La porte d’entrée s’est ouverte à la volée et une
dizaine de nouveaux venus ont joué des coudes avec les autres. Très
bruyants, très expansifs et très imbibés. La pièce était maintenant
si bondée qu’on ne pouvait plus bouger, mon frère était hors de vue
et je commençais à sérieusement regretter de m’être laissé
entraîner dans cette absurde soirée. J’aimais bien les amis d’Eric,
mais pas « en masse ». Et il le savait puisqu’il me
taquinait souvent en me traitant de misanthrope, à quoi je
répondais invariablement : « Ce n’est pas l’humanité que
je fuis, c’est la foule. »
Surtout quand elle s’attroupe dans un studio
mouchoir de poche, aurais-je pu ajouter ce soir-là. Eric, au
contraire, n’était jamais autant à son aise qu’au milieu de la
cohue. Il avait des amis à la pelle et ne pouvait concevoir la
perspective d’une soirée en solitaire, tranquillement chez soi. Il
y avait toujours des copains à rejoindre dans un bar, une fête à
trouver, un nouveau club de jazz à essayer, ou au pire un de ces
cinés de la 42e dans lesquels on pouvait
tuer le temps devant trois
films projetés à la suite avec une seule entrée à vingt-cinq cents.
Ce besoin permanent de compagnie s’était encore accru depuis son
retour d’Amérique du Sud, au point que je me demandais s’il lui
arrivait de dormir.
Bien à contrecœur, il s’était aussi résigné à
changer d’allure pour être engagé dans l’équipe de Joe
E. Brown. Il s’était coupé les cheveux et avait renoncé à son
accoutrement à la Trotski, tristement conscient de la nécessité
d’accepter les très strictes normes vestimentaires de l’époque s’il
voulait gagner sa vie.
— Je parie que Père se tord de rire dans sa tombe
en sachant que son rouge de fils s’habille chez Brooks Brothers,
maintenant, m’avait-il lancé un soir.
— L’habit ne fait pas le moine.
— Arrête d’essayer d’arrondir les angles, S.
L’habit fait « tout », tu veux dire ! Tous ceux qui
me connaissent saisissent très bien le message qu’elles envoient,
ces frusques : que je suis un raté.
— Tu n’es pas un raté.
— Quand on commence par se voir comme le nouveau
Bertolt Brecht et qu’on finit en écrivant des calembours à la
chaîne pour un programme de variétés, on peut légitimement se
considérer comme un raté.
— Tu écriras d’autres pièces importantes.
Il avait eu un sourire amer.
— Je n’en ai jamais écrit et tu le sais, S. Même
une pièce « passable », je n’en ai pas une seule dans mes
cartons. Tu sais ça, aussi.
En effet. Mais je ne l’aurais jamais reconnu
devant lui. Et je voyais également que sa sociabilité de plus en
plus compulsive faisait office d’anesthésiant contre une douleur
très précise, celle de la déception. Je voyais que son inspiration s’était tarie, je
comprenais la cause de ce blocage : une totale perte de
confiance en son talent. Pourtant, il m’empêchait de lui témoigner
ma sympathie, préférant changer de sujet chaque fois que je m’en
approchais. Jusqu’à ce que je préfère renoncer entièrement, ulcérée
de ne pouvoir le conduire à exprimer son évident désarroi,
impuissante devant cette recherche obsessionnelle de diversions qui
lui permettaient d’occuper tous ses instants… et dont cette
réception n’était qu’une manifestation de plus.
Lorsque le vacarme a atteint l’intensité d’une
émeute, j’ai décidé de m’esquiver si je n’apercevais toujours pas
Eric dans la minute suivante. Et là quelqu’un m’a frôlé l’épaule et
m’a murmuré à l’oreille :
— Vous avez l’air de chercher une issue de
secours, vous.
J’ai pivoté sur mes talons. Quelques centimètres
derrière moi, un verre à la main, une bouteille de bière dans
l’autre, se tenait le garçon en uniforme de l’armée de terre. De si
près, il paraissait encore plus furieusement irlandais. Cela se
décelait à une certaine rugosité de la peau, à sa mâchoire carrée,
à la lueur malicieuse dans ses yeux, à ces traits d’ange déchu qui
suggéraient à la fois beaucoup d’innocence et beaucoup
d’expérience. On aurait dit James Cagney en moins agressif. S’il
avait été acteur, il aurait été parfait dans le rôle du jeune curé
de quartier pétri d’idéal, administrant les derniers sacrements à
un Cagney criblé de balles par le gang rival.
— Vous avez entendu ? a-t-il crié par-dessus
le brouhaha. Je disais que vous avez l’air de quelqu’un qui cherche
une issue de secours.
— Et vous avez rougi, aussi.
Brusquement, j’ai senti mes joues s’empourprer
encore plus.
— Ce doit être à cause de la chaleur.
— Ou parce que je suis le type le plus séduisant
que vous ayez jamais vu.
Je l’ai observé soigneusement, notant au passage
que ses sourcils s’étaient arqués en signe d’attente
narquoise.
— Séduisant, oui… Mais pas follement
séduisant.
Il m’a jeté un long regard. Admiratif.
— Jolie réplique du gauche. C’est vous que j’ai
vue affronter Max Schelling, l’autre soir ?
— Ça m’étonnerait. Je prends rarement des
gants, en tout cas pas de boxe.
— Vous ne vous appelleriez pas Dorothy Parker, des
fois ?
— Les flatteries ne vous mèneront nulle part,
soldat.
— Alors il faut que j’essaie de vous saouler.
Tenez, une bière !
— J’en ai déjà une, ai-je répliqué en levant la
bouteille de Schlitz que je tenais dans mon autre main.
— Et elle boit des deux mains, en plus !
J’aime ça. Vous ne seriez pas irlandaise, par hasard ?
— Non, désolée.
— Tiens, tiens… J’étais sûr que vous étiez une
O’Sullivan de Limerick. Pas une de ces têtes de cheval à la
Katharine Hepburn qui ne…
— Je ne m’intéresse pas aux chevaux.
— Oui, mais vous êtes quand même une WASP,
non ?
Comme je lui lançais un regard noir, il a
repris :
J’ai tenté de ne pas rire. Impossible.
— Hé ! Elle a de l’humour, aussi ! Je ne
savais pas que c’était compris dans l’équation Blanche plus
Anglo-Saxonne plus protestante.
— Il y a toujours des exceptions à la règle.
— Enchanté de l’apprendre. Bon… On file d’ici,
alors ?
— Pardon ?
— Vous avez dit que vous cherchiez un moyen de
vous tirer de là. Je vous en sers un sur un plateau : partir
avec moi.
— Mais pourquoi je ferais ça ?
— Parce que vous me trouvez drôle, charmant,
envoûtant, attirant, fascinant…
— Non. C’est faux.
— Mensonge ! Mais je vous donne encore une
autre raison de le faire : parce que entre nous ç’a été le
déclic.
— Ah oui ? D’après qui ?
— D’après moi. Et d’après vous.
— Moi ? Je n’ai rien dit… Je ne vous connais
même pas.
— Quelle importance ?
Il avait raison, bien sûr. Puisque j’étais déjà
sous le charme. Mais je n’allais pas lui laisser voir à quel
point…
— Des présentations ne seraient pas de trop,
si ?
— Jack Malone. Ou sergent Jack Malone, si vous
voulez respecter les formes.
— Et d’où êtes-vous, sergent ?
— Moi ? D’un paradis, d’un Walhalla, d’une
contrée où les WASP redoutent de s’aventurer…
— Et qui s’appelle ?
— Je n’y suis jamais allée.
— Ah, vous voyez ! Quand on est blanche,
anglo-saxonne et protestante, c’est une zone interdite,
Brooklyn.
— Je connais les Hauts de Brooklyn.
— Oui, mais les Bas ?
— C’est là que vous m’emmenez, ce
soir ?
Son visage s’est éclairé.
— Alors, c’est déjà gagné ?
— Je ne concède jamais ce genre de victoire
facilement. Surtout quand mon adversaire a tout simplement négligé
de me demander mon nom.
— Oups !
— Eh bien, allez-y. Demandez-le-moi.
— Comment voir qu’elle s’appellera, la
dam’zelle ?
Il a repris son sérieux en entendant ma
réponse.
— C’est Smythe avec un y et un e ?
— Impressionnant.
— Oh, on nous apprend à épeler, à Brooklyn !
Smythe, Smythe…
Il a fait rouler le mot dans sa bouche, affectant
une caricature d’accent britannique.
— Smythe ! Je vous parie ce que vous voulez
que dans le temps c’était ce bon vieux nom de Smith. Et puis un de
vos ancêtres, un de ces pédants snobinards de la
Nouvelle-Angleterre, s’est dit que ça faisait trop commun et il a
concocté ce Smythe-là.
— D’où tenez-vous que je suis de
Nouvelle-Angleterre ?
— Vous plaisantez, non ? Et si j’étais
vraiment porté sur le jeu, je parierais encore à dix contre un que
vous écrivez Sara sans h.
— Et vous auriez raflé la mise.
— Je vous
avais prévenue que j’étais un malin, moi. Sara… Très joli. Quand on
aime les puritains de la côte Est, évidemment.
— Comme moi, vous voulez dire ?
J’ai sursauté à la voix d’Eric, qui s’était
approché derrière moi.
— Et vous êtes qui, vous ? a lancé Jack,
manifestement agacé par cet inconnu venu interrompre notre
badinage.
— Je suis son puritain de frère, a rétorqué Eric
en m’enlaçant par les épaules. Et maintenant, « vous êtes qui,
vous » ?
— Moi ? Le général Grant.
— Très amusant.
— Qu’est-ce que ça peut faire, qui je
suis ?
— C’est juste que je ne me rappelle pas vous avoir
invité ici, voilà tout, a glissé Eric d’un ton amène.
— Ah, on est chez vous, ici ? s’est exclamé
Jack sans un soupçon d’embarras.
— Fine déduction, docteur Watson. Vous ne m’en
voudrez pas si je vous demande comment vous avez échoué
ici ?
— Eh bien, j’ai croisé un copain au mess
interarmes de Times Square qui m’a parlé d’un ami qui avait un ami
dont un ami avait entendu parler d’une sauterie Sullivan Street
pour ce soir. Mais dites, je ne veux pas faire d’histoires, moi.
Donc, si c’est mieux comme ça, je m’en vais tout de suite,
d’accord ?
— Et pourquoi ? ai-je protesté avec une telle
hâte qu’Eric m’a adressé un sourire interrogateur.
— Oui, a-t-il repris, pourquoi partiriez-vous
alors que votre présence est souhaitée ici par certains,
visiblement ?
— Vous êtes sûr ?
— Je vous remercie, vraiment.
— Où avez-vous servi ?
— En Allemagne. Enfin, j’étais reporter.
— Pour Stars and
Stripes ?
Eric avait cité le journal officiel des forces
armées américaines.
— Comment vous avez deviné ?
— À votre uniforme, sans doute. Et vous avez
été basé où ?
— En Angleterre un moment. Et à Munich quand les
nazis ont capitulé. Enfin, ce qui reste de Munich…
— Vous avez été sur le front de l’Est ?
— Euh, je travaille pour Stars and Stripes, pas pour la gazette du PC…
— Je l’aurais su, oui, puisque je lis le
Daily Worker depuis dix ans, a répliqué
Eric en se haussant un peu du col.
— Bravo. Moi aussi je lisais des bandes dessinées
tous les jours, dans le temps.
— Je ne vois pas le rapport.
— On finit tous par dépasser le stade
juvénile.
— Parce que le Daily
Worker appartient au « stade juvénile », pour
vous ?
— Et mal écrit, en plus. Comme presque tout ce qui
est propagande. Quand on veut pondre chaque matin des jérémiades
sur la lutte des classes, autant le faire avec un peu de style,
non ?
— Des « jérémiades » ? Ciel !
On a du vocabulaire, à ce que je vois…
— Eric !
— Quoi, j’ai dit quèque… quelque chose de
mal ?
J’ai compris qu’il était ivre à son élocution un
peu hésitante, soudain.
— Pas mal,
non. Juste un brin bourgeois. Mais c’est vrai que quand on
s’adresse à un de ces Irlandoches incultes de Brooklyn…
— Je n’ai jamais dit une chose pareille.
— Non, c’était seulement sous-entendu. Mais bon,
j’ai l’habitude que des parvenus se moquent de ma piètre
prononciation.
— Nous, des parvenus ?
— Mais vous êtes impressionné par la richesse de
mon vocabulaire, non ?
— Mais vous manquez de discernement en
l’employant.
— Et vous de sens de l’humour. Enfin, vous
permettrez à l’un de vos inférieurs intellectuels grandis du
mauvais côté du pont de Manhattan de trouver hilarant que les pires
snobs de cette ville sifflent L’Internationale entre leurs dents patriciennes.
Mais peut-être lisez-vous la Pravda
dans le texte, tovaritch ?
— Et vous, ça ne m’étonnerait pas que vous soyez
un inconditionnel du père Coughlin.
— Assez, Eric !
J’étais scandalisée par la violence de son
attaque. Charles E. Coughlin était un prêtre d’extrême droite, un
précurseur de McCarthy qui prônait chaque semaine dans ses homélies
radiophoniques la haine des communistes, des étrangers et de tous
ceux qui ne s’agenouillaient pas devant l’emblème national. Il
suffisait d’avoir un gramme d’intelligence pour être révulsé par le
personnage. En constatant que Jack Malone ne cédait pas à la
provocation, j’ai été soulagée, cependant. D’une voix toujours
calme, il a déclaré :
—
Considérez-vous heureux que je classe cette dernière remarque sous
la rubrique « bavardage sans conséquence ».
— Excuse-toi, ai-je soufflé à mon frère en lui
envoyant un coup de coude.
Eric a gardé le silence un moment,
puis :
— C’était déplacé. Je vous demande pardon.
Jack a retrouvé instantanément le sourire.
— Donc nous nous séparons en amis ?
— Euh… oui.
— Alors joyeux Thanksgiving !
Eric a accepté sans chaleur la main qu’il lui
tendait.
— Oui. Joyeux Thanksgiving.
— Et désolé d’avoir joué les pique-assiette.
— Mais non. Vous êtes ici chez vous.
Sur ces derniers mots, il a battu rapidement en
retraite. Jack m’a regardée.
— C’était assez… plaisant, en fait.
— Ah bon ?
— Eh oui ! Je veux dire que les types
cultivés ne se bousculent pas au portillon, dans l’armée de terre.
Ça faisait longtemps que je n’avais pas été agressé en termes
aussi châtiés.
— Je suis désolée, sincèrement. Quand il a trop
bu, il lui arrive de prendre de grands airs et…
— C’était très amusant, je vous le répète. Et puis
maintenant je sais d’où vient ce crochet du gauche polémique. C’est
un trait de famille, de toute évidence.
— Je ne nous voyais pas en terreurs du ring,
jusqu’ici.
— Parce que vous êtes trop modeste. Mais enfin,
chère Sara sans h Smythe… le temps est
venu pour moi de prendre congé. Revue de détail d’ici peu.
À neuf heures zéro minute, pour être précis.
— Mais je croyais que…
— Que quoi ?
— Je ne sais pas. Que vous ne voudriez plus
entendre parler de moi, après cette petite scène avec votre
frère.
— Vous avez cru à tort. À moins que vous
n’ayez changé d’avis, entre-temps ?
— Moi ? Non, non ! Allez, on
file !
Il m’a prise par le bras, m’aidant à me faufiler
jusqu’à la porte. Nous étions dans l’entrée quand j’ai croisé le
regard d’Eric.
— Quoi, tu pars déjà ? a-t-il crié dans le
vacarme général.
Il paraissait effaré de me voir escortée par
Jack.
— Déjeuner demain chez Luchows ?
— Si tu y arrives !
— Pas de problème, a lancé Jack.
Nous avons descendu les escaliers. Dans le hall de
l’immeuble, il m’a attirée vers lui et m’a embrassée.
Fougueusement. Reprenant mon souffle, j’ai murmuré :
— Vous ne m’avez pas demandé la permission.
— C’est vrai. Pardon. Puis-je vous embrasser, Sara
sans h ?
— Seulement si vous arrêtez avec vos « sans
h ».
— Marché conclu.
Ce deuxième baiser a duré une éternité. Quand nous
avons fini par nous séparer, ma tête tournait comme une roulette au
casino. Jack avait l’air parti, lui aussi. Il m’a pris le visage
dans ses mains.
— Bonjour, toi.
— Bonjour.
— Tu sais que je dois être à la base…
— Donc en décomptant le trajet jusqu’à Brooklyn,
ça nous en laisse…
— Sept.
— Oui. Sept petites heures.
— Il faudra s’en contenter, ai-je plaisanté en
l’embrassant encore. Et maintenant tu me paies un verre quelque
part.