une
perte : « Bougez ! »
J’ai bougé. Dans l’après-midi, Ruth est venue
m’aider à empaqueter mes affaires. Plus tard, j’ai écrit à Duncan
Howell pour lui annoncer que je renonçais à ma rubrique et le
remercier de son attitude après le scandale Winchell. J’ai aussi
rédigé un petit mot à l’intention de Jim : « Si j’étais
vous, je ne me pardonnerais jamais. J’ai pris trop de libertés avec
la vérité, ce que vous ne méritiez pas. Pour ma défense, je peux
seulement dire que je craignais de parler de ma maternité, et que
j’avais certaines raisons. Cela n’excuse en rien mon comportement.
Il n’y a rien de pire que de blesser autrui gratuitement. Et j’ai
l’impression que c’est ce que j’ai fait. »
J’ai posté les deux enveloppes à la gare de
Brunswick le lendemain matin. Je voyageais léger, n’emportant avec
moi que ma machine à écrire et une valise. Tous les livres et
disques que j’avais achetés pendant mon séjour dans le Maine sont
allés à la bibliothèque municipale. Mes deux bagages ont été
enregistrés jusqu’au terminus de New York. Ruth, qui m’avait
accompagnée, m’a prise dans ses bras.
— J’espère que la prochaine fois que vous viendrez
ce ne sera pas encore pour fuir quelque chose.
J’ai souri.
— Mais c’est l’endroit idéal pour tourner le dos
au reste de l’Amérique.
— Alors pourquoi vous en aller si loin, dans ce
cas ?
— Parce que,
grâce au sieur Winchell, je me sens étrangère dans mon propre pays.
Maintenant, je vais voir si je peux me sentir chez moi à
l’étranger.
J’ai somnolé pendant la majeure partie du trajet.
J’étais épuisée par les émotions, et par la douleur physique qui se
manifestait à nouveau puisque j’avais sacrifié au feu ma réserve
d’analgésiques et que je n’avais pas osé demander une nouvelle
ordonnance à mon médecin. Chaque fois que je prenais un cachet
d’aspirine, je me revoyais sur le canapé avec les calmants et le
whisky, et j’étais prise de frissons. Deux jours auparavant, la
décision d’en finir avec la vie me paraissait si logique, si
rationnelle… Au point d’avoir été transportée à l’idée que j’allais
disparaître de ce monde, enfin. Mais là, tandis que le train
avançait lentement le long de la côte, je ne cessais de me
dire : « Si le téléphone n’avait pas sonné, tu n’aurais
pas vu ce jour. » Il n’avait rien d’exceptionnel, pourtant, le
ciel était bas et gris, mais c’était « un jour » et
j’étais encore là pour le vivre, heureusement.
Arrivée à Penn Station vers neuf heures, j’ai
demandé à un porteur de transporter mes bagages à l’hôtel
Pennsylvania, juste en face de la gare. Ils avaient une chambre,
que j’avais réservée pour la nuit et peut-être la suivante. Après
avoir contemplé un instant la ville de ma fenêtre, j’ai tiré les
rideaux sur ses orgueilleuses lumières, je me suis déshabillée et
mise au lit. Je me suis réveillée le lendemain à huit heures, plus
reposée que je ne m’étais sentie depuis des mois. Après un bain,
j’ai appelé Joel Eberts qui m’a demandé de venir le voir sans
tarder. J’ai feuilleté le New York
Times dans le taxi. Il y avait un petit article au bas de la
page 11, à propos du suicide la veille d’un acteur
d’Hollywood, un certain Max Monroe, quarante-six ans, qui avait joué dans
plusieurs films de série B. D’après son agent, il avait
souffert de dépression au cours des deux dernières années, et plus
précisément depuis que les offres de rôles s’étaient taries quand
la Commission d’enquête sur les activités antiaméricaines l’avait
mis à l’index.
J’ai replié le journal, incapable de lire la
nouvelle jusqu’au bout, et j’ai regardé distraitement la cité,
aussi frénétique et imbue d’elle-même que d’habitude. Les gens
étaient tellement pressés, ici, tellement actifs, qu’ils ne
soupçonnaient sans doute même pas les injustices qui se
commettaient quotidiennement en leur nom, les carrières brisées,
les réputations ruinées, les vies en miettes. C’était là l’un des
aspects les plus redoutables de la chasse aux sorcières : tant
qu’on n’était pas menacé personnellement, on pouvait continuer à
vivre comme si de rien n’était. Je n’arrivais pas à comprendre
comment nous nous étions tous laissé piéger, bâillonner par les
démagogues, mais je savais que je ne resterais pas ici. J’allais
mettre un océan entre mon pays et moi. Jusqu’à ce que cette folie
soit terminée.
Joel avait plein de nouvelles pour moi. J’avais
une cabine réservée sur le vapeur Corinthia, qui lèverait l’ancre le soir même et
atteindrait Le Havre en une semaine. Il s’était procuré les
formulaires de demande de passeport et m’a conseillé de courir au
service concerné, celui où j’avais accompagné mon frère jadis. Si
je voulais l’avoir en fin d’après-midi, j’avais une demi-heure pour
y déposer toutes les pièces exigées. Alors que je ressortais du
bureau des passeports, hors d’haleine, mes yeux sont tombés sur le
siège de Saturday Night/Sunday Morning,
de l’autre côté de la rue. Je
les ai détournés bien vite, à la recherche d’un taxi.
Nous étions convenus de nous retrouver pour
déjeuner à un petit italien non loin du cabinet de Joel. Le patron,
un grand ami de ce dernier, a tenu à nous offrir un verre d’asti
spumante. Nous avons trinqué à mon
départ vers de nouveaux horizons.
— Vous avez une idée de ce que vous allez faire
là-bas ?
— Pas vraiment, non. Je ne sais même pas où
j’irai, exactement. Mais je crois que ce sera Paris, au
début.
— Vous m’écrirez dès que vous serez installée
quelque part ?
— Je vous télégraphierai, plutôt. Parce que
j’aurai besoin de virements bancaires.
— Bien sûr. Je m’en occuperai.
— Et vous me direz combien je vous dois pour tout
ce que vous avez déjà fait pour moi ?
— Prenez-le comme un service entre amis.
— Non. Je tiens à ce que votre travail soit payé,
Joel.
— C’est l’un des nombreux aspects qui me plaisent
en vous, Sara. Vous êtes peut-être la personne la plus
« morale » que j’aie jamais connue.
— Et regardez où cela m’a conduite.
Il est resté silencieux un instant, parcourant le
bord de son verre d’un doigt pensif.
— Vous permettez que je vous pose une
question ?
— La réponse est oui. Je pense toujours à lui.
Beaucoup.
— Quoi, je suis transparent à ce
point ?
— Non. C’est moi qui le suis.
— Comme je vous l’ai dit au téléphone, j’ai au
bureau une bonne vingtaine de lettres qu’il vous a envoyées. Il m’a appelé plusieurs fois, aussi.
En me suppliant de lui dire où vous étiez.
— Et qu’avez-vous répondu ?
— Ce que vous m’aviez demandé. Il voulait
également savoir si je faisais suivre votre courrier. Je lui ai
expliqué que selon vos instructions je conservais toute votre
correspondance personnelle, pour l’instant.
— Et il vous a laissé en paix,
ensuite ?
— Eh bien… Vous voulez vraiment savoir ? Il
m’a rendu visite directement. Il y a un mois et demi, environ. Je
l’ai fait asseoir dans mon bureau et il a…
— Oui ?
— Il s’est mis à pleurer.
— Assez, Joel.
— Très bien, a-t-il soupiré en s’emparant du menu.
Vous prenez quoi ?
— Que vous a-t-il dit ?
— Je croyais que vous ne vouliez pas…
— C’est vrai. Je ne veux pas. Dites-le quand
même.
— Il m’a juré que la vie n’avait plus de sens pour
lui depuis que vous étiez partie. Et il a essayé de m’expliquer
comment…
— Comment il a tué mon frère ?
— Sara ! Vous savez que ce n’est pas
vrai.
— D’accord, d’accord. Il n’a pas appuyé sur la
détente mais il a tout fait pour qu’ils le mettent en joue. Il leur
a donné Eric sur un plateau. Et il faudrait que je lui
pardonne ?
Ses doigts tambourinaient sur la table,
maintenant.
— Pardonner… Il n’y a rien de plus difficile. Ni
de plus important.
— Pour vous, peut-être. Pas pour moi.
— Vous avez raison, Sara. Eric n’était pas mon
frère.
—
Exactement, ai-je approuvé en saisissant la carte à mon tour. Bien.
Je prendrai la piccata de veau.
— Excellent choix, a-t-il approuvé en faisant
signe au garçon.
Sans me quitter du regard, il a sorti une
enveloppe de sa poche. Je l’ai reconnue aussitôt. « Brunswick,
Maine ».
— Voici la lettre que vous m’avez envoyée.
— Ah… Vous ne l’avez pas lue, n’est-ce
pas ?
— Elle n’a pas été ouverte, Sara. Comme vous me
l’aviez demandé. Tant qu’elles restent dans le cadre de la
légalité, je respecte toujours les consignes de mes clients.
— Merci, ai-je soufflé en la prenant et en la
glissant dans mon sac.
Il m’a dévisagée longuement. J’ai compris qu’il
avait deviné ce que je lui avais écrit. À quel point je
m’étais approchée du précipice, ce jour-là.
— J’espère que vous allez vous reposer durant la
traversée, Sara. Vous m’avez l’air fatiguée.
— Je le suis. Et je compte bien dormir pendant
presque toute cette semaine en mer. S’ils me laissent monter à
bord, évidemment.
— Pourquoi, vous en doutez ?
— Sans passeport, c’est impossible. Et puisque le
Département d’État avait refusé le sien à Eric…
— Ne vous inquiétez pas. Vous l’aurez, vous.
En effet. À cinq heures de l’après-midi, le
préposé m’a remis un carnet vert flambant neuf, valable cinq ans.
Joel m’avait accompagnée, pour le cas où des difficultés de
dernière minute auraient surgi. Mais tout s’est déroulé
normalement. Le fonctionnaire m’a même souhaité bon voyage.
Nous avons
réussi à arrêter un taxi au milieu de la pagaille de cette heure de
pointe. J’avais à peine quarante-cinq minutes pour rejoindre
l’embarcadère 76. La nuit tombait sur Manhattan. Soudain, j’ai
eu une terrible envie de sauter de la voiture, de me jeter dans la
première cabine venue et d’appeler Jack. Mais que lui aurais-je
dit ?
— Vous pensez qu’il y a une raison à tout ce qui
nous arrive ?
La question était sortie d’elle-même, comme si je
méditais à voix haute. Joel m’a regardée avec attention.
— Vous demandez ça au juif agnostique que je suis,
Sara ? Je ne crois pas au dessein divin, ni même à ce machin
qu’on appelle le destin. Ce que je crois, c’est qu’il faut essayer
de vivre dignement en espérant que tout se passe au mieux. Vous
voyez autre chose, vous ?
— Si seulement je savais, Joel. Si
seulement…
— Quoi ?
Silence.
— Eric aurait eu son passeport et tout aurait
été…
— Sara…
— Ou il serait parti pour le Mexique tout de
suite. S’il ne s’était pas retourné dans ce taxi qui le conduisait
à l’aéroport. Si seulement…
— Ne vous lancez pas dans le jeu des « si
seulement », je vous le conseille. Vous ne serez jamais
gagnante.
Nous avons continué à l’ouest. 50e Rue, 12e Avenue, 48e Rue, l’enceinte portuaire… Le chauffeur a
remis mes bagages à un porteur. Je me suis retenue à la manche de
Joel, soudain prise de vertige.
— Qu’est-ce que je fais là ?
— J’ai peur, Joel.
— C’est la première fois que vous quittez le pays.
Un peu d’angoisse, il n’y a rien d’étonnant à ça.
— Je suis en train de faire le mauvais
choix.
— Vous pouvez toujours revenir, Sara. Ce n’est pas
un bannissement à vie, il me semble.
— Dites-moi que je suis folle.
Il m’a embrassée sur le front, tel un père donnant
sa bénédiction à sa fille.
— Bon voyage, Sara. Télégraphiez-moi dès que vous
serez installée.
Le porteur a toussoté, cherchant à me faire
comprendre qu’il était temps d’embarquer. Je suis tombée dans les
bras de Joel, qui a fini par se dégager doucement.
— Qu’est-ce que je vais faire là-bas ? ai-je
murmuré.
— Survivre, au pire. Vivre, au mieux. Comme nous
tous.
Je me suis engagée sur la passerelle. Avant
d’atteindre le pont, je me suis retournée. Le taxi de Joel était en
train de passer le portail. J’ai baissé les yeux. Pas de dernier
regard sur la majesté de la ville. Pas d’adieux éplorés à
Manhattan. Il fallait partir, et partir en silence.