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« Jusqu’à sa mort. »
Le manuscrit s’arrêtait là. J’ai gardé un moment la dernière page devant moi, les yeux fixés sur cette phrase finale, avant de la laisser tomber sur la pile désordonnée qui s’était accumulée au sol, au pied du sofa. Je me suis redressée, le regard maintenant perdu à travers la fenêtre, essayant de ne pas penser, ne sachant que penser. La lumière hésitante d’un nouveau jour commençait à fendre l’obscurité du ciel. Six heures et quart, indiquait ma montre. J’avais passé toute la nuit à lire.
Il m’a fallu rassembler mon énergie pour me lever, aller me déshabiller dans ma chambre. Je suis restée une éternité sous la douche puis j’ai enfilé une robe, et pendant que le café passait j’ai ramassé tous les feuillets épars pour les rempiler dans leur carton. J’ai bu deux tasses corsées et je suis partie avec la boîte sous mon bras. Dans le taxi qui me conduisait 42e Rue, j’ai sorti mon portable.
— Allô, a fait Meg d’une voix bronchitique.
— J’arrive. À l’instant.
— Mais quelle heure est-il ?
— Sept heures et quelques.
— Dieu du ciel ! Il s’est passé quelque chose ?
— Oui. Je n’ai pas dormi de la nuit. J’ai lu.
— Quoi donc ?
— Tu le sais très bien, je crois.
Comme elle ne répondait pas, j’ai continué :
— Et tu sais aussi où je suis allée, hier soir. Non ?
— Moi ? Aucune idée.
— Menteuse.
— On m’a déjà traitée de pire. Je dois mettre une cuirasse, en perspective de ton arrivée ?
— Bonne idée.
Elle était vêtue d’une vieille robe de chambre passée sur un pyjama d’homme. L’incontournable cigarette brûlait déjà dans le cendrier, et c’était la deuxième. Le commentateur de CNN beuglait à la télé. Comme toujours, le sol était jonché de livres et de magazines. Les restes du dîner – ramequins en plastique du traiteur chinois – n’avaient pas encore été débarrassés de la table qui lui servait aussi de bureau. Je connaissais cet appartement depuis quarante-quatre ans et rien n’avait changé. Il devait être le même quand Sara y était venue le soir de l’enterrement de mon père, en 1956.
— Je ne te parle plus, ai-je annoncé en m’asseyant et en lançant le carton du manuscrit sur le canapé.
— Tant mieux.
Elle a éteint le téléviseur.
— Café, ou café ?
— Café. Et des explications.
— À propos de quoi ? s’est-elle étonnée en saisissant son antique cafetière.
— Ne finasse pas avec moi, Meg. Ça ne te va pas du tout.
— Et moi qui avais justement décidé de « finasser », dans mes bonnes résolutions de nouvelle année.
— Sacré bouquin, ai-je remarqué en montrant le manuscrit. Je suppose que tu l’as lu ?
— En effet.
— Elle t’a demandé d’être son éditrice ?
— Je l’ai lu en tant qu’amie.
— Ah oui, j’oubliais que vous avez été copines comme cochon pendant près d’un demi-siècle, toi et la Mystérieuse Inconnue. Et maintenant tu vas l’aider à publier ce truc, non ?
— Ce n’est pas son intention. Elle l’a écrit pour elle.
— Ah bon ? Alors pourquoi elle tenait tant à ce que je le lise ?
— C’est une histoire qui te concerne. Il fallait que tu sois au courant.
— Maintenant ? Juste après avoir enterré ma mère ?
Elle a haussé les épaules.
— Tu aurais dû me raconter, Meg. Depuis des années.
— C’est vrai, j’aurais dû. Mais Dorothy était catégorique : si ton frère ou toi aviez appris quoi que ce soit, elle n’aurait jamais touché à cet argent.
— Elle n’aurait jamais dû y toucher, de toute façon.
— Oui ? Dans ce cas, tu n’aurais pas fréquenté ces écoles privées si chic.
— La grande affaire.
— Oui, la grande affaire ! Et tu le sais pertinemment. Elle a eu beaucoup de cran, Dorothy. Imagine un peu : devoir compter sur l’argent de l’amante de son mari disparu pour payer l’éducation de ses enfants…
— Je croyais que c’était oncle Ray qui s’en était chargé ?
— Lui ? Il ne lui a jamais donné un dollar ! Le radin WASP dans toute sa splendeur. Pas de gosses, une clientèle de richards bostoniens, un compte en banque bien garni, mais quand sa sœur et ton père ont été dans la mouise, quand Jack s’est retrouvé sans travail, il a prétendu qu’il ne pouvait rien pour eux. Et il ne s’est même pas fendu d’une visite alors que Jack se mourait à l’hôpital, un hôpital qui était à dix minutes de chez lui à pied, pourtant ! Il n’a même pas cherché à consoler sa sœur. Ah si, un déjeuner la veille de la mort de Jack, pour lui sortir qu’elle n’aurait jamais dû épouser « un Irlandais de Brooklyn » ! Dorothy ne lui a pratiquement plus adressé la parole, après ça. Mais, de toute façon, je ne pense pas qu’ils se soient jamais vraiment appréciés, l’un et l’autre. Il a toujours critiqué ses moindres faits et gestes, et notamment l’existence de mon frère dans sa vie.
— Mais on m’a toujours répété que Ray avait été mon bienfaiteur !
— Ta mère devait avoir une histoire à te raconter sur cet argent. Dieu sait que ça la rendait malade, d’accepter le cadeau de Sara ! Elle n’en parlait presque pas mais je sais que ça la rongeait. Sauf qu’elle était réaliste, tu comprends. Avec son salaire de bibliothécaire, elle n’aurait pas pu vous donner l’éducation que vous avez eue. Alors elle a mis sa fierté dans sa poche, comme elle l’a toujours fait, cette idiote ! Et elle n’a pensé qu’à votre bien.
— C’était pour « mon bien », de ne rien me révéler de tout ça jusqu’à maintenant ?
— Elle a toujours insisté là-dessus. Je crois qu’elle craignait votre réaction, si vous appreniez. Mais une semaine avant sa mort, je suis allée la voir à l’hôpital et elle m’a dit… Elle savait qu’elle n’en avait plus pour longtemps. « Quand je ne serai plus là, est-ce que tu vas lui raconter, à Kate ? » J’ai répondu que je resterais bouche cousue si c’était ce qu’elle désirait, et elle : « À toi de voir. Mais si tu penses qu’il le faut, alors que ce soit “elle” qui le dise à Kate. C’est son histoire autant que la mienne. »
— Comment savait-elle que Sara était toujours là, d’abord ?
— Elle me demandait de ses nouvelles, de temps à autre. Elle n’oubliait pas que nous étions amies, que nous restions en contact. Et elle savait aussi qu’à travers moi Sara gardait un œil sur toi.
— Gardait un œil ? À en juger par sa galerie de portraits chez elle, et par cet album qu’elle m’a envoyé, elle a fait un peu plus que ça ! Et avec ton aide.
— Oui, c’est vrai. C’est moi qui lui ai donné ces photos, ces articles… Parce qu’elle me le demandait, et parce que son intérêt pour toi était sincère, et parce que je trouvais qu’elle méritait de suivre tes progrès.
— Et maman, ça ne la choquait pas ?
— Elle ne disait rien, en tout cas. Il s’était écoulé une bonne dizaine d’années depuis la mort de Jack quand elle a remarqué une fois devant moi que « cette femme », comme elle a dit, avait eu « le bon goût de rester dans son coin ». Un peu après, tu as joué dans Guys and Dolls à ton école et Sara est venue à la représentation. J’étais avec Dorothy, je sais qu’elle l’a vue dans la salle mais elle n’a fait aucun commentaire. Et pour ta remise de diplôme à Brearley aussi, elle n’a rien dit. Elle comprenait que Sara respectait le pacte et même je crois qu’à sa façon ta mère appréciait l’intérêt qu’elle te portait. Ton père n’était plus là depuis vingt ans, tout de même. Et puis elle avait mesuré l’importance de la pension versée par Sara pour ton avenir et celui de Charlie. Alors, Dorothy était reconnaissante, oui, même si elle ne disait rien.
— Et elles ne se sont jamais revues ?
— Eh non. Quarante-trois ans de silence réciproque. Pourtant elles vivaient à quelques rues de distance… Mais enfin, tu sais comment était ta mère. Un cœur d’or sous un blindage renforcé.
— À qui le dis-tu ! Négocier avec Jimmy Hoffa, ce devait être plus facile qu’avec elle !
— Et voilà, tu recommences ! Elle était dure, d’accord, mais moralement impeccable. Et c’est pour ça qu’elle m’a laissé entendre que c’était à Sara de te mettre au courant. Avec sa pudeur habituelle, c’était une manière de dire à Sara qu’elle ne partait pas vers sa tombe avec la haine au cœur. C’était sa bonne action, sa mitsva… Je crois qu’au final elle était parvenue à cette conclusion : « Puisque je ne serai plus là pour en souffrir, pourquoi l’empêcher encore de la voir ? »
— Dans ce cas, tu aurais pu tout simplement nous présenter, toi.
— Ah, mais ta coriace de mère a eu le dernier mot là-dessus ! Ce jour-là, elle a été très claire : « Si cette femme veut vraiment rencontrer Kate, tu dois me promettre que tu ne lui diras rien avant. En fait, je te demande de faire comme si tu ne la connaissais pas. À “elle” de trouver le moyen d’entrer en contact avec Kate, et de voir si Kate est disposée à l’écouter. »
Je n’en revenais pas, et cependant c’était maman tout craché, cette façon de pardonner tout en envoyant un petit message bien appuyé. L’absolution, mais en s’assurant de marquer un point sur le terrain moral, et en dissimulant cette revanche derrière un écran de fumée parfumée à la violette de la correction et de la bienséance ! Son coup de maître, sans discussion possible. Elle qui me connaissait mieux que personne, elle savait – elle savait ! – que je me fermerais comme une huître, que je jouerais les dures, que je repousserais les avances d’une femme que je classerais spontanément comme une vieille toquée. Et elle savait que Sara aurait assez de volonté pour forcer la rencontre, finalement. Et puis ? Et puis j’aurais toute l’histoire, mais uniquement dans la version de Sara. Parce que si elle avait voulu me donner la sienne, elle se serait confiée à moi avant sa mort, ou bien elle m’aurait laissé une longue lettre. Mais non, elle avait préféré le silence, pour des raisons qui m’échappaient et au risque que je reste avec la seule interprétation de Sara. C’était une décision qui me renversait.
— Tu aurais dû au moins me prévenir qu’une bombe à retardement allait m’exploser à la figure.
— Une promesse, c’est une promesse. Ta mère m’a fait quasiment jurer sur la Bible de sa chambre d’hôpital que je ne te dirais pas un mot. Je savais que tu n’allais pas me porter dans ton cœur quand Sara aurait réussi à te rencontrer mais… Si mon éducation catholique m’a appris au moins une chose de bien, c’est de savoir garder un secret.
— Tu es sûre que Charlie n’est pas au courant ?
— Le pleurnicheur professionnel ? Même tout gamin, il était trop occupé à s’apitoyer sur son sort pour remarquer quoi que ce soit. Et comme il a snobé ta mère pendant les quinze dernières années de sa vie… Non, le petit Charlie n’est pas du tout au parfum. Et il ne le sera pas, à moins que tu ne lui en parles.
— Pourquoi ? Ça ne ferait que le renforcer dans l’idée qu’il est parti perdant depuis le début. Et s’il apprend que papa a été un tel salaud…
— Ne t’avise plus de parler comme ça ! Jamais !
J’ai été stupéfaite par la violence de sa réaction. Stupéfaite et révoltée.
— Ah oui, et pourquoi ? Il a seulement gâché la vie de tout le monde autour de lui ! Et maintenant, hop, il revient pourrir la mienne.
— Eh bien, ma pauvre petite fille en sucre, je suis vraiment navrée d’apprendre que ton fragile équilibre est en morceaux parce que tu as découvert que ton père était quelqu’un de complexe, mais laisse-moi te…
— « Complexe » ? Il s’est conduit d’une manière épouvantable !
— Oui. Et Dieu sait s’il l’a payé. Tout comme Sara a payé pour ses erreurs. On ne vit pas sans rembourser au centuple ses mauvais choix.
— C’est à moi que tu expliques ça ? Moi qui suis le Plantage personnifié !
— Non, tu es l’autoflagellation personnifiée. Et c’est tellement stupide !
— D’accord, j’ai toutes les raisons d’être folle de bonheur mais je les refuse ! C’est bien dans la tradition des Malone, non ?
— Quelle famille n’a pas ses travers ? Son cadavre dans le placard ? Et alors ? Mais ce qui me désole, ce qui me tue, ce que ni ta mère ni moi n’avons jamais été capables de comprendre, c’est pourquoi voilà dix ans que tu as l’air déçue par tout, absolument tout ! À commencer par toi-même.
— Parce que je le suis, décevante !
— Arrête !
— Mais si ! J’ai déçu tout le monde. Ma mère, mon fils… et même mon connard d’ex-mari ! Et moi aussi, moi la première !
— Tu te trompes, Kate, a-t-elle voulu me raisonner.
— Non !
— Tu sais ce que j’ai compris il y a quelque temps déjà ? Toute la vie est une catastrophe, fondamentalement, mais la plupart des choses qui t’arrivent ne se terminent pas en bien ou en mal : elles se terminent, point. Et dans la confusion, en général. Alors quand tu assumes que toute cette pagaille n’a qu’une seule vraie fin, le terminus obligatoire, eh bien…
— Ah, je vois, oui ! Tu essaies d’être heureuse dans la pagaille, c’est ça ?
— Bon sang, mais c’est quoi pour toi, le bonheur ? Un crime passible de taule ?
— Je ne connais pas, le bonheur.
— Tu n’as pas toujours été comme ça, Kate.
— Oui, mais c’était avant que je commence à me tromper.
— Avec les hommes, tu veux dire ?
— Peut-être.
— Écoute, je pourrais écrire des volumes sur chaque déception à la noix, sur chaque échec que j’ai eu à subir dans ma fichue existence ! Et puis ? Tout le monde a des coups durs. C’est aussi basique que la vie. Mais ce qui l’est tout autant, c’est que tu n’as pas le choix : tu dois continuer. Est-ce que je suis heureuse, moi ? Non, pas spécialement. Et je ne suis pas malheureuse non plus.
J’ai baissé la tête, incapable de trouver quoi que ce soit d’autre à dire, ou à penser, ou à ressentir.
— Rentre chez toi, Kate, a-t-elle poursuivi doucement. Tu as besoin de sommeil.
— C’est peu dire…
Je me suis relevée avec peine.
— Je pense que j’appellerai l’avocat de maman demain. Il est temps de voir son testament. Quoiqu’il n’y ait pas grand-chose à voir, à mon avis. Il ne devait pratiquement plus rien rester quand j’ai fini mes études.
— Elle a dépensé avec sagesse. Pour vous deux.
— Je ne lui ai jamais rien demandé.
— Mais si. Comme n’importe quel enfant, tu voulais une mère parfaite, impeccable. Et à la place tu as découvert que c’était un tissu de contradictions. Comme nous tous.
Pendant que je renfilais mon manteau, elle a pris le carton du manuscrit.
— N’oublie pas ton livre.
— Ce n’est pas « mon » livre. Et si tu le lui rendais, toi ?
— Oh non ! s’est-elle exclamée en me jetant la boîte dans les bras. Je ne vais pas jouer les coursiers pour toi.
— Je ne veux pas la revoir.
— Dans ce cas, va à la poste et renvoie-le.
— D’accord, d’accord !
Arrivée devant la porte, je me suis retournée.
— Je t’appelle demain.
— Ah ! Donc on s’adresse à nouveau la parole, finalement ?
— On a le choix ?
— Va au diable ! a-t-elle pouffé en me déposant un baiser sur la joue.
Dehors, j’ai arrêté un taxi et je lui ai donné mon adresse. Nous étions à mi-chemin quand je lui ai soudain demandé de changer de cap : direction 77e Rue Ouest.
Il était huit heures quand j’ai sonné à l’interphone. Elle m’a répondu d’une voix très alerte, très éveillée, et m’a ouvert dès qu’elle a reconnu la mienne. Elle m’attendait sur le pas de sa porte, aussi élégante et soignée qu’à son habitude.
— Quelle bonne surprise…
— Je ne fais que passer. Je voulais simplement vous rendre ceci.
Et je lui ai tendu le carton.
— Vous l’avez déjà lu ?
— En effet.
Nous sommes demeurées l’une devant l’autre un moment, jusqu’à ce qu’elle reprenne :
— Je vous en prie, entrez.
J’ai fait non de la tête.
— S’il vous plaît. Un instant, au moins.
J’ai obéi de mauvaise grâce. Sans retirer mon manteau, j’ai pris place dans un fauteuil. À part pour refuser un café ou un thé, je suis restée silencieuse et, avec beaucoup de finesse, elle n’a nullement essayé d’engager la conversation. Assise en face de moi, elle attendait que je me décide.
— J’aurais préféré ne pas l’avoir lu, votre livre.
— Je comprends.
— Non, vous ne comprenez pas, ai-je répliqué à voix basse. Vous n’imaginez même pas.
Encore un silence.
— Le Jack Malone qui est dans ce manuscrit… ce n’est pas le père dont maman me parlait parfois. Pas cet exemple moral, pas l’Irlandais au grand cœur. J’ai toujours eu l’impression que… comment dire ? Qu’à côté de lui ma mère ne faisait pas le poids. Une modeste bibliothécaire qui menait une vie monotone avec ses deux gosses dans un appartement étriqué et qu’aucun autre homme ne penserait épouser, tellement elle était froide et pincée.
— Meg m’a dit qu’elle avait eu quelques amis, pourtant.
— Oui. Dans mon enfance, elle a dû fréquenter un ou deux types. Mais à partir des années soixante-dix elle n’a eu personne dans sa vie, j’en suis pratiquement sûre. Peut-être que mon cher papa lui avait donné son compte de trahison.
— Vous avez probablement raison.
— Vous lui avez gâché la vie.
Elle a eu une moue résignée.
— C’est une interprétation. Mais c’est elle qui a choisi de rester avec lui et cela a déterminé tout le reste de sa vie. Était-ce un bon choix ? Moi, je n’aurais pas accepté. Je l’aurais quitté sans hésiter. Seulement il ne s’agit pas de moi mais de votre mère. Qui peut dire si elle a eu tort ou non ? Elle a choisi, c’est tout.
— Et vous, vous avez choisi d’être mon ange gardien. L’occulte mais omniprésente bienfaitrice. Dites-moi, miss Smythe : vous n’aviez rien de mieux à faire de votre vie ? Ou bien il vous était tellement impossible d’oublier l’extraordinaire Jack Malone que vous vous êtes sentie obligée de vous intéresser à sa fille ? Ou bien c’était votre façon de faire pénitence ?
Elle m’a regardée sans broncher.
— Meg m’avait prévenue que vous ne mâchiez pas vos mots.
— Je crois que je suis un peu à cran, oui. Pardon.
— Non, vous avez le droit. C’est lourd à assumer pour vous, tout cela. Mais pour votre information, simplement, je dois vous dire qu’après la mort de votre père j’ai abandonné le journalisme et…
— Comment ? Vous qui aviez tant besoin d’un public ? C’est incroyable.
— J’en ai eu assez d’entendre le bruit de ma machine à écrire, disons. Et de ce que ma production avait de superficiel, également. Je suis entrée dans l’édition. J’ai travaillé à Random House pendant trente-cinq ans.
— Et vous ne vous êtes jamais remariée ?
— Non, mais je n’ai jamais manqué de compagnie masculine. Quand je le voulais, moi.
— Donc vous n’avez jamais pu tourner la page, vis-à-vis de mon père ?
— Aucun homme ne m’a paru à la hauteur de Jack, en effet. Mais je m’y suis résignée parce qu’il le fallait, en vérité. Et je pense à lui tous les jours, bien sûr. Tout comme à Eric. Enfin, votre père n’est plus là depuis… mon Dieu, quarante-quatre ans. Et mon frère depuis encore plus longtemps. C’est le passé.
— Non, c’est « votre » passé.
— Exactement. Mon passé. Mes choix. Et voulez-vous que je vous dise quelque chose d’assez amusant, en fin de compte ? À ma mort, tout ce passé va disparaître avec moi. C’est la découverte la plus étonnante que l’on fait, en vieillissant : se rendre compte que toutes les souffrances et les joies, tout ce… drame, sont tellement éphémères. Vous les portez en vous et puis vous disparaissez, et plus personne ne se souvient du roman qu’a été votre vie.
— À moins de l’avoir raconté à quelqu’un. Ou de l’avoir écrit.
Elle a ébauché un sourire.
— Sans doute, oui.
— Et c’était votre but, en me forçant à lire vos épanchements littéraires alors que je viens de laisser ma mère au cimetière ? Me faire partager quelques secrets de famille bien sordides, finalement, et du même coup avoir la satisfaction de ne plus être seule avec votre peine ?
Je me serais giflée. Mais elle a repoussé mes sarcasmes d’un léger haussement d’épaules.
— Nous avons eu le sentiment que vous deviez lire ce texte, Meg et moi.
— Pourquoi l’avoir écrit ?
— Je l’ai fait pour moi. Et pour vous aussi, peut-être… Sans savoir si je vivrais assez longtemps pour vous le donner à lire, et pour que nous nous rencontrions enfin.
— Vous avez une manière très particulière de provoquer les rencontres, miss Smythe. Vous n’auriez pas pu attendre encore un peu ? J’ai enterré ma mère il y a deux jours, tout de même !
— Je regrette de vous…
— Et pourquoi m’avoir harcelée de la sorte ?
— Je ne vous ai pas harcelée. Je suis allée aux obsèques parce que j’ai estimé qu’il était de mon devoir de présenter mes derniers respects, et…
— Et c’est vous qui avez téléphoné chez ma mère après l’enterrement, n’est-ce pas ?
— Oui. Meg m’a appris que vous aviez décidé de passer la nuit là-bas. J’ai simplement voulu entendre votre voix, m’assurer que vous alliez bien.
— Vous voulez me faire croire une chose pareille ?
— C’est la vérité.
— Tout comme vous voudriez me persuader que vous ne vous êtes jamais approchée de mon frère et de moi, pendant tout ce temps ? Alors que vous étiez en train de payer notre éducation, pour les meilleures raisons du monde évidemment ?
— Je l’ai dit et je le confirme : je vous ai laissés en paix, l’un et l’autre. Ce qui ne m’a pas empêchée d’être présente le jour où vous avez reçu votre diplôme.
— Et celui où je jouais sœur Sarah dans Guys and Dolls, à l’école.
— Oui, a-t-elle approuvé avec l’ombre d’un sourire. J’y étais.
— Est-ce que vous avez fait la même chose avec Charlie ? Ces petites incursions incognito dans son enfance ?
— Non. J’étais contente de pouvoir contribuer à son éducation mais je n’ai pas suivi son évolution d’aussi près que la vôtre.
— Parce que c’était l’enfant qui s’était trouvé entre mon père et vous ?
— Peut-être. Ou peut-être parce que, vous, vous étiez l’enfant que j’aurais dû avoir avec Jack.
Silence. La tête me tournait. J’avais terriblement envie de dormir, soudain.
— Il faut que je parte, maintenant. Je suis si fatiguée…
— Mais bien sûr.
Elle s’est levée en même temps que moi.
— Je suis heureuse que nous nous soyons enfin rencontrées, Kate.
— Je n’en doute pas. Mais que ce soit clair : il n’y aura pas de prochaine fois. À partir de maintenant, vous nous laissez tranquilles, Ethan et moi. C’est compris ?
Elle est demeurée impassible. Comment arrivait-elle à conserver un tel sang-froid ?
— À votre convenance, Kate.
Elle m’a précédée pour m’ouvrir la porte, puis elle a posé sa main sur mon bras.
— Vous êtes comme lui, exactement.
— Moi ? Vous ne savez rien de moi.
— Je crois que si. Par exemple, je sais que contrairement à votre frère vous n’avez jamais négligé Dorothy. De même que vous êtes toujours là pour Meg. Elle vous adore. Elle aimerait juste que vous soyez plus heureuse.
Je me suis dégagée doucement.
— Moi aussi, j’aimerais.