Son regard pesait toujours sur moi, je le sentais.
J’avais baissé la tête. Je contemplais mes mains. Je n’étais plus
là.
— Sara ? Vous tenez le coup, Sara ? Je
suis navré, bon sang, navré !
— Vous êtes au courant depuis…
— Le lendemain de l’enterrement.
— Et vous avez attendu tout ce temps ?
— Il fallait que je vérifie plein de choses,
d’abord. Je ne voulais pas vous infliger une épreuve pareille avant
d’être certain, absolument certain. Et même après je me suis
demandé pendant des jours si je devais vous le dire… ou pas.
— Vous avez eu raison, Joel. Il fallait que je
sache.
Il a soupiré. Il avait l’air épuisé.
— Oui… Sans doute.
— Comment avez-vous découvert ?
— Oh, un avocat parle à un avocat, qui parle à un
avocat…
— Je ne vous suis pas.
— Non.
— Un poids lourd du barreau de New York. Depuis
que ces conneries de liste noire ont commencé, le cabinet de Marty
s’est occupé de plein de gens appelés à témoigner devant la
Commission. Parce que ce n’est pas seulement le show-business qui
intéresse ces malades. Ils sont allés fourrer leur nez dans les
lycées, les universités, et même dans les plus grosses compagnies
américaines. Ils voient des rouges partout, n’est-ce pas ? Y
compris chez les gros bonnets de l’industrie. Enfin, on se connaît
depuis la nuit des temps, Marty et moi. On était gosses dans la
même rue de Flatbush, on a fait l’École de droit de Brooklyn
ensemble et même quand il a pris la filière Wall Street on est
restés copains. Sans arrêter de nous prendre le bec sur les
questions politiques, évidemment. Je dis toujours que c’est le seul
et unique républicain avec qui je peux déjeuner. Mais c’est un
brave type. Et il est très, très bien informé. Il sait toujours
dans quels placards sont les cadavres, Marty.
« C’est aussi un inconditionnel de l’autre
Marty. Manning. Il y a environ un an, nous dînions ensemble et il
s’est mis à s’extasier sur le Manning
Show qu’il avait vu la veille. Alors, pour me faire mousser
un peu, je lui ai dit, tiens, il se trouve que le principal auteur
de Manning est un de mes clients, Eric Smythe. Marty a ouvert de
grands yeux, même s’il n’a pas pu s’empêcher de me lancer une pique
du genre : “Je croyais que tu ne défendais que les dockers,
toi !” C’est la seule fois où le nom de votre frère est apparu
entre nous, remarquez. Bref, le temps passe, les ennuis d’Eric
commencent, Winchell pond sa saleté d’article et le lendemain Marty
m’appelle. Il m’explique qu’il a vu le machin à propos de mon client et il me demande
s’il peut m’être utile, parce qu’il connaît tous les débiles
mentaux qui siègent à la Commission. Il ne l’avouera pas
publiquement, Marty, mais c’est ça qu’il pense d’eux. Enfin, je le
remercie mais je lui réponds qu’Eric ne cherche pas d’accord à
l’amiable avec eux, qu’il ne veut pas se transformer en mouchard et
que le mal est fait, hélas… Trois semaines plus tard, votre frère
meurt et…
Il a serré les lèvres, détournant la tête.
— Vous allez vraiment être fâchée, là. Parce que
je me suis mêlé de ce qui ne me regardait pas, mais…
— Continuez, Joel.
— J’étais tellement furieux… enragé, après sa mort
que j’ai téléphoné à Marty. « Rends-moi un service, je lui
dis. Trouve le nom du fils de pute qui a balancé mon client. »
Il l’a fait.
— Et c’était Jack Malone ?
— Oui. Jack Malone.
— Comment l’a-t-il appris, votre ami ?
— Facile. Légalement, tout ce qui se dit pendant
les séances de la Commission ou pendant les interrogatoires du FBI
est classé confidentiel. Mais, mais… Il y a cette société qui
s’appelle American Business Consultants. Montée par trois anciens
agents du Bureau avec le soutien d’Alfred Kohlberg, vous savez, le
magnat des supermarchés plus républicain que personne, et la
bénédiction du prêcheur superpatriote, le père John Cronin. Leur
boulot consiste à enquêter sur les cadres des grosses compagnies, à
vérifier que ce ne sont pas des cocos infiltrés. Incroyable,
non ? Et ils publient aussi deux lettres d’information avec
des titres tout aussi incroyables, Contre-Attaque et Lignes
rouges. Ces torchons n’ont qu’une seule raison d’être :
tenir à jour la liste de ceux
que la Commission accuse d’être communistes, à huis clos
théoriquement ! C’est la bible de la chasse aux sorcières,
dans laquelle les patrons puisent leur soi-disant information. Vu
son travail, Marty est abonné aux deux, évidemment. Et c’est dans
Lignes rouges qu’il a vu que votre
frère avait été nommé pendant une déposition devant la Commission.
Les pontes de la NBC ont eu le tuyau de la même façon.
« À partir de là, il lui a suffi
d’appeler quelques confrères, des gens qui ont accaparé le marché
“listes noires” et qui se font des fortunes en défendant les
pauvres types traînés devant la Commission. On se renvoie
l’ascenseur, dans le métier. Au troisième coup de fil, Marty est
tombé dans le mille : un avocat d’affaires très lancé,
Bradford Ames, qui a entre autres Steele & Sherwood pour
clients. Marty lui avait rendu un service, Ames était obligé d’en
faire autant. Il connaissait toute l’histoire de votre frère, bien
entendu, avec les papiers qu’il y a eu dans les journaux…
“Évidemment que je sais qui a donné Smythe, puisque j’étais son
conseil légal quand il a témoigné devant la Commission. Le plus
drôle, c’est qu’il n’a rien à voir avec le milieu du spectacle.
C’est un publicitaire de chez Steele & Sherwood. Jack Malone.
Ça reste entre nous, hein ?”
La tête me tournait.
— Jack a déposé devant la Commission ?
— C’est ce qui ressort de tout ça, oui.
— Je ne peux pas y croire. Jack ? Avec son
patriotisme ? Non, c’est impossible.
— D’après Marty, il a un cadavre dans le placard,
lui aussi. Oh, pas gros, mais par les temps qui courent ils se
contentent de ronger quelques os. Juste avant la guerre, Mr Malone a signé un appel d’un
certain Comité de soutien aux réfugiés antifascistes. Une de ces
organisations qui aidaient les gens ayant fui l’Allemagne nazie,
l’Italie, les Balkans… Pour les émules de McCarthy, en tout cas, ça
signifiait qu’il était à la solde de Moscou ! Il a juré sur la
Bible qu’il n’a jamais appartenu au Parti, qu’il n’avait participé
qu’à une ou deux réunions de ce Comité, avec deux amis de Brooklyn
qui l’avaient entraîné là-dedans. Le problème, c’est que l’un de
ces deux gars avait justement été convoqué par la Commission, qu’il
avait donné le nom de Malone, que Lignes
rouges l’avait publié et que ses chefs à Steele &
Sherwood l’ont vu. Malone leur a chanté Yankee
Doodle avec la main sur le cœur et il leur a dit qu’il
ferait tout pour prouver son patriotisme. Les chefs ont alerté leur
avocat, Ames, qui a cuisiné Malone avant de prendre contact avec un
type de la Commission pour mettre au point un petit troc. C’est
comme ça que ça marche, avec eux : si le témoin est
coopératif, ils décident avec son avocat combien de noms il devra
donner, et même quels noms ! Malone a proposé de nommer celui
qui l’avait déjà balancé mais non, ça ne leur suffisait pas, alors
il a proposé de donner trois noms mais les petits malins ont dit
encore non, vu qu’ils les avaient déjà eus par le dénonciateur de
Malone ! “Il faut quelqu’un de nouveau, lui a expliqué Ames.
Juste un. Et après vous leur déclarez que vous aimez votre pays
plus fort encore que Kate Smith quand elle beugle God Bless America, etc. Et c’est terminé.”
« Et donc Malone a dit “Eric Smythe”.
Naturellement, Ames a tout de suite percuté. Il a assuré Malone que
la Commission allait être contente parce que le Smythe du
Manning Show, tout de même, c’était une
bonne prise… Une semaine plus
tard, Malone est allé témoigner à Washington. Comme c’était en
séance restreinte, il a pensé que cela n’irait pas plus loin, que
personne ne l’apprendrait jamais. Mais voilà, Sara. Les avocats, ça
parle toujours…
Jack. Malone. Bouleversé en apprenant qu’Eric
était menacé. Pleurant dans cette affreuse chambre de l’Ansonia. Et
moi éperdue de reconnaissance, transportée par sa générosité… Alors
qu’il versait des larmes de honte, de remords, non de chagrin
sincère. Il pleurait parce qu’il était coupable.
Mes poings se sont serrés. Non seulement il nous
avait trahis mais il pleurait, en plus ! J’ai eu du mal à
articuler une question :
— Et la Commission a décidé d’innocenter
Malone ?
Plus de Jack, non. Jack n’existait plus. Il n’y
avait que Malone, le lâche qui avait conduit mon frère à la
mort.
— Bien sûr. Complètement lavé. D’après Marty,
Steele & Sherwood ont été tellement satisfaits de son
comportement qu’ils lui ont même accordé une prime.
Quand il avait fait repeindre le taudis d’Eric,
que m’avait-il raconté ? « J’ai eu une prime qui tombait
à point : plus de huit cents dollars, comme ça ! Un petit
merci de mes employeurs pour leur avoir trouvé un nouveau
client. » Non, pour avoir mouchardé. Pour avoir sauvé ta peau
en ruinant la vie de mon frère. Pour avoir interdit tout amour,
toute confiance entre nous. À jamais. Huit cents dollars…
Était-ce l’équivalent de trente deniers d’argent, au cours du
jour ?
— Donc il pense toujours que personne ne
sait ?
— Sans doute. Je répète, Sara : vous
n’imaginez pas comme je me sens mal à cause…
— De quoi ?
— De m’avoir appris la vérité. La décision n’a pas
dû être facile, mais c’était la bonne.
— Qu’est-ce que vous allez faire,
maintenant ?
— Il n’y a plus rien à faire, Joel. Plus
rien.
Je suis sortie en hâte. Sur le trottoir, j’ai
risqué un pas, puis deux, avant de me raccrocher à un lampadaire.
Je n’ai pas fondu en larmes, non. Ni hurlé ni imploré le ciel. Une
seconde onde de choc m’a retourné l’estomac. Je me suis penchée et
j’ai vomi. Les nausées ont fini par s’arrêter. Je me suis essuyé la
bouche avec mon mouchoir. J’étais en nage. J’ai eu la force de
lever un bras pour arrêter un taxi.
Enfermée chez moi, recroquevillée dans un
fauteuil, imperméable au temps, j’ai sombré dans une torpeur qui me
vidait au point de rendre futiles toute réaction, tout sentiment.
Des heures ont passé. Soudain, j’ai entendu une clé tourner dans la
serrure. Il est entré, à peine revenu de voyage, sa valise dans une
main, un bouquet de fleurs dans l’autre.
— Il y a quelqu’un ? a-t-il lancé
joyeusement.
J’ai baissé la tête. Sa vue m’était insupportable,
intolérable. Il s’est approché, s’est accroupi près de moi.
— Sara, qu’est-ce qui se passe ?
— Je veux que tu t’en ailles immédiatement.
Va-t’en et ne reviens jamais.
Il a laissé tomber les fleurs par terre. Sa voix
n’était plus qu’un murmure, ensuite :
— Je ne comprends pas.
— Si, tu comprends, ai-je constaté d’un ton neutre
tout en me relevant. Va-t’en, s’il te plaît.
Il a tenté de me retenir par l’épaule. Je me suis
dégagée, furieuse maintenant.
— Ne me touche pas ! Plus jamais !
— Pourquoi…
— Pourquoi ? Tu sais très bien
pourquoi ! Simplement, tu croyais que je ne le découvrirais
jamais !
Il s’est assis lourdement sur le canapé, la figure
dans les mains. Sans rien dire pendant un long moment.
— Je peux m’expliquer ?
— Non. Pas un mot de toi n’a de valeur.
— Sara, mon amour…
— Assez. Pas d’amour. Pas d’explication. Rien.
Nous n’avons plus rien à nous dire.
— Il faut que tu m’écoutes !
— Non. Tu vois cette porte ? Passe-la et
disparais.
— Qui te l’a dit ?
— Joel Eberts. Il connaît quelqu’un qui… Enfin,
d’après son confrère, tu n’as pas opposé la moindre résistance. Tu
as mouchardé tout de suite.
— Je n’avais pas le choix. Aucun
choix !
— Tout le monde l’a. Tu as choisi, maintenant tu
dois faire avec.
— Ils m’ont coincé contre le mur, Sara !
J’allais perdre…
— Quoi ? Ton travail ? Tes
revenus ? Ton standing ?
— J’ai un enfant. Un loyer à payer. Des bouches à
nourrir.
— Tu n’es pas le seul. Eric aussi, il
devait.
— Écoute ! Je ne voulais pas nuire à ton
frère, jamais !
— Mais tu as donné son nom à ces…
— Parce que j’ai cru que…
— On m’a dénoncé. Ils ont réclamé des noms.
— Tu pouvais refuser.
— Tu penses que je ne voulais pas ?
— Mais tu l’as fait.
— C’était sans issue. Un engrenage dont je devais
sortir. J’avais mes responsabilités, avant tout.
— Responsabilités ? Envers qui ?
— Dorothy, Charlie.
— Mais pas envers moi ? Pas envers mon frère,
qui était totalement innocent ? Ou bien nous étions…
sacrifiables, face à tes « responsabilités » ?
— Tu sais bien que je ne suis pas comme ça.
— Je ne sais plus qui tu es.
— Ne dis pas ça, s’il te plaît !
— Pourquoi pas ? C’est la vérité. Tu as tout
démoli.
J’avais gardé une voix calme, étonnamment. Il a
replongé la tête dans ses mains, à nouveau silencieux. Puis il a
repris tout bas :
— Essaie de comprendre, je t’en prie. Ils
voulaient, ils exigeaient un nom. J’ai essayé d’expliquer que
j’avais dix-huit ans quand j’ai adhéré à un comité antifasciste,
par principe, parce que je pensais sincèrement qu’ils s’opposaient
à Hitler, à Mussolini, à Franco, que ça n’avait rien à voir avec le
communisme. Les types du FBI ont dit qu’ils me croyaient, qu’ils se
rappelaient que j’avais servi mon pays pendant la guerre, qu’ils
savaient que je n’ai jamais eu d’activités politiques à part
« cette petite erreur de jeunesse ». Qu’il y en avait eu
d’autres dans mon cas et qu’ils avaient coopéré. « Nous
enquêtons sur une vaste conspiration, m’a dit l’un d’eux. Nous
voulons savoir qui la dirige, c’est tout. En nous donnant des noms,
non seulement vous aidez
votre pays mais vous vous excluez de notre enquête. Tandis que si
vous refusez, les soupçons continuent à peser sur
vous »…
Il s’est interrompu, cherchant mes yeux du regard.
Je les lui ai refusés.
— Il y avait une logique implacable,
là-dedans : on a donné ton nom, tu en donnes un autre pour
prouver ton innocence, ce quelqu’un en donnera un à son tour… La
trahison en chaîne. Mais sans avoir le choix.
— Si, il y en a ! Les Dix d’Hollywood ont
préféré aller en prison. Et Arthur Miller : il a refusé de
témoigner et il a été poursuivi. Et mon frère aussi, il a eu le
choix… et il en est mort !
— J’ai tenté de leur nommer des gens déjà repérés,
Sara. J’ai dit qu’à part eux je ne connaissais aucun ancien
communiste. « Impossible », ils ont répondu. Un nom, un
seul, et il ne lui arrivera rien s’il accepte de coopérer à son
tour. C’était ça ou… Mais c’était vrai, je n’en connaissais
aucun…
— À part mon frère.
— J’étais acculé, Sara. Je leur ai dit :
« Écoutez, la seule personne qui a pu avoir un lien avec le
Parti s’est désengagée depuis tellement longtemps que ça n’a plus
de sens. – Au contraire, ce sera encore plus facile pour lui
de se disculper, tout comme vous êtes sur le point de
l’être. »
— Et c’est là que tu leur as donné le nom
d’Eric.
— Écoute-moi, chérie ! Il était à la
télévision, il était connu, son passé politique allait lui être
ressorti tôt ou tard. Tu t’en rends compte, non ?
— Oh oui, je m’en rends compte. Je m’y attendais
depuis le début, même. Mais ce que je n’aurais jamais cru, c’est que l’homme que j’ai
aimé soit le traître, le… Judas.
Un long silence.
— Que tu « as » aimé ?
— Oui. C’est fini.
— Je n’ai pas eu la moindre intention malveillante
à son égard, Sara. Pas un seul instant. Je me suis dit qu’il allait
jouer le jeu, comme tout le monde.
— Heureusement, Eric avait cette chose qu’on
appelle une « conscience ».
— Et moi pas ?
Il a bondi sur ses pieds.
— Tu ne crois pas que j’ai été… bouleversé par ce
qui lui est arrivé ?
— Tu me l’as fait croire, en effet. Tu aurais dû
être acteur. Toutes ces attentions, toutes ces protestations
d’amour et de solidarité…
— Ce n’était pas simulé. C’était…
— Je sais ce que c’était. De la culpabilité. De
l’angoisse. Et surtout, surtout, le besoin de faire pénitence. Oh,
tu es catholique à cent pour cent ! Je parie que tu es allé à
confesse après l’avoir balancé.
— Je n’aurais jamais, jamais pensé qu’il allait
s’effondrer de cette…
— Ce qui justifie ton acte ?
— Je ne lui voulais rien de mal.
— Mais tu l’as infligé, le mal !
— Je ne savais pas…
— Comment ? l’ai-je coupé à voix basse.
Qu’est-ce que tu viens de dire ?
— Que je ne savais pas.
Je l’ai regardé fixement.
— Ich habe nichts davon
gewußt.
— Quoi ?
— Je ne saisis pas.
— Mais si. Dachau, en 1945. Avec les troupes qui
libéraient les camps. Ce gros banquier qui avait vécu tout près de
l’horreur et qui répétait : « Ich
habe nichts davon gewußt… Ich habe nichts davon
gewußt. » Tu as oublié ?
— Non.
— C’est arrivé, oui ou non ? Tu l’as
vu ? Ou bien c’est encore l’un de tes mensonges ?
— Non. C’est vrai.
— Tu me l’as raconté le premier soir, le tout
premier soir. J’étais déjà amoureuse de toi mais en t’écoutant je…
je me suis dit que tu étais l’être le plus exceptionnel que j’aie
jamais connu. Quelle imbécile j’étais, n’est-ce pas ? Surtout
quand tu t’es évanoui dans les airs tout de suite après. Mais tu
avais pris mon cœur, espèce de…
— Le mien est toujours à toi, Sara.
— Menteur ! Si c’était le cas tu n’aurais pas
trahi Eric. Mais non, tu as cru que tu t’en tirerais, que je ne
l’apprendrais jamais.
Des larmes sont apparues dans ses yeux.
— Pardon…
— Excuses refusées. Je n’avais qu’Eric et toi.
Maintenant je n’ai plus rien.
— Je suis là, chérie !
— Non. Va-t’en.
— Ne fais pas ça…
Il est venu à moi en ouvrant les bras.
— Je t’aime, Sara.
— N’emploie plus ce mot devant moi.
— Je t’aime…
— Dehors !
Il a essayé
de m’enlacer. J’ai hurlé. Et puis je me suis mise à le frapper.
Maladroitement. Durement. Il n’a pas tenté de répliquer ni de se
défendre. Soudain, je pleurais, moi aussi. D’impuissance. Je suis
tombée au sol, il a voulu m’approcher encore et cette fois je l’ai
atteint en pleine bouche de mon poing serré. Il a titubé en
arrière, s’est cogné à un guéridon qui s’est renversé, entraînant
la lampe posée dessus. Lui-même s’est retrouvé à genoux, une main
sur ses lèvres en sang. Mes larmes se sont taries d’un coup. Nous
nous sommes regardés ainsi, une minute qui a duré un siècle.
J’étais paralysée mais il s’est relevé péniblement et il a disparu
dans la salle de bains. Il est bientôt revenu, un mouchoir taché de
rouge pressé sur sa bouche. J’ai refusé son aide pour me remettre
sur mes pieds. Dans la cuisine, j’ai sorti un bloc de glace, je
l’ai attaqué au pic dans l’évier. J’ai enroulé un gros morceau dans
un torchon et je suis retournée au salon.
— Tiens. Cela devrait moins enfler.
Il l’a posé contre ses lèvres.
— Maintenant je veux que tu partes.
— Bon.
— Je vais emballer tes affaires. Demain je
laisserai un message à ton bureau pour te dire quand je ne serai
pas ici, que tu puisses passer les prendre.
— On parlera, Sara ?
— Non. Ne téléphone plus. Et donne-moi tes clés
d’ici.
— Attendons demain avant de…
— Les clés !
J’avais crié, à nouveau.
Il a sorti à contrecœur son trousseau, a retiré
les clés de chez moi et les a posées sur la main que je lui
tendais.
Je suis tombée sur mon lit. Il a frappé à
plusieurs reprises, en m’appelant. J’ai plaqué un coussin sur ma
tête pour ne plus l’entendre. Au bout d’un moment, il a parlé à
travers la porte :
— Je te téléphonerai. Essaie de me pardonner, je
t’en supplie.
Je n’ai pas répondu. Ni bougé quand la porte
d’entrée s’est refermée. À la détresse avait succédé une sorte
de lucidité hagarde. Il n’y aurait pas de pardon, pas d’absolution.
Il avait trahi Eric, et ma confiance. Je comprenais ses raisons,
les pressions qu’il avait subies, mais cela ne changeait rien. On
peut pardonner un geste stupide, irréfléchi, non un acte
cyniquement calculé. Certes, Eric aurait fini tôt ou tard par se
voir reprocher ses lointaines sympathies communistes. Mais comment
accueillir encore dans mon lit celui qui s’était chargé de
l’accuser ? C’était là un aspect de son choix qui me sidérait,
qu’il n’ait pas compris qu’en désignant Eric à la vindicte de la
Commission il ruinait du même coup notre amour. Il savait que nous
étions inséparables, mon frère et moi. Et qu’Eric était ma seule
famille. Il était même, je l’avais ressenti depuis toujours bien
qu’il ne l’ait jamais exprimé, jaloux de l’adoration réciproque que
nous nous portions. Était-ce ce ressentiment qui l’avait poussé à
tout détruire ? Ou bien il y avait une vérité encore plus
profonde, encore plus dérangeante qui se distinguait derrière sa
décision : Jack Malone était, intrinsèquement, un lâche.
Quelqu’un qui refusait de faire face à la vie et qui, confronté à
un choix essentiel, choisirait toujours ses petits intérêts. Il
n’avait pas pu se résoudre à m’écrire après avoir appris que
Dorothy était enceinte, et
quand il avait resurgi dans mon existence des années plus tard il
avait mis sa disparition sur le compte de la culpabilité. Et moi
j’avais été assez idiote pour croire à cette plate excuse, doublée
qu’elle était de protestations d’amour passionnées. En lui
permettant de reprendre pied dans ma vie, j’avais déclenché le
processus qui avait finalement conduit mon frère à la mort.
Toujours blottie sur mon lit, j’ai entendu à
nouveau Eric m’exhorter à oublier ce « bon à rien ». Et
je me suis aussi souvenue du catastrophique rendez-vous que j’avais
organisé au bar du St. Moritz, lorsque mon frère, ivre mort,
l’avait insulté jusqu’à lui faire perdre patience. Ils s’étaient
toujours détestés, l’un et l’autre, quand bien même ils
s’entêtaient l’un et l’autre à le nier. Alors, quand le FBI lui
avait demandé le nom d’un communiste, peut-être avait-il
pensé : « Je vais pouvoir enfin le coincer, ce
salaud ! » ?
Toutes ces spéculations n’avaient plus de sens,
désormais. Parce que j’avais devant moi un constat, aussi simple
qu’incontournable : Jack Malone n’existait plus pour
moi.
Le téléphone a sonné. Je n’ai pas bougé. Une heure
plus tard, un livreur s’est présenté avec des fleurs. Je les ai
refusées, lui suggérant de s’en débarrasser dans la première
poubelle en vue. En fin d’après-midi, il y a eu un télégramme. Je
l’ai déchiré sans l’ouvrir. À six heures, la sonnette m’a fait
sursauter. Elle a retenti par intermittence pendant quinze minutes
au moins, puis s’est arrêtée. J’ai attendu le même laps de temps
avant d’ouvrir ma porte pour inspecter le hall. Il y avait une
lettre sur le paillasson de l’entrée. Après l’avoir ramassée, je
suis rentrée chez moi et je suis allée la jeter dans le
vide-ordures. J’ai pris ma machine à écrire et la valise que j’avais préparée peu
avant, j’ai fermé l’appartement et je suis sortie en me débattant
avec mon fardeau.
Il était sur le perron, frigorifié, livide, trempé
de pluie. Ses yeux affolés se sont posés sur mes bagages.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je m’en vais.
— Où ?
— Ce n’est pas ton affaire.
— Non, ne pars pas, je t’en prie…
Sans répondre, je me suis engagée dans la rue, lui
sur mes talons.
— Tu ne peux pas faire ça !
Il a accéléré le pas et soudain il s’est retrouvé
devant moi, à genoux, me barrant le passage.
— Tu es l’amour de ma vie, Sara.
Je l’ai regardé, sans colère ni pitié, sans
rien.
— Non. L’amour de ta vie, c’est toi.
Il s’est accroché au pan de mon imperméable, le
visage ruisselant de larmes.
— Sara, ma chérie…
— Laisse-moi, s’il te plaît.
— Non ! Pas tant que tu ne m’auras pas
écouté !
— C’est fini, Jack. Fini !
— Vous avez un problème, m’dame ?
J’ai pivoté sur mes talons. Un policier en tenue
s’approchait de nous.
— Demandez-lui, plutôt, ai-je répliqué en montrant
du menton la forme prostrée à terre, que l’agent a considérée avec
un dédain amusé.
— Alors, quel est le problème, mon
gars ?
Jack a enfin lâché prise.
— Non, rien. Je voulais juste…
— Demander pardon, on dirait ?
— Il vous embêtait, m’dame ?
— Je cherchais un taxi, simplement, mais il
n’avait pas l’air d’accord.
— Il va se comporter gentiment, là, gentiment. Pas
vrai, mon gars ? Il va se remettre debout et aller s’asseoir
sur ces marches, là-bas, et se tenir tranquille pendant que j’aide
cette dame à trouver un taxi. Il est d’accord ? Oui, il est
d’accord.
Il a obéi comme un automate. Le policier avait
déjà pris mes bagages et me précédait vers le carrefour de la
77e Rue et West End Avenue. En deux
secondes, il avait fait s’arrêter un taxi devant nous.
— Merci, lui ai-je dit pendant que le chauffeur
plaçait mes affaires dans le coffre.
— De rien. Vous n’avez rien de sérieux à reprocher
à ce garçon ?
— Légalement parlant, non.
— Alors bonne route, où que vous alliez. Je vais
encore garder un œil sur le don Juan, juste pour être sûr qu’il ne
vous court pas après.
Je suis montée dans la voiture.
— Penn Station, s’il vous plaît.
Nous nous sommes engagés dans le flot des
voitures. J’ai jeté un coup d’œil derrière moi. Jack était assis
sur les marches, secoué de sanglots.
Je me suis installée dans le compartiment que
j’avais réservé plus tôt dans l’express de nuit pour Boston. Comme
je voulais absolument être seule, j’avais payé un supplément pour
avoir une cabine simple. Je me suis déshabillée, j’ai enfilé une
chemise de nuit et une robe
de chambre. Au steward qui est passé me demander si je voulais
dîner j’ai répondu qu’un whisky-soda me suffirait amplement. Il me
l’a apporté. Je l’ai bu lentement. Je me suis étendue sur la
couchette.
J’ai été réveillée par l’odeur du café. Nous
étions à une demi-heure de Boston. J’ai siroté mon café en
contemplant par la vitre une aube de Nouvelle-Angleterre. J’avais
dormi profondément, sans rêves. Le chagrin me nouait l’estomac mais
je n’avais plus de larmes. Ma décision était prise, mes émotions
sous contrôle, un nouveau jour commençait, je continuais de
l’avant… Et ce café des chemins de fer était tout à fait buvable,
ma foi.
J’ai changé de train à la gare du Sud.
À midi, j’étais à Brunswick. Comme convenu, Ruth Reynolds
m’attendait. Plus de cinq années avaient passé depuis ma retraite
du printemps 46, quand j’avais fui dans le Maine les ravages
provoqués par la disparition de Jack Malone. Lorsque j’avais senti
que je touchais à nouveau le fond, la veille, je m’étais dit que
cette fois encore la seule issue était de quitter New York un
moment, sans laisser de piste. À Manhattan, il aurait continué
à me harceler de coups de téléphone, de fleurs, de télégrammes et
d’incursions nocturnes autour de mon immeuble. Et puis j’avais
besoin de m’éloigner de toutes ces listes noires, de la NBC, du
journal, de Walter Winchell, des résonances douloureuses que la
ville éveillait désormais en moi. J’avais pris mon carnet
d’adresses, retrouvé le numéro de Ruth Reynolds à Bath. Elle
m’avait reconnue instantanément – « Mais pourquoi je ne
vois plus votre rubrique ? Je l’attendais chaque
semaine ! » Elle avait deux villas à louer, pour l’instant. À partir
du lendemain ? Sans problème.
Et donc j’étais de retour sur la côte du Maine,
présentement enveloppée dans l’impétueuse accolade de Ruth.
— Quelle bonne mine vous avez ! a-t-elle
menti.
— Vous aussi, ai-je répondu, même si j’avais pâli
en la découvrant sur le quai quelques minutes plus tôt : elle
avait pris au moins quinze kilos depuis la dernière fois que je
l’avais vue.
— Pas besoin de vous forcer, ma petite. Je suis
grosse, je le sais.
— Mais non.
— Vous êtes un amour, Sara. Mais vous ne valez
rien pour les mensonges.
Nous sommes montées dans sa voiture et nous avons
pris la route de Bath.
— Alors, quel effet cela fait, d’être une vedette
de la presse ?
— Vous exagérez. De toute façon, je suis en congé
longue durée.
— Et donc vous avez décidé de revenir par chez
nous ?
— Oui… J’ai envie d’écrire un peu pour moi, à vrai
dire.
— Eh bien, pour le calme et la tranquillité, vous
ne pouviez pas trouver mieux qu’ici ! Malheureusement, je n’ai
pas pu vous avoir votre vieille maison. Les Daniel ont vendu il y a
des années, déjà. Vous êtes toujours en relation avec
eux ?
J’ai fait non de la tête.
— Enfin, je vous ai trouvé quelque chose de très
mignon. Il y a même une chambre d’amis, si vous voulez de la
visite. Ou si votre frère vient vous voir.
— Tout va bien ?
— Oui.
Je m’étais juré de ne mentionner sous aucun
prétexte les terribles événements des derniers mois.
— Comment va-t-il, le frérot ?
— Bien, bien…
— Tant mieux.
Nous avons bavardé jusqu’à Bath. Après avoir pris
la route 209, nous nous sommes arrêtées devant le magasin
général d’un petit village, Winnegance, où j’ai fait quelques
courses, puis nous avons poursuivi sur la deux-voies qui serpentait
jusqu’à Popham Beach. La plage était aussi déserte que dans mes
souvenirs.
— Rien ne change, ici…
— C’est le Maine, Sara.
Ruth m’a invitée à dîner chez elle le soir même
mais je me suis excusée en prétextant la fatigue du voyage.
— Demain, alors ?
— Voyons dans deux ou trois jours, le temps que je
m’installe.
— Vous êtes sûre que ça va ?
— Mais oui. La maison est parfaite.
— Je parlais de vous, Sara. Tout va bien pour
vous ?
— Vous m’avez dit que j’avais bonne mine,
non ?
Elle a été surprise par la soudaine agressivité de
ma voix.
— C’est la vérité, oui, mais…
— Je viens de passer des moments difficiles,
d’accord ?
— Excusez-moi, Sara. Je ne voulais pas me mêler
de…
— Mais non,
Ruth. C’est à moi de vous demander pardon d’être si brusque.
Simplement… Il faut que je reprenne un peu mes esprits.
— Nous autres, dans le Maine, on laisse à chacun
sa vie. Quand vous voudrez de la compagnie, vous savez où la
trouver.
Je n’en voulais pas, non. Mon seul but était de me
couper du monde. Je m’y suis employée, en écrivant d’abord à la
comptabilité de Saturday/Sunday pour
leur demander d’envoyer mes chèques directement à la banque, puis à
Joel Eberts pour lui donner pouvoir sur l’argent qu’allaient verser
les assureurs d’Eric. Je lui ai adressé aussi un double des clés de
l’appartement en le priant de trouver quelqu’un qui, moyennant
rétribution, pourrait passer relever le courrier chez moi et payer
les factures à ma place. La seule condition : que personne ne
sache où je me trouvais, à commencer par Jack Malone. « S’il
vous contacte, je ne veux pas que vous me le disiez », ai-je
précisé. Il m’a répondu que sa secrétaire se chargerait de ce que
je demandais. Il y avait aussi des formulaires que je devais signer
pour qu’il puisse faire des chèques à ma place.
Le mur que j’édifiais ainsi n’était pas seulement
dû à l’irrévocabilité de ma décision. Au fond de moi, j’étais
terrifiée à l’idée que je puisse oublier toutes mes résolutions si
j’en venais à lire l’un de ces mots suppliants avec lesquels il
avait su me convaincre de le revoir, des années plus tôt. Notre
histoire était morte et enterrée. Il était sorti de ma vie, me
laissant dans la solitude absolue. Et c’est ce que je
voulais.
Ruth venait deux fois par semaine faire le ménage
mais je m’arrangeais toujours pour être sur la plage à ces
moments-là. Tolérant ma misanthropie, elle ramassait les listes de
courses, ou de livres à prendre à la librairie locale, que je lui laissais sur la table
en les accompagnant de quelques phrases d’excuses pour mes manières
de sauvage. Un jour, je lui ai écrit ainsi : « Dès que je
serai revenue sur cette planète, je passerai vous voir avec une
bonne bouteille d’origine écossaise et je vous expliquerai tout.
Promis. » Le lendemain, à mon retour de promenade, j’ai trouvé
les emplettes demandées ainsi que trois épais volumes dont j’avais
toujours retardé la lecture : La Montagne
magique de Thomas Mann, Les Ailes de la
colombe d’Henry James et, friandise après cette sérieuse et
monumentale littérature, le récit de guerre merveilleusement
drolatique de Thomas Heggen, Mister
Roberts. Mais ce n’était pas tout. Il y avait aussi une
bouteille de J&B, avec un mot à côté : « Sara, nous
sommes là si vous avez besoin de nous. Et comme les nuits sont
encore fraîches je me suis dit que ce scotch pourrait vous
réchauffer… surtout si vous en avez assez d’allumer un feu tous les
soirs ! »
Une semaine s’est écoulée, une autre, une autre
encore. J’ai lu, j’ai marché, j’ai dormi. Par lettre, Joel Eberts
m’a informée que la somme de l’assurance d’Eric avait été versée,
que son expert fiscal était parvenu à un accord avec les impôts
– ils se contenteraient de trente-deux mille cinq cents –
et qu’il avait pris contact avec mon conseiller financier, Lawrence
Braun, afin de placer le reste en valeurs boursières. Il concluait
par des considérations plus personnelles, pleines de tact et de
sympathie, et m’assurait que je pouvais compter sur lui à tout
moment.
Mais je n’avais besoin de personne. Et puis, alors
que le premier mois d’isolement venait de se terminer, tout a
changé. C’était un mardi matin. J’étais mal à l’aise en me
réveillant. Deux minutes plus tard, j’ai été secouée par de violentes nausées. Le
lendemain, mêmes symptômes. Une trêve le jeudi et de nouveau ces
réveils affreux. Il fallait que je consulte, d’autant que j’étais
en retard de deux semaines dans mon cycle. Je suis allée voir Ruth,
sans rentrer dans les détails, et elle m’a adressée à son médecin
de famille, un cinquantenaire d’allure sévère nommé Grayson. Avec
sa blouse amidonnée, ses lunettes en demi-lune et son air
renfrogné, il faisait penser à un vieux pharmacien aigri. Habitué à
traiter les employés des aciéries et leurs enfants, il ne brillait
pas par sa qualité d’écoute.
— Ça m’a l’air d’être une grossesse, a-t-il
constaté d’un ton brusque lorsque je lui ai décrit les
symptômes.
— Mais c’est impossible !
— Quoi, votre mari et vous, vous n’avez pas eu
de…
Il s’est interrompu avant d’ajouter
« relations » du bout des lèvres.
— Je ne suis pas mariée.
Son regard a fusé sur ma main gauche, dépourvue
d’alliance.
— Mais vous avez bien eu des… euh, relations avec
quelqu’un ?
— Oui. Seulement, je ne peux pas être enceinte,
médicalement parlant.
Je lui ai relaté ma fausse couche et le diagnostic
sans appel de l’obstétricien de Greenwich.
— Il a pu se tromper, a-t-il grommelé avant de me
demander de remonter ma manche.
Il m’a fait une prise de sang, puis m’a tendu un
flacon en verre et m’a montré la porte des toilettes. Ensuite, il
m’a dit de revenir dans deux jours pour les résultats.
Je les
connaissais d’avance, ces résultats ! Et pourtant les nausées
matinales ont continué. Et quand je suis entrée dans son bureau il
a levé les yeux de mon dossier :
— Le test est positif.
Je suis restée sans voix.
— Ils sont fiables, en général.
— Pas dans ce cas, sans doute.
Il a haussé les épaules.
— Si vous voulez vous raconter des histoires, à
votre guise.
— Comment pouvez-vous me parler de cette
manière ?
— Vous êtes enceinte, « miss » Smythe,
a-t-il édicté en insistant sur mon statut de célibataire. C’est ce
qu’indique le test, et c’est aussi ma conclusion clinique. Croyez-y
ou non, c’est votre choix.
— Je peux avoir une deuxième analyse ?
— Dix, si vous voulez. Du moment que vous payez.
Mais je dois vous conseiller de consulter un gynécologue
obstétricien au plus vite. Vous résidez par ici, exact ? Le
plus proche sera le docteur Bolduck à Brunswick. Son cabinet est
juste à côté du lycée, au bout de Maine Street. Je vous donne son
numéro.
Il a gribouillé quelques chiffres sur une
ordonnance, me l’a tendue.
— Voyez avec ma secrétaire pour le
règlement.
Je me suis levée.
— Ah, et puis, miss Smythe…
— Oui ?
— Mes félicitations.
Ruth m’attendait dans l’entrée. Je ne lui avais
pas parlé de l’analyse mais je devais avoir l’air décomposée car elle m’a prise par le bras dès
que nous avons été dehors.
— Rien de grave, j’espère ?
J’ai réussi à émettre un petit rire.
— J’aurais préféré…
— Oh, ma petite !
J’ai compris instantanément que je venais de me
trahir. Soudain épuisée, dépassée, j’ai posé ma tête sur son
épaule.
— Et si on prenait un bon petit déjeuner quelque
part ?
— Je risque de le rendre tout de suite
après.
— Ou peut-être pas.
Après m’avoir entraînée dans un snack proche des
aciéries, elle m’a forcée à ingurgiter des œufs brouillés, des
pommes sautées et deux toasts beurrés. J’ai vite oublié mes
réticences : après ces jours nauséeux, tout m’a semblé
délicieux. Et puis c’était une façon de calmer mes nerfs.
— Je sais que vous ne vous confiez pas facilement,
m’a dit Ruth, et je ne vais certainement pas insister. Mais si vous
voulez me parler…
Alors je lui ai tout raconté, tout depuis mon
dernier séjour à Popham Beach. Elle est devenue très pâle quand je
lui ai parlé de ma fausse couche, m’a pris la main lorsque je lui
ai appris le sort d’Eric, et le rôle de Jack Malone dans sa
mort.
— Oh, Sara, a-t-elle murmuré, si seulement j’avais
su, pour votre frère…
— Je ne pense pas que les journaux du Maine en
aient parlé.
— Je ne les lis pas, de toute manière. Pas le
temps.
— Vous ne manquez rien.
— Quelle année vous avez eue…
— J’en ai
connu de meilleures, oui. Et maintenant, comme si cela n’avait pas
suffi, j’apprends que je suis enceinte…
— J’ai du mal à imaginer le choc que vous avez dû
avoir, chez Grayson.
— Environ dix sur l’échelle de Richter.
— Vous êtes… contente, quand même ?
— Pour l’instant, c’est comme si un immeuble
m’était tombé dessus… Mais quand je vais reprendre mes esprits je
serai plutôt heureuse, oui, idiote comme je suis.
— C’est bien, Sara.
— Vous comprenez, je m’étais habituée à l’idée que
je n’aurais jamais d’enfants. Alors cette nouvelle, c’est…
surnaturel.
— Les médecins se trompent souvent.
— Heureusement.
— Je peux vous poser une question ?
— Mais oui, Ruth.
— Vous allez le lui dire ?
— Jamais.
— Vous ne pensez pas qu’il a le droit de
savoir ?
— Non.
— Pardon. Cela ne me regarde pas.
— Je ne peux pas… Je ne veux pas lui dire. Parce
qu’il m’est impossible de lui pardonner.
— Je comprends que ce serait très difficile, en
effet…
— Mais ? l’ai-je pressée, ayant noté ce que
sa remarque avait d’ambivalent.
— Encore une fois, Sara, je n’ai pas à me mêler de
vos affaires.
— Allez-y. Vous vouliez dire quelque chose.
— Eh bien… C’est aussi son enfant, je pense.
Silence.
— C’est vrai. J’arrête.
— Merci.
J’ai levé ma tasse de café.
— Mais c’est une bonne nouvelle, aussi.
Elle a pris la sienne, a trinqué avec moi.
— Une grande nouvelle, Sara. La meilleure qui
soit.
— Et incroyable, en plus !
Ruth a éclaté de rire.
— Toutes les bonnes nouvelles sont incroyables, ma
chérie. Pour plein, plein de raisons que vous savez.