Sept jours après avoir quitté le port de New York,
le Corinthia touchait quai au Havre. La
démarche encore hésitante à force de tangage et de roulis, j’ai mis
pied sur le sol de France. Un taxi pour la gare et j’étais bientôt
dans l’express pour Paris. Au bout d’une semaine dans un hôtel de
la rue de Sèvres, j’ai trouvé un petit atelier d’artiste rue
Cassette. J’y ai passé quatre ans.
Au début, ma vie consistait surtout à suivre mes
cours de français et à aller de cinéma en brasserie. Bientôt,
pourtant, j’ai trouvé du travail dans une petite agence de
publicité franco-américaine installée aux Champs-Élysées et grâce à
mes collègues je me suis vite retrouvée en plein dans la communauté
des expatriés américains à Paris. La faiblesse du franc par rapport
au dollar, les avantages accordés aux anciens soldats de l’armée US
par la GI bill, mais aussi la poursuite
de la chasse aux sorcières de l’autre côté de l’Atlantique
expliquaient son importance. Alors que j’avais d’abord évité la
fréquentation de mes compatriotes, j’ai été de plus en plus mêlée à ce
petit monde. Et ma rencontre dans une soirée avec Mort Goodman, le
directeur général du Paris Herald
Tribune, a encore accéléré le processus.
— Votre nom me dit quelque chose, a-t-il remarqué
après qu’un ami nous avait présentés.
— Vous avez travaillé à New York ?
— Oh oui. Trois ans au Collier’s avant de décrocher ce poste ici.
— Eh bien, j’ai écrit de temps en temps pour
Saturday/Sunday.
— Voilà ! Vous êtes « cette » Sara
Smythe !
Il a tenu à m’inviter dès le lendemain à un
déjeuner au cours duquel il m’a proposé de contribuer aux pages
« magazine » du quotidien. Après trois mois
d’interventions assez fréquentes, et alors que je continuais à
pondre de la copie pour l’agence, Mort Goodman m’a demandé si je
voulais revenir au style qui m’avait donné un certain nom à New
York, la chronique.
— C’est une tradition chez nous, qu’un
« Américain à Paris » nous donne chaque semaine un
éclairage sur la vie dans la capitale, couleur locale, mode du
moment, etc. Or, nous avons dû nous séparer de celui qui faisait ça
ces deux dernières années parce qu’il a « oublié » la
date limite quatre fois de suite. Trop accaparé par la dive
bouteille, le gars. Résultat, la place est libre. Vous êtes
intéressée ?
Et comment ! Ma première chronique est sortie
le 7 novembre 1952, exactement. Trois jours après l’élection
d’Eisenhower à la présidence américaine. Cette victoire du
conservatisme ainsi que les menées toujours plus erratiques de
McCarthy à Washington ont fini par me persuader que j’étais bien
mieux à Paris que dans mon
pays, pour l’instant. D’ailleurs, j’aimais cette ville, non comme
les romantiques un peu niais qui avaient des larmes aux yeux en
évoquant l’arôme de la baguette sortie du four à la boulangerie d’à
côté mais pour ce qu’elle avait de profondément contradictoire, et
donc de passionnant à mes yeux. J’aimais son mélange de vulgarité
et de raffinement, d’intelligence érudite et de frivolité. Très
imbue de son prestige – au point de friser la fatuité,
parfois –, cette cité donnait l’impression à ceux qui y
résidaient un moment d’être véritablement des privilégiés, appelés
à partager un espace unique au monde. Tout comme à New York, la
ville s’intéressait plus à elle-même qu’à ses habitants, et j’ai
remarqué que les Américains qui ne supportaient pas Paris, qui
pestaient contre son arrogance, venaient en général d’un milieu
urbain moins démesuré, plus intime, Boston ou San Francisco par
exemple, où le « beau monde » local avait une conscience
plus affirmée de son importance, plus d’occasions de flatter son
ego. Alors que dans une ville aussi orgueilleuse plus personne ne
comptait vraiment, et c’est ce qui me plaisait par-dessus tout. Un
expatrié n’essayait pas de cultiver ses ambitions, à Paris ;
il cherchait à goûter la vie, simplement. Il se sentait un
outsider à jamais. Et moi, après tout
ce que j’avais vécu à Manhattan, je me contentais fort bien de
cette marginalité.
Elle était relative, d’ailleurs. Rapidement, ma
chronique dans le journal m’a conféré une certaine notoriété
locale. Et j’ai découvert avec surprise que, malgré ma totale
discrétion à ce sujet, nombre d’expatriés américains étaient au
courant de la mort d’Eric et même de ma disgrâce à Saturday/Sunday. Si je m’étais tue à ce sujet,
c’était surtout par répugnance à me poser en victime, facilité que réprouvaient tous les
principes que l’on m’avait inculqués depuis l’enfance. Mais après
l’existence très particulière que j’avais eue à New York, j’ai eu
plaisir à me sentir adoptée par une communauté aussi éclectique que
bohème, à me laisser emporter par une vie sociale plutôt
trépidante. Je sortais presque tous les soirs, je côtoyais dans les
bars des Irwin Shaw, des James Baldwin, des Richard Wright et
autres écrivains américains venus vivre à Paris. J’allais écouter
Boris Vian chanter dans quelque cave de Saint-Germain-des-Prés et
j’ai même eu le privilège d’assister à une lecture donnée par
Albert Camus dans une librairie. Beaucoup de jazz, de longs
déjeuners entre amis au Balzar, ma brasserie préférée. J’ai appris
à aimer le pastis et les aventures sans lendemain…
Paris me comblait, donc, mais je restais aussi en
contact régulier avec New York grâce au fidèle Joel Eberts. Nous
correspondions une fois par semaine, en général pour des questions
pratiques – il m’avait trouvé un locataire quand j’avais
finalement décidé de ne pas réoccuper mon appartement à Manhattan
dans un avenir proche – et lorsqu’il m’adressait le courrier
qui lui était parvenu pour moi. En juin 1953, l’une de ses missives
hebdomadaires se concluait par le paragraphe suivant :
« Il n’y a qu’une lettre personnelle dans la correspondance
que je vous envoie ci-jointe. J’en connais l’auteur puisqu’elle me
l’a remise en main propre. Il s’agit de Meg Malone, qui a surgi
chez moi l’autre jour sans prévenir en me demandant avec insistance
comment elle pourrait vous joindre. Je me suis borné à lui dire que
vous étiez à l’étranger, ainsi que nous sommes convenus, et c’est
alors qu’elle m’a tendu cette enveloppe. Je lui ai répété ce que j’avais déjà indiqué à son
frère, à savoir que conformément à vos instructions je ne pouvais
me charger d’aucune lettre en provenance de Jack Malone. “Je ne
suis pas Jack”, a-t-elle rétorqué, un argument que n’importe quel
avocat digne de ce nom serait obligé de reconnaître. Elle n’a rien
ajouté d’autre, sinon qu’en cas de refus je deviendrais son ennemi
juré pour le restant de mes jours, mais comme elle l’a dit avec un
sourire je n’ai pu qu’apprécier son caractère… et me sentir obligé
d’accéder à sa demande. À vous de décider si vous voulez la
lire ou non. C’est votre choix. »
Tout est affaire de circonstance, dans la vie. La
lettre de Meg m’est arrivée à un mauvais moment : la veille,
Ethel et Julius Rosenberg avaient été exécutés à Sing-Sing pour
trahison au profit de l’Union soviétique. Comme tous les Américains
installés à Paris, et même ceux qui avaient l’habitude de voter
républicain, j’avais été horrifiée par cet acte de despotisme. Dans
mon cas, il renforçait encore le dégoût que m’inspiraient les
milieux qui avaient provoqué la mort de mon frère. J’avais même
participé à une protestation d’ordre vaguement politique, une
première pour moi, en l’espèce d’une veillée de deuil devant notre
ambassade en France, manifestation à laquelle s’étaient joints
trois mille Parisiens à l’appel de célébrités telles que Sartre et
Beauvoir. Après avoir signé la pétition condamnant ce meurtre
officialisé, je m’étais sentie aussi impuissante que révoltée quand
la nouvelle de leur mort nous était parvenue vers deux heures,
heure de Paris. Et donc j’étais plutôt d’humeur à la déchirer
lorsque j’ai reçu la lettre de Meg le lendemain. « Pas
question de tolérer un plaidoyer en faveur de Jack Malone ! », me suis-je dit. Mais
je l’ai tout de même ouverte, et lue.
« Chère Sara,
J’ignore où tu te trouves maintenant et ce que tu
ressens. Ce que je sais, c’est que Jack te porte un amour immense
et qu’il est au bord du gouffre depuis ta disparition. Il m’a tout
avoué. J’ai été horrifiée par son acte, je comprends entièrement ta
douleur et ta colère mais… car il y a aussi un “mais”, je pense
qu’il est autant une victime que ton frère de la démence qui s’est
emparée du pays. Je ne dis pas cela pour excuser son choix.
Confronté à un dilemme révoltant, il a cédé à la panique. Il a
conscience d’avoir détruit ainsi l’amour que tu lui portais. Depuis
près d’un an, il a vainement tenté de te joindre. Ton avocat l’a
prévenu que tu refusais de lire ses lettres. Encore une fois, je ne
peux te reprocher tes sentiments à son égard. Si je me permets de
t’écrire aujourd’hui, c’est parce que Jack a sombré dans ce qui
semble être une inquiétante dépression nerveuse, et que cet état
résulte entièrement de la culpabilité qu’il éprouve envers
toi.
Que puis-je dire d’autre, Sara ? Rien, sinon
que tu l’as sincèrement aimé toi aussi, je le sais. Je ne prétends
pas à quelque miraculeuse réconciliation. Je te demande seulement
d’arriver d’une manière ou d’une autre à lui pardonner, et de le
lui manifester. Je crois que ce serait vital pour lui. Dans
l’extrême détresse où il a sombré, il a besoin que tu l’aides à se
retrouver lui-même. J’espère que tu pourras surmonter ta déception,
encore une fois justifiée, et lui écrire.
Meg Malone. »
La colère m’a envahie. Induite par toute la
souffrance que j’avais essayé de refouler et qui revenait à cet
instant en force. Je me suis assise devant ma Remington et j’ai
commencé à taper :
« Chère Meg,
Si je ne m’abuse, c’est George Orwell qui a dit
que les expressions toutes faites reflètent toujours une vérité
première. Je garde cela en tête lorsque je réponds à ta démarche en
faveur de ton frère. Comme on fait son lit, on se couche. Il peut
s’y coucher, mais tout seul.
Salutations,
Sara Smythe. »
En une minute je l’avais signée, glissée dans une
enveloppe, j’avais rédigé l’adresse de Meg et collé les timbres de
la poste aérienne nécessaires. Quinze jours se sont écoulés avant
l’arrivée d’un télégramme à mon nom, au siège du Herald Tribune.
« Honte à toi. M. »
Je l’ai déchiré rageusement. Si elle avait voulu
me bouleverser par sa réponse, elle y avait réussi. Quelques
instants plus tard, je me réfugiais dans un café proche de la
rédaction avec une nouvelle amie, Isabel Van Arnsdale, et je lui
confiais toute l’histoire en forçant sur le vin rouge. Originaire
de Chicago, la quarantaine robuste, Isabel était partie pour Paris
en 1947 après l’échec de son troisième mariage. Rédactrice en chef adjointe, elle était connue
pour son excellence professionnelle et pour une rare capacité à
tenir l’alcool.
— Doux Jésus…, a-t-elle soufflé quand j’ai
terminé. Ou plutôt : Doux Jésus, bordel !
— Ouais, ai-je reconnu, déjà un peu grise. J’ai eu
assez d’émotions, je crois.
— Non. Vous avez eu assez de tracas.
— Les tracas, cela n’arrête jamais.
— Oui, mais si vous voulez l’avis d’une rescapée
de trois échecs conjugaux retentissants, mieux on se blinde contre
la souffrance, mieux c’est.
— Quel est le secret ?
— Ne pas tomber amoureuse.
— Je ne l’ai été qu’une seule fois !
— Mais cela a suffi à vous esquinter la vie,
d’après ce que j’ai compris.
— Peut-être, mais…
— Mais quoi ? Quand tout allait bien,
c’était… voyons voir. Exceptionnel ? Sublime ?
Incomparable ? Je brûle, là ?
— Je l’aimais, c’est tout.
— Et maintenant ?
— Maintenant je voudrais qu’il me laisse
tranquille.
— Ce qui signifie que vous voudriez arrêter de
penser à lui.
— Oui, c’est vrai. Je le déteste toujours et je
l’aime toujours.
— Et lui pardonner, vous voulez ?
— Oui, mais je n’y arrive pas.
— Voilà, c’est votre réponse, Sara. Et d’après moi
c’est la bonne. La plupart des femmes lui auraient déjà
définitivement tourné le dos après la façon dont il vous a laissée tomber la première fois.
Mais qu’ensuite il vous ait trahis ainsi, vous et votre
frère…
— En effet, en effet.
— Et vous avez bien répondu à sa sœur, je crois.
C’est terminé, Sara. Fini. Kaput. Allez
de l’avant. C’est une catastrophe ambulante, cet
homme-là !
J’ai hoché la tête.
— Par contre, vous avez dû remarquer qu’il y a une
foule de types intéressants, ici. Et à tout point de vue, dont
celui de la « gaudriole », comme disent les Français.
Ayez encore des aventures, vivez votre vie et d’ici deux mois vous
aurez tout oublié, j’en mets ma main à couper.
Je ne demandais qu’à le croire et j’ai donc
accumulé les aventures, sans tourner à la femme fatale séduisant
trois hommes à la fois mais plutôt dans la veine traditionnelle de
la monogamie successive. Je rencontrais quelqu’un, je goûtais sa
compagnie un moment mais si l’affaire commençait à devenir trop
sérieuse, ou trop banale, je coupais les ponts. Je suis ainsi
devenue une experte dans l’art de rompre en douceur. De la
distraction, un peu de tendresse, les éphémères satisfactions de la
sexualité, mais pas d’attaches. Dès qu’un amant s’avisait de
prétendre transformer ma vie, me changer, en s’étonnant par exemple
que je continue à habiter mon petit atelier ou que je préfère aux
toilettes plus féminines les tailleurs-pantalons à la Colette, je
lui montrais poliment la porte. Durant ces quatre années, j’ai eu
trois propositions de mariage que j’ai toutes déclinées. Non que
les prétendants aient été quantité négligeable, au contraire. Le
premier était un banquier d’affaires très lancé, le deuxième
enseignait la littérature anglaise à la Sorbonne et le troisième
cultivait des ambitions littéraires en vivant confortablement sur
la pension versée par papa.
Tous étaient, chacun à sa manière, absolument charmants,
équilibrés, pleins d’humour. Leur seul défaut commun, c’était
qu’ils cherchaient une épouse et que je n’aurais à nouveau joué ce
rôle pour rien au monde.
Le temps a passé trop vite, à Paris. La nuit du
31 décembre 1954, je me suis retrouvée sur un balcon dominant
l’avenue George-V en compagnie d’Isabel et d’autres esprits forts
du journal, à contempler le feu d’artifice monter dans le ciel
d’hiver tandis qu’un concert de klaxons s’élevait. J’ai fait tinter
mon verre contre celui de mon amie :
— À ma dernière année dans la Ville
lumière !
— Arrêtez de dire n’importe quoi !
— Non, c’est la vérité. D’ici un an, à la même
époque, je compte être sur le chemin du retour.
— Mais tout va bien pour vous, ici !
— À qui le dites-vous !
— Alors pourquoi renoncer à tout ça ?
— Parce que je ne suis pas une expatriée
professionnelle, moi. Il se trouve que j’ai la nostalgie du
base-ball, et des bagels, et du deli du coin de la rue, et des
douches qui sont de vraies douches, et des épiceries qui vous
livrent à domicile, et de parler dans ma langue maternelle, et
de…
— De lui ?
— Jamais !
— Promis ?
— Vous ne m’avez pas entendue parler de lui depuis
quand ?
— Depuis… longtemps.
— Vous voyez.
— Et à quand une nouvelle bêtise, comme de tomber
amoureuse, par exemple ?
— Parce que vous pensez que j’attends qu’on suive
mes conseils ?
C’est pourtant ce que j’avais fait, moi. Pas
délibérément, non, mais depuis Jack personne n’avait provoqué en
moi ce phénomène à la fois absurde et merveilleux que l’on appelle…
Comment, d’ailleurs ? Désir ? Délire ?
Passion ? Plénitude ? Aveuglement ?
Illusion ?
Entre-temps, j’avais compris encore autre
chose : je ne pourrais plus être avec lui mais je ne serais
jamais sans lui. Le temps avait endormi la douleur, certes, mais
c’était un anesthésiant qui n’apportait pas la guérison.
J’attendais toujours le jour où je me réveillerais sans une pensée
pour lui. Était-il possible que je ne surmonte jamais cette
perte ? Qu’elle demeure à jamais ? Qu’elle modèle mon
existence jusqu’à la fin ?
Lorsque j’ai fait part de cette crainte à Isabel,
elle a ri de bon cœur :
— On ne vit pas sans perdre quelque chose,
quelqu’un, ma grande ! C’est notre destin, pour employer de
grands mots. Et il y a des blessures dont on ne guérit jamais,
exact. Et alors ?
— Alors c’est tellement douloureux…
— Je sais, je sais. L’enfer, c’est les
autres.
— Arrêtez de jouer les existentialistes,
Isabel !
— Moi ? Ce que je vous garantis, c’est
simple : l’instant où vous allez vous résigner à ne pas être
capable de tourner la page, c’est justement celui où vous aurez la
force de le faire.
Ce paradoxe n’a pas quitté mon esprit au cours des
mois suivants, alors que j’avais laissé un bassiste de jazz danois s’amouracher de moi,
que je continuais mon travail au journal, que je passais des
après-midi entiers à la Cinémathèque, que chaque matin je
m’installais avec un livre pendant une heure au Luxembourg si le
temps me le permettait. Mon trente-troisième anniversaire est
arrivé, je l’ai célébré en informant Joel Eberts que le locataire
aurait à quitter mon appartement avant le 31 décembre 1955. Je
rentrais au pays.
Le 10 janvier 1956, tout étourdie, je
descendais sur le quai 76 de la 48e Rue. Joel était venu m’accueillir.
— Mais vous n’avez pas pris une ride ! me
suis-je exclamée après lui avoir donné l’accolade. Vous avez une
recette ?
— Les litiges et encore les litiges. Vous-même,
vous êtes éblouissante.
— Mais vieillie.
— Suprêmement élégante, je dirais.
— Ce qui veut dire « plus toute
jeune ».
Nous avons pris un taxi jusqu’à chez moi. Comme je
lui avais demandé de faire repeindre les lieux après le départ du
locataire, une âcre odeur de térébenthine m’a accueillie à la
porte. Mais la fraîcheur immaculée des murs était un soulagement en
ce matin lugubre de janvier.
— Il faut être fou pour revenir à New York en
plein hiver, a observé Joel.
— J’aime le glauque.
— Vous avez dû être russe, dans une vie
antérieure.
— Ou j’y suis habituée depuis toujours,
peut-être.
— Allons, allons, pas de ça avec moi,
petite ! Vous êtes une battante, oui. Et avec de la jugeote,
en plus. Vous n’avez qu’à voir le courrier de la banque que je vous
ai laissé sur la table de la cuisine. Non seulement vous n’avez pratiquement pas touché
à votre capital pendant que vous étiez en France, mais la location
vous a rapporté une jolie somme. Quant à votre conseiller
financier, chapeau : il a assuré un rendement de près de
trente pour cent à vos réserves. Bref, si vous avez envie de vous
la couler douce pendant les dix ans qui viennent, ça ne tient qu’à
vous.
— Je ne conçois pas la vie sans travailler,
Joel.
— De même. Mais le fait est que vous êtes
tranquille, question finances.
— Mais qu’est-ce que c’est ? ai-je fait en
butant contre un carton que je n’avais pas vu derrière le
canapé.
— La correspondance que je ne vous ai pas
transmise pendant toutes ces années. Elle est là depuis hier.
— Comment ? Vous m’avez tout envoyé,
sauf…
— Oui, sauf ses lettres.
— Je vous avais demandé de les détruire.
— J’ai pensé qu’on pouvait les garder jusqu’à
votre retour. Juste au cas où…
— Où quoi ? Je ne veux pas les lire.
— Très bien. Les éboueurs passent tous les jours
ici, ce me semble. Il ne tient qu’à vous.
— Est-ce qu’il… Vous avez entendu parler de lui ou
de sa sœur, ces derniers temps ?
— Rien du tout. Et vous ?
— Non.
Depuis le jour où Joel m’avait fait suivre la
lettre de Meg, je m’étais abstenue de la moindre allusion à cet
égard.
— Il a dû comprendre, finalement. Et puis c’est de
l’histoire ancienne, non ? Tout comme l’hystérie maccarthyste.
Quand le Sénat a voté contre lui l’an dernier, je n’ai pas pu
m’empêcher d’éprouver de la fierté pour mon pays, et vous savez que je ne suis
pas un patriote à tous crins. Mais contrairement à tant d’autres
nations, nous sommes capables de reconnaître nos erreurs, et c’est…
encourageant.
— Dommage qu’ils ne l’aient pas fait trois ans
plus tôt.
— Je sais, Sara. Votre frère était un héros.
— Mais non. Un homme de bien, simplement. S’il
n’avait pas été si bien, il serait encore en vie. C’est pour cette
raison que j’appréhendais de revenir à Manhattan, de revoir tous
ces endroits qui…
— Je comprends à quel point c’est dur.
— Perdre son frère, Joel…
— Et perdre l’homme qu’on a aimé ?
— Oh… C’est de l’histoire ancienne, comme vous
disiez.
Il m’a dévisagée un moment, comme s’il n’était pas
convaincu.
— Tout de même, Sara.
— Et si je vous invitais à déjeuner au
Gitlitz ? ai-je improvisé, pressée de changer de sujet. Je
rêve d’un sandwich au pastrami et d’un vrai soda depuis cinq
ans !
— Normal. Quand il s’agit de bien manger, les
Français ne connaissent rien à rien.
J’ai pris le carton sous mon bras et nous sommes
sortis. Une benne à ordures était arrêtée au bout de la rue,
justement. J’ai lancé mon fardeau sous ses dents d’acier, qui se
sont refermées sous l’œil désapprobateur de Joel. Brusquement, j’ai
douté de ce geste théâtral mais je me suis hâtée de lui prendre le
bras en murmurant :
— J’ai faim.
Mon deli
préféré n’avait pas changé, pas plus que l’Upper West Side, mon
quartier, pas plus que Manhattan, et j’ai retrouvé mes anciennes
habitudes avec une facilité aussi déconcertante que bienvenue.
À une différence près, cependant : deux fois par mois,
j’expédiais à Mort Goodman une « Lettre de New York »
destinée aux colonnes du Paris Herald
Tribune. Il m’avait fait promettre de garder ce contact à
mon départ, si bien que je me suis muée en correspondante
internationale dans mon propre pays.
« Au cours des quatre années où j’ai pris
l’air du Quartier latin », écrivais-je ainsi dans un papier
daté du 20 mars 1956, « les Américains ont subi une
curieuse mutation. Après des années de crise économique et de
rationnements dus à la guerre, ils ont soudain découvert la
prospérité et pour la première fois depuis les années folles ils
dépensent avec bonheur, avec fureur. Au contraire de l’hédonisme
extraverti des années vingt, cependant, c’est le domestique qui
prime à l’ère si raisonnable d’Eisenhower : il faut à tout
prix construire un foyer heureux, bien nanti, respectable, avec
deux voitures américaines dans le garage, un réfrigérateur
américain flambant neuf dans la cuisine, un abonnement à vie au
Reader’s Digest et un téléviseur Philco
dans le salon, devant lequel le chef de famille prononce les
actions de grâce avant que sa nichée n’attaque les plateaux télé.
Comment, vous ignorez de quoi il s’agit, malheureux
expatriés ? Eh bien, imaginez ce que l’alimentation américaine
a de plus insipide et entassez-le sur vos genoux en vous laissant
fasciner par le petit écran, et vous aurez un aperçu de cette
contribution à la gastronomie mondiale. »
Que
n’avais-je pas écrit là ! Le téléphone n’a pas cessé de sonner
les jours suivants, le correspondant parisien du très conservateur
San Francisco Chronicle ayant
abondamment cité mon papier comme exemple des divagations
antipatriotiques que le par ailleurs très réputé Paris Herald Tribune se permettait de publier. Et
je n’ai pas eu le temps de me retourner que mon nom apparaissait à
nouveau sous la plume du sinistre Walter Winchell :
« Urgent, urgent. Sara Smythe, ex-chouchoute
de la revue Saturday Night/Sunday
Morning reconvertie en Américaine à Paris à temps complet,
est de retour parmi nous. Mais en grinçant les dents. D’après nos
informateurs sur le Vieux Continent, elle se déverse en
lamentations faciles sur notre style de vie pour le compte des
expatriés ronchons qui ont décidé de tourner le dos à notre beau
pays. Petit avis gratuit à la demoiselle Smythe : si vous
détestez autant New York, pourquoi ne pas aller poser vos valises à
Moscou ? »
Quatre ans plus tôt, ces quelques lignes
m’auraient mise au ban de la profession. Mais les temps
avaient changé car je me suis retrouvée au contraire submergée
d’invitations à déjeuner venues d’employeurs potentiels. Dont
Imogen Woods, mon ancienne rédactrice en chef qui était devenue
numéro deux du Harper’s Bazaar.
— Mais c’est une vieille carne, Winchell !
s’est-elle exclamée en attaquant sa salade composée au restaurant
du Biltmore tout en faisant signe à la serveuse d’apporter une
nouvelle tournée. En fait, vous devriez être contente qu’il ait
encore cherché à vous filer un mauvais coup. C’est grâce à lui que
j’ai appris que vous étiez de retour ici, non ?
— J’ai été étonnée que vous m’appeliez, à vrai
dire.
— Et moi
j’ai été très contente que vous acceptiez de me revoir. Parce que,
de vous à moi, je ne me suis pas sentie fière, après l’histoire que
vous savez. J’aurais dû faire front avec vous. Ou refuser le rôle
qu’ils m’ont obligée à jouer, en tout cas. J’ai eu peur,
stupidement peur, et je me suis détestée pour ça, croyez-moi, mais
j’ai choisi la sécurité. Et je vais m’en vouloir à jamais.
— Il ne faut pas.
— C’est ainsi. Quand j’ai appris la mort de votre
frère, j’ai…
— C’est le passé, me suis-je empressée de la
couper. Nous sommes là, nous nous parlons. Voilà ce qui
compte.
À la fin de notre rencontre, j’étais devenue
la critique cinématographique du Harper’s. Bientôt, le chef de la section littéraire
du New York Times me demandait des
contributions, et son homologue à la New
Republic itou. Quelqu’un de Cosmopolitan m’a contactée en me proposant de
reprendre pour eux le principe de mes « Tranches de
vie », en les adaptant « aux goûts plus sophistiqués des
femmes d’aujourd’hui ». J’ai accepté les notes de lecture mais
décliné cette dernière offre en expliquant que ce qui avait été
fait n’était plus à refaire. Ils sont revenus à la charge :
six mois grassement payés pour tenir une rubrique de
« conseils aux lectrices ». Et là j’ai accepté
sur-le-champ, amusée par cette idée alors que je me sentais la
dernière personne au monde susceptible d’être de bon conseil à
quiconque.
Je déjeunais au Stork Club avec leur rédactrice en
chef, Alison Finney, lorsque Walter Winchell a fait son apparition.
Même si son ancienne toute-puissance avait plus que décliné, comme
Imogen Woods me l’avait
confirmé, il était encore accueilli en hôte de marque dans ce
restaurant, qui lui réservait l’une des meilleures tables où il
disposait d’une ligne de téléphone personnelle.
— Tiens tiens, m’a soufflé Alison en le voyant
entrer.
Nous avons terminé notre repas, elle s’est
absentée aux toilettes et… Brusquement, je me suis levée et je suis
allée droit vers lui. Penché sur une liasse d’épreuves, il ne m’a
pas remarquée tout de suite.
— Mr Winchell ?
Il a levé la tête, m’a observée. Ne me jugeant pas
digne de son attention, il a fait tourner son crayon entre ses
doigts, visiblement agacé.
— On se connaît, jeune dame ?
— Il se trouve que oui. Mais vous connaissez
encore mieux mon frère.
— Ah bon ? Qui est-ce ?
— Eric Smythe.
Le nom ne lui rappelait rien, sans doute,
puisqu’il a continué ses corrections tout en gardant un œil sur
moi.
— Oui ? Et comment va-t-il, cet
Eric ?
— Il est mort, Mr Winchell.
Son crayon s’est immobilisé une seconde mais il ne
me regardait toujours pas en face.
— Désolé. Mes condoléances. Au revoir.
— Vous ne voyez pas de qui je parle, n’est-ce
pas ? « Le meilleur nègre de Marty Manning qui est aussi
un rouge. » C’est ce que vous avez écrit sur son compte,
Mr Winchell, et à cause de vous il a perdu son emploi, et la
vie. Mais vous ne vous souvenez même pas de son nom.
Il s’est
enfin redressé, mais non pour me considérer : il cherchait des
yeux le maître d’hôtel, qu’il a appelé d’une voix coupante.
— Sam !
— Et vous ne vous souvenez pas non plus du mien,
je parie ? Sara Smythe. Celle que vous attaquiez il y a
seulement une semaine. Celle qui devrait « aller poser ses
valises à Moscou ». Vous voyez que je suis une lectrice
attentive, Mr Winchell.
J’ai senti une main sur mon bras.
— Puis-je vous suggérer de retourner à votre
table, Miss ? m’a demandé le maître d’hôtel.
— Je m’en vais. Mais auparavant je voulais vous
remercier, Mr Winchell. Vous n’imaginez pas les propositions
de travail que j’ai eues depuis votre petit couplet contre moi.
Cela prouve assez l’influence que vous pouvez encore avoir.
Et je suis retournée m’asseoir. Alison, qui
n’avait rien vu de la scène, a volontiers adhéré à mon idée de
prendre un dernier verre. Lorsque nos gin tonics ont été servis,
elle a remarqué, pince-sans-rire :
— La prochaine fois qu’il vous aura dans le
colimateur, ce sinistre bonhomme va affirmer que vous buvez plus
que de raison à midi.
— Il peut écrire tout ce qu’il veut. Cela ne
m’atteindra plus.
Après cette unique rencontre, en tout cas, il n’a
plus jamais mentionné mon nom dans sa chronique. Mais je n’avais
pas exagéré en lui lançant qu’il m’avait été très utile : en
quelques semaines, mon carnet de commandes était plein, et je
commençais à être lasse des coups de fil qui se succédaient chez
moi. J’attendais même avec impatience les week-ends, quand les sollicitations
s’arrêtaient et que je pouvais écrire tranquillement.
Un dimanche du mois de mars, pourtant, le
téléphone a sonné. Il était tôt, à peine neuf heures.
— Sara ?
Mon cœur s’est arrêté. Je m’étais trop demandé si
cet appel se produirait jamais, et maintenant…
— Sara, tu es là ?
Je voulais raccrocher. Je n’ai pas pu.
— Oui. Je suis là, Jack.