13
Sept jours après avoir quitté le port de New York, le Corinthia touchait quai au Havre. La démarche encore hésitante à force de tangage et de roulis, j’ai mis pied sur le sol de France. Un taxi pour la gare et j’étais bientôt dans l’express pour Paris. Au bout d’une semaine dans un hôtel de la rue de Sèvres, j’ai trouvé un petit atelier d’artiste rue Cassette. J’y ai passé quatre ans.
Au début, ma vie consistait surtout à suivre mes cours de français et à aller de cinéma en brasserie. Bientôt, pourtant, j’ai trouvé du travail dans une petite agence de publicité franco-américaine installée aux Champs-Élysées et grâce à mes collègues je me suis vite retrouvée en plein dans la communauté des expatriés américains à Paris. La faiblesse du franc par rapport au dollar, les avantages accordés aux anciens soldats de l’armée US par la GI bill, mais aussi la poursuite de la chasse aux sorcières de l’autre côté de l’Atlantique expliquaient son importance. Alors que j’avais d’abord évité la fréquentation de mes compatriotes, j’ai été de plus en plus mêlée à ce petit monde. Et ma rencontre dans une soirée avec Mort Goodman, le directeur général du Paris Herald Tribune, a encore accéléré le processus.
— Votre nom me dit quelque chose, a-t-il remarqué après qu’un ami nous avait présentés.
— Vous avez travaillé à New York ?
— Oh oui. Trois ans au Collier’s avant de décrocher ce poste ici.
— Eh bien, j’ai écrit de temps en temps pour Saturday/Sunday.
— Voilà ! Vous êtes « cette » Sara Smythe !
Il a tenu à m’inviter dès le lendemain à un déjeuner au cours duquel il m’a proposé de contribuer aux pages « magazine » du quotidien. Après trois mois d’interventions assez fréquentes, et alors que je continuais à pondre de la copie pour l’agence, Mort Goodman m’a demandé si je voulais revenir au style qui m’avait donné un certain nom à New York, la chronique.
— C’est une tradition chez nous, qu’un « Américain à Paris » nous donne chaque semaine un éclairage sur la vie dans la capitale, couleur locale, mode du moment, etc. Or, nous avons dû nous séparer de celui qui faisait ça ces deux dernières années parce qu’il a « oublié » la date limite quatre fois de suite. Trop accaparé par la dive bouteille, le gars. Résultat, la place est libre. Vous êtes intéressée ?
Et comment ! Ma première chronique est sortie le 7 novembre 1952, exactement. Trois jours après l’élection d’Eisenhower à la présidence américaine. Cette victoire du conservatisme ainsi que les menées toujours plus erratiques de McCarthy à Washington ont fini par me persuader que j’étais bien mieux à Paris que dans mon pays, pour l’instant. D’ailleurs, j’aimais cette ville, non comme les romantiques un peu niais qui avaient des larmes aux yeux en évoquant l’arôme de la baguette sortie du four à la boulangerie d’à côté mais pour ce qu’elle avait de profondément contradictoire, et donc de passionnant à mes yeux. J’aimais son mélange de vulgarité et de raffinement, d’intelligence érudite et de frivolité. Très imbue de son prestige – au point de friser la fatuité, parfois –, cette cité donnait l’impression à ceux qui y résidaient un moment d’être véritablement des privilégiés, appelés à partager un espace unique au monde. Tout comme à New York, la ville s’intéressait plus à elle-même qu’à ses habitants, et j’ai remarqué que les Américains qui ne supportaient pas Paris, qui pestaient contre son arrogance, venaient en général d’un milieu urbain moins démesuré, plus intime, Boston ou San Francisco par exemple, où le « beau monde » local avait une conscience plus affirmée de son importance, plus d’occasions de flatter son ego. Alors que dans une ville aussi orgueilleuse plus personne ne comptait vraiment, et c’est ce qui me plaisait par-dessus tout. Un expatrié n’essayait pas de cultiver ses ambitions, à Paris ; il cherchait à goûter la vie, simplement. Il se sentait un outsider à jamais. Et moi, après tout ce que j’avais vécu à Manhattan, je me contentais fort bien de cette marginalité.
Elle était relative, d’ailleurs. Rapidement, ma chronique dans le journal m’a conféré une certaine notoriété locale. Et j’ai découvert avec surprise que, malgré ma totale discrétion à ce sujet, nombre d’expatriés américains étaient au courant de la mort d’Eric et même de ma disgrâce à Saturday/Sunday. Si je m’étais tue à ce sujet, c’était surtout par répugnance à me poser en victime, facilité que réprouvaient tous les principes que l’on m’avait inculqués depuis l’enfance. Mais après l’existence très particulière que j’avais eue à New York, j’ai eu plaisir à me sentir adoptée par une communauté aussi éclectique que bohème, à me laisser emporter par une vie sociale plutôt trépidante. Je sortais presque tous les soirs, je côtoyais dans les bars des Irwin Shaw, des James Baldwin, des Richard Wright et autres écrivains américains venus vivre à Paris. J’allais écouter Boris Vian chanter dans quelque cave de Saint-Germain-des-Prés et j’ai même eu le privilège d’assister à une lecture donnée par Albert Camus dans une librairie. Beaucoup de jazz, de longs déjeuners entre amis au Balzar, ma brasserie préférée. J’ai appris à aimer le pastis et les aventures sans lendemain…
Paris me comblait, donc, mais je restais aussi en contact régulier avec New York grâce au fidèle Joel Eberts. Nous correspondions une fois par semaine, en général pour des questions pratiques – il m’avait trouvé un locataire quand j’avais finalement décidé de ne pas réoccuper mon appartement à Manhattan dans un avenir proche – et lorsqu’il m’adressait le courrier qui lui était parvenu pour moi. En juin 1953, l’une de ses missives hebdomadaires se concluait par le paragraphe suivant : « Il n’y a qu’une lettre personnelle dans la correspondance que je vous envoie ci-jointe. J’en connais l’auteur puisqu’elle me l’a remise en main propre. Il s’agit de Meg Malone, qui a surgi chez moi l’autre jour sans prévenir en me demandant avec insistance comment elle pourrait vous joindre. Je me suis borné à lui dire que vous étiez à l’étranger, ainsi que nous sommes convenus, et c’est alors qu’elle m’a tendu cette enveloppe. Je lui ai répété ce que j’avais déjà indiqué à son frère, à savoir que conformément à vos instructions je ne pouvais me charger d’aucune lettre en provenance de Jack Malone. “Je ne suis pas Jack”, a-t-elle rétorqué, un argument que n’importe quel avocat digne de ce nom serait obligé de reconnaître. Elle n’a rien ajouté d’autre, sinon qu’en cas de refus je deviendrais son ennemi juré pour le restant de mes jours, mais comme elle l’a dit avec un sourire je n’ai pu qu’apprécier son caractère… et me sentir obligé d’accéder à sa demande. À vous de décider si vous voulez la lire ou non. C’est votre choix. »
Tout est affaire de circonstance, dans la vie. La lettre de Meg m’est arrivée à un mauvais moment : la veille, Ethel et Julius Rosenberg avaient été exécutés à Sing-Sing pour trahison au profit de l’Union soviétique. Comme tous les Américains installés à Paris, et même ceux qui avaient l’habitude de voter républicain, j’avais été horrifiée par cet acte de despotisme. Dans mon cas, il renforçait encore le dégoût que m’inspiraient les milieux qui avaient provoqué la mort de mon frère. J’avais même participé à une protestation d’ordre vaguement politique, une première pour moi, en l’espèce d’une veillée de deuil devant notre ambassade en France, manifestation à laquelle s’étaient joints trois mille Parisiens à l’appel de célébrités telles que Sartre et Beauvoir. Après avoir signé la pétition condamnant ce meurtre officialisé, je m’étais sentie aussi impuissante que révoltée quand la nouvelle de leur mort nous était parvenue vers deux heures, heure de Paris. Et donc j’étais plutôt d’humeur à la déchirer lorsque j’ai reçu la lettre de Meg le lendemain. « Pas question de tolérer un plaidoyer en faveur de Jack Malone ! », me suis-je dit. Mais je l’ai tout de même ouverte, et lue.

 

« Chère Sara,
J’ignore où tu te trouves maintenant et ce que tu ressens. Ce que je sais, c’est que Jack te porte un amour immense et qu’il est au bord du gouffre depuis ta disparition. Il m’a tout avoué. J’ai été horrifiée par son acte, je comprends entièrement ta douleur et ta colère mais… car il y a aussi un “mais”, je pense qu’il est autant une victime que ton frère de la démence qui s’est emparée du pays. Je ne dis pas cela pour excuser son choix. Confronté à un dilemme révoltant, il a cédé à la panique. Il a conscience d’avoir détruit ainsi l’amour que tu lui portais. Depuis près d’un an, il a vainement tenté de te joindre. Ton avocat l’a prévenu que tu refusais de lire ses lettres. Encore une fois, je ne peux te reprocher tes sentiments à son égard. Si je me permets de t’écrire aujourd’hui, c’est parce que Jack a sombré dans ce qui semble être une inquiétante dépression nerveuse, et que cet état résulte entièrement de la culpabilité qu’il éprouve envers toi.
Que puis-je dire d’autre, Sara ? Rien, sinon que tu l’as sincèrement aimé toi aussi, je le sais. Je ne prétends pas à quelque miraculeuse réconciliation. Je te demande seulement d’arriver d’une manière ou d’une autre à lui pardonner, et de le lui manifester. Je crois que ce serait vital pour lui. Dans l’extrême détresse où il a sombré, il a besoin que tu l’aides à se retrouver lui-même. J’espère que tu pourras surmonter ta déception, encore une fois justifiée, et lui écrire.
Bien à toi,
Meg Malone. »

 

La colère m’a envahie. Induite par toute la souffrance que j’avais essayé de refouler et qui revenait à cet instant en force. Je me suis assise devant ma Remington et j’ai commencé à taper :

 

« Chère Meg,
Si je ne m’abuse, c’est George Orwell qui a dit que les expressions toutes faites reflètent toujours une vérité première. Je garde cela en tête lorsque je réponds à ta démarche en faveur de ton frère. Comme on fait son lit, on se couche. Il peut s’y coucher, mais tout seul.
Salutations,
Sara Smythe. »

 

En une minute je l’avais signée, glissée dans une enveloppe, j’avais rédigé l’adresse de Meg et collé les timbres de la poste aérienne nécessaires. Quinze jours se sont écoulés avant l’arrivée d’un télégramme à mon nom, au siège du Herald Tribune.

 

« Honte à toi. M. »

 

Je l’ai déchiré rageusement. Si elle avait voulu me bouleverser par sa réponse, elle y avait réussi. Quelques instants plus tard, je me réfugiais dans un café proche de la rédaction avec une nouvelle amie, Isabel Van Arnsdale, et je lui confiais toute l’histoire en forçant sur le vin rouge. Originaire de Chicago, la quarantaine robuste, Isabel était partie pour Paris en 1947 après l’échec de son troisième mariage. Rédactrice en chef adjointe, elle était connue pour son excellence professionnelle et pour une rare capacité à tenir l’alcool.
— Doux Jésus…, a-t-elle soufflé quand j’ai terminé. Ou plutôt : Doux Jésus, bordel !
— Ouais, ai-je reconnu, déjà un peu grise. J’ai eu assez d’émotions, je crois.
— Non. Vous avez eu assez de tracas.
— Les tracas, cela n’arrête jamais.
— Oui, mais si vous voulez l’avis d’une rescapée de trois échecs conjugaux retentissants, mieux on se blinde contre la souffrance, mieux c’est.
— Quel est le secret ?
— Ne pas tomber amoureuse.
— Je ne l’ai été qu’une seule fois !
— Mais cela a suffi à vous esquinter la vie, d’après ce que j’ai compris.
— Peut-être, mais…
— Mais quoi ? Quand tout allait bien, c’était… voyons voir. Exceptionnel ? Sublime ? Incomparable ? Je brûle, là ?
— Je l’aimais, c’est tout.
— Et maintenant ?
— Maintenant je voudrais qu’il me laisse tranquille.
— Ce qui signifie que vous voudriez arrêter de penser à lui.
— Oui, c’est vrai. Je le déteste toujours et je l’aime toujours.
— Et lui pardonner, vous voulez ?
— Oui, mais je n’y arrive pas.
— Voilà, c’est votre réponse, Sara. Et d’après moi c’est la bonne. La plupart des femmes lui auraient déjà définitivement tourné le dos après la façon dont il vous a laissée tomber la première fois. Mais qu’ensuite il vous ait trahis ainsi, vous et votre frère…
— En effet, en effet.
— Et vous avez bien répondu à sa sœur, je crois. C’est terminé, Sara. Fini. Kaput. Allez de l’avant. C’est une catastrophe ambulante, cet homme-là !
J’ai hoché la tête.
— Par contre, vous avez dû remarquer qu’il y a une foule de types intéressants, ici. Et à tout point de vue, dont celui de la « gaudriole », comme disent les Français. Ayez encore des aventures, vivez votre vie et d’ici deux mois vous aurez tout oublié, j’en mets ma main à couper.
Je ne demandais qu’à le croire et j’ai donc accumulé les aventures, sans tourner à la femme fatale séduisant trois hommes à la fois mais plutôt dans la veine traditionnelle de la monogamie successive. Je rencontrais quelqu’un, je goûtais sa compagnie un moment mais si l’affaire commençait à devenir trop sérieuse, ou trop banale, je coupais les ponts. Je suis ainsi devenue une experte dans l’art de rompre en douceur. De la distraction, un peu de tendresse, les éphémères satisfactions de la sexualité, mais pas d’attaches. Dès qu’un amant s’avisait de prétendre transformer ma vie, me changer, en s’étonnant par exemple que je continue à habiter mon petit atelier ou que je préfère aux toilettes plus féminines les tailleurs-pantalons à la Colette, je lui montrais poliment la porte. Durant ces quatre années, j’ai eu trois propositions de mariage que j’ai toutes déclinées. Non que les prétendants aient été quantité négligeable, au contraire. Le premier était un banquier d’affaires très lancé, le deuxième enseignait la littérature anglaise à la Sorbonne et le troisième cultivait des ambitions littéraires en vivant confortablement sur la pension versée par papa. Tous étaient, chacun à sa manière, absolument charmants, équilibrés, pleins d’humour. Leur seul défaut commun, c’était qu’ils cherchaient une épouse et que je n’aurais à nouveau joué ce rôle pour rien au monde.
Le temps a passé trop vite, à Paris. La nuit du 31 décembre 1954, je me suis retrouvée sur un balcon dominant l’avenue George-V en compagnie d’Isabel et d’autres esprits forts du journal, à contempler le feu d’artifice monter dans le ciel d’hiver tandis qu’un concert de klaxons s’élevait. J’ai fait tinter mon verre contre celui de mon amie :
— À ma dernière année dans la Ville lumière !
— Arrêtez de dire n’importe quoi !
— Non, c’est la vérité. D’ici un an, à la même époque, je compte être sur le chemin du retour.
— Mais tout va bien pour vous, ici !
— À qui le dites-vous !
— Alors pourquoi renoncer à tout ça ?
— Parce que je ne suis pas une expatriée professionnelle, moi. Il se trouve que j’ai la nostalgie du base-ball, et des bagels, et du deli du coin de la rue, et des douches qui sont de vraies douches, et des épiceries qui vous livrent à domicile, et de parler dans ma langue maternelle, et de…
— De lui ?
— Jamais !
— Promis ?
— Vous ne m’avez pas entendue parler de lui depuis quand ?
— Depuis… longtemps.
— Vous voyez.
— Et à quand une nouvelle bêtise, comme de tomber amoureuse, par exemple ?
— Je croyais qu’il ne fallait jamais tomber amoureuse ?
— Parce que vous pensez que j’attends qu’on suive mes conseils ?
C’est pourtant ce que j’avais fait, moi. Pas délibérément, non, mais depuis Jack personne n’avait provoqué en moi ce phénomène à la fois absurde et merveilleux que l’on appelle… Comment, d’ailleurs ? Désir ? Délire ? Passion ? Plénitude ? Aveuglement ? Illusion ?
Entre-temps, j’avais compris encore autre chose : je ne pourrais plus être avec lui mais je ne serais jamais sans lui. Le temps avait endormi la douleur, certes, mais c’était un anesthésiant qui n’apportait pas la guérison. J’attendais toujours le jour où je me réveillerais sans une pensée pour lui. Était-il possible que je ne surmonte jamais cette perte ? Qu’elle demeure à jamais ? Qu’elle modèle mon existence jusqu’à la fin ?
Lorsque j’ai fait part de cette crainte à Isabel, elle a ri de bon cœur :
— On ne vit pas sans perdre quelque chose, quelqu’un, ma grande ! C’est notre destin, pour employer de grands mots. Et il y a des blessures dont on ne guérit jamais, exact. Et alors ?
— Alors c’est tellement douloureux…
— Je sais, je sais. L’enfer, c’est les autres.
— Arrêtez de jouer les existentialistes, Isabel !
— Moi ? Ce que je vous garantis, c’est simple : l’instant où vous allez vous résigner à ne pas être capable de tourner la page, c’est justement celui où vous aurez la force de le faire.
Ce paradoxe n’a pas quitté mon esprit au cours des mois suivants, alors que j’avais laissé un bassiste de jazz danois s’amouracher de moi, que je continuais mon travail au journal, que je passais des après-midi entiers à la Cinémathèque, que chaque matin je m’installais avec un livre pendant une heure au Luxembourg si le temps me le permettait. Mon trente-troisième anniversaire est arrivé, je l’ai célébré en informant Joel Eberts que le locataire aurait à quitter mon appartement avant le 31 décembre 1955. Je rentrais au pays.
Le 10 janvier 1956, tout étourdie, je descendais sur le quai 76 de la 48e Rue. Joel était venu m’accueillir.
— Mais vous n’avez pas pris une ride ! me suis-je exclamée après lui avoir donné l’accolade. Vous avez une recette ?
— Les litiges et encore les litiges. Vous-même, vous êtes éblouissante.
— Mais vieillie.
— Suprêmement élégante, je dirais.
— Ce qui veut dire « plus toute jeune ».
Nous avons pris un taxi jusqu’à chez moi. Comme je lui avais demandé de faire repeindre les lieux après le départ du locataire, une âcre odeur de térébenthine m’a accueillie à la porte. Mais la fraîcheur immaculée des murs était un soulagement en ce matin lugubre de janvier.
— Il faut être fou pour revenir à New York en plein hiver, a observé Joel.
— J’aime le glauque.
— Vous avez dû être russe, dans une vie antérieure.
— Ou j’y suis habituée depuis toujours, peut-être.
— Allons, allons, pas de ça avec moi, petite ! Vous êtes une battante, oui. Et avec de la jugeote, en plus. Vous n’avez qu’à voir le courrier de la banque que je vous ai laissé sur la table de la cuisine. Non seulement vous n’avez pratiquement pas touché à votre capital pendant que vous étiez en France, mais la location vous a rapporté une jolie somme. Quant à votre conseiller financier, chapeau : il a assuré un rendement de près de trente pour cent à vos réserves. Bref, si vous avez envie de vous la couler douce pendant les dix ans qui viennent, ça ne tient qu’à vous.
— Je ne conçois pas la vie sans travailler, Joel.
— De même. Mais le fait est que vous êtes tranquille, question finances.
— Mais qu’est-ce que c’est ? ai-je fait en butant contre un carton que je n’avais pas vu derrière le canapé.
— La correspondance que je ne vous ai pas transmise pendant toutes ces années. Elle est là depuis hier.
— Comment ? Vous m’avez tout envoyé, sauf…
— Oui, sauf ses lettres.
— Je vous avais demandé de les détruire.
— J’ai pensé qu’on pouvait les garder jusqu’à votre retour. Juste au cas où…
— Où quoi ? Je ne veux pas les lire.
— Très bien. Les éboueurs passent tous les jours ici, ce me semble. Il ne tient qu’à vous.
— Est-ce qu’il… Vous avez entendu parler de lui ou de sa sœur, ces derniers temps ?
— Rien du tout. Et vous ?
— Non.
Depuis le jour où Joel m’avait fait suivre la lettre de Meg, je m’étais abstenue de la moindre allusion à cet égard.
— Il a dû comprendre, finalement. Et puis c’est de l’histoire ancienne, non ? Tout comme l’hystérie maccarthyste. Quand le Sénat a voté contre lui l’an dernier, je n’ai pas pu m’empêcher d’éprouver de la fierté pour mon pays, et vous savez que je ne suis pas un patriote à tous crins. Mais contrairement à tant d’autres nations, nous sommes capables de reconnaître nos erreurs, et c’est… encourageant.
— Dommage qu’ils ne l’aient pas fait trois ans plus tôt.
— Je sais, Sara. Votre frère était un héros.
— Mais non. Un homme de bien, simplement. S’il n’avait pas été si bien, il serait encore en vie. C’est pour cette raison que j’appréhendais de revenir à Manhattan, de revoir tous ces endroits qui…
— Je comprends à quel point c’est dur.
— Perdre son frère, Joel…
— Et perdre l’homme qu’on a aimé ?
— Oh… C’est de l’histoire ancienne, comme vous disiez.
Il m’a dévisagée un moment, comme s’il n’était pas convaincu.
— Tout de même, Sara.
— Et si je vous invitais à déjeuner au Gitlitz ? ai-je improvisé, pressée de changer de sujet. Je rêve d’un sandwich au pastrami et d’un vrai soda depuis cinq ans !
— Normal. Quand il s’agit de bien manger, les Français ne connaissent rien à rien.
J’ai pris le carton sous mon bras et nous sommes sortis. Une benne à ordures était arrêtée au bout de la rue, justement. J’ai lancé mon fardeau sous ses dents d’acier, qui se sont refermées sous l’œil désapprobateur de Joel. Brusquement, j’ai douté de ce geste théâtral mais je me suis hâtée de lui prendre le bras en murmurant :
— J’ai faim.
Mon deli préféré n’avait pas changé, pas plus que l’Upper West Side, mon quartier, pas plus que Manhattan, et j’ai retrouvé mes anciennes habitudes avec une facilité aussi déconcertante que bienvenue. À une différence près, cependant : deux fois par mois, j’expédiais à Mort Goodman une « Lettre de New York » destinée aux colonnes du Paris Herald Tribune. Il m’avait fait promettre de garder ce contact à mon départ, si bien que je me suis muée en correspondante internationale dans mon propre pays.
« Au cours des quatre années où j’ai pris l’air du Quartier latin », écrivais-je ainsi dans un papier daté du 20 mars 1956, « les Américains ont subi une curieuse mutation. Après des années de crise économique et de rationnements dus à la guerre, ils ont soudain découvert la prospérité et pour la première fois depuis les années folles ils dépensent avec bonheur, avec fureur. Au contraire de l’hédonisme extraverti des années vingt, cependant, c’est le domestique qui prime à l’ère si raisonnable d’Eisenhower : il faut à tout prix construire un foyer heureux, bien nanti, respectable, avec deux voitures américaines dans le garage, un réfrigérateur américain flambant neuf dans la cuisine, un abonnement à vie au Reader’s Digest et un téléviseur Philco dans le salon, devant lequel le chef de famille prononce les actions de grâce avant que sa nichée n’attaque les plateaux télé. Comment, vous ignorez de quoi il s’agit, malheureux expatriés ? Eh bien, imaginez ce que l’alimentation américaine a de plus insipide et entassez-le sur vos genoux en vous laissant fasciner par le petit écran, et vous aurez un aperçu de cette contribution à la gastronomie mondiale. »
Que n’avais-je pas écrit là ! Le téléphone n’a pas cessé de sonner les jours suivants, le correspondant parisien du très conservateur San Francisco Chronicle ayant abondamment cité mon papier comme exemple des divagations antipatriotiques que le par ailleurs très réputé Paris Herald Tribune se permettait de publier. Et je n’ai pas eu le temps de me retourner que mon nom apparaissait à nouveau sous la plume du sinistre Walter Winchell :
« Urgent, urgent. Sara Smythe, ex-chouchoute de la revue Saturday Night/Sunday Morning reconvertie en Américaine à Paris à temps complet, est de retour parmi nous. Mais en grinçant les dents. D’après nos informateurs sur le Vieux Continent, elle se déverse en lamentations faciles sur notre style de vie pour le compte des expatriés ronchons qui ont décidé de tourner le dos à notre beau pays. Petit avis gratuit à la demoiselle Smythe : si vous détestez autant New York, pourquoi ne pas aller poser vos valises à Moscou ? »
Quatre ans plus tôt, ces quelques lignes m’auraient mise au ban de la profession. Mais les temps avaient changé car je me suis retrouvée au contraire submergée d’invitations à déjeuner venues d’employeurs potentiels. Dont Imogen Woods, mon ancienne rédactrice en chef qui était devenue numéro deux du Harper’s Bazaar.
— Mais c’est une vieille carne, Winchell ! s’est-elle exclamée en attaquant sa salade composée au restaurant du Biltmore tout en faisant signe à la serveuse d’apporter une nouvelle tournée. En fait, vous devriez être contente qu’il ait encore cherché à vous filer un mauvais coup. C’est grâce à lui que j’ai appris que vous étiez de retour ici, non ?
— J’ai été étonnée que vous m’appeliez, à vrai dire.
— Et moi j’ai été très contente que vous acceptiez de me revoir. Parce que, de vous à moi, je ne me suis pas sentie fière, après l’histoire que vous savez. J’aurais dû faire front avec vous. Ou refuser le rôle qu’ils m’ont obligée à jouer, en tout cas. J’ai eu peur, stupidement peur, et je me suis détestée pour ça, croyez-moi, mais j’ai choisi la sécurité. Et je vais m’en vouloir à jamais.
— Il ne faut pas.
— C’est ainsi. Quand j’ai appris la mort de votre frère, j’ai…
— C’est le passé, me suis-je empressée de la couper. Nous sommes là, nous nous parlons. Voilà ce qui compte.
À la fin de notre rencontre, j’étais devenue la critique cinématographique du Harper’s. Bientôt, le chef de la section littéraire du New York Times me demandait des contributions, et son homologue à la New Republic itou. Quelqu’un de Cosmopolitan m’a contactée en me proposant de reprendre pour eux le principe de mes « Tranches de vie », en les adaptant « aux goûts plus sophistiqués des femmes d’aujourd’hui ». J’ai accepté les notes de lecture mais décliné cette dernière offre en expliquant que ce qui avait été fait n’était plus à refaire. Ils sont revenus à la charge : six mois grassement payés pour tenir une rubrique de « conseils aux lectrices ». Et là j’ai accepté sur-le-champ, amusée par cette idée alors que je me sentais la dernière personne au monde susceptible d’être de bon conseil à quiconque.
Je déjeunais au Stork Club avec leur rédactrice en chef, Alison Finney, lorsque Walter Winchell a fait son apparition. Même si son ancienne toute-puissance avait plus que décliné, comme Imogen Woods me l’avait confirmé, il était encore accueilli en hôte de marque dans ce restaurant, qui lui réservait l’une des meilleures tables où il disposait d’une ligne de téléphone personnelle.
— Tiens tiens, m’a soufflé Alison en le voyant entrer.
Nous avons terminé notre repas, elle s’est absentée aux toilettes et… Brusquement, je me suis levée et je suis allée droit vers lui. Penché sur une liasse d’épreuves, il ne m’a pas remarquée tout de suite.
— Mr Winchell ?
Il a levé la tête, m’a observée. Ne me jugeant pas digne de son attention, il a fait tourner son crayon entre ses doigts, visiblement agacé.
— On se connaît, jeune dame ?
— Il se trouve que oui. Mais vous connaissez encore mieux mon frère.
— Ah bon ? Qui est-ce ?
— Eric Smythe.
Le nom ne lui rappelait rien, sans doute, puisqu’il a continué ses corrections tout en gardant un œil sur moi.
— Oui ? Et comment va-t-il, cet Eric ?
— Il est mort, Mr Winchell.
Son crayon s’est immobilisé une seconde mais il ne me regardait toujours pas en face.
— Désolé. Mes condoléances. Au revoir.
— Vous ne voyez pas de qui je parle, n’est-ce pas ? « Le meilleur nègre de Marty Manning qui est aussi un rouge. » C’est ce que vous avez écrit sur son compte, Mr Winchell, et à cause de vous il a perdu son emploi, et la vie. Mais vous ne vous souvenez même pas de son nom.
Il s’est enfin redressé, mais non pour me considérer : il cherchait des yeux le maître d’hôtel, qu’il a appelé d’une voix coupante.
— Sam !
— Et vous ne vous souvenez pas non plus du mien, je parie ? Sara Smythe. Celle que vous attaquiez il y a seulement une semaine. Celle qui devrait « aller poser ses valises à Moscou ». Vous voyez que je suis une lectrice attentive, Mr Winchell.
J’ai senti une main sur mon bras.
— Puis-je vous suggérer de retourner à votre table, Miss ? m’a demandé le maître d’hôtel.
— Je m’en vais. Mais auparavant je voulais vous remercier, Mr Winchell. Vous n’imaginez pas les propositions de travail que j’ai eues depuis votre petit couplet contre moi. Cela prouve assez l’influence que vous pouvez encore avoir.
Et je suis retournée m’asseoir. Alison, qui n’avait rien vu de la scène, a volontiers adhéré à mon idée de prendre un dernier verre. Lorsque nos gin tonics ont été servis, elle a remarqué, pince-sans-rire :
— La prochaine fois qu’il vous aura dans le colimateur, ce sinistre bonhomme va affirmer que vous buvez plus que de raison à midi.
— Il peut écrire tout ce qu’il veut. Cela ne m’atteindra plus.
Après cette unique rencontre, en tout cas, il n’a plus jamais mentionné mon nom dans sa chronique. Mais je n’avais pas exagéré en lui lançant qu’il m’avait été très utile : en quelques semaines, mon carnet de commandes était plein, et je commençais à être lasse des coups de fil qui se succédaient chez moi. J’attendais même avec impatience les week-ends, quand les sollicitations s’arrêtaient et que je pouvais écrire tranquillement.
Un dimanche du mois de mars, pourtant, le téléphone a sonné. Il était tôt, à peine neuf heures.
— Sara ?
Mon cœur s’est arrêté. Je m’étais trop demandé si cet appel se produirait jamais, et maintenant…
— Sara, tu es là ?
Je voulais raccrocher. Je n’ai pas pu.
— Oui. Je suis là, Jack.